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Philosophie folle ou lecteurs fous ?

À retenir trois ouvrages qui sont au cœur de l’actualité littéraire et artistique : Nouvelles morales, nouvelles censures, d’Emmanuel Pierrat, La philosophie devenue folle, de Jean-François Braunstein, un numéro de la revue Lignes, Puritanismes, consacré au néo-féminisme.

La censure, Emmanuel Pierrat, homme de culture et avocat, est bien placé pour en connaître les mille facettes. Il en refait l’histoire, notant que les anciennes censures, devenues obsolètes, ont fait place à celles plus performantes que l’on doit aux « ligues de vertu du troisième millénaire ». Ainsi, ce n’est plus l’État et les tribunaux qui tranchent du Bien et du Mal, ce sont les minorités de toutes obédiences qui, via associations, pétitions, réseaux sociaux mondialisés, circuits universitaires, qui sont aux commandes. La revue Lignes, de son côté, met en lumière les ressorts inconscients et les idéologies qui meuvent les nouvelles Croisées de l’ordre moral. Dans leur quête de la pureté, les néo-puritaines ont un face-à-face mouvementé avec le sexe, cet infracassable noyau de nuit, comme appelle Breton. « Comme toute transcendance, l’art mobilise le sexe, sinon il est mort né », écrit une des rédactrices de Lignes, Viviane Candase. Allez faire entendre cela aux héroïnes des mouvements #Me-too et #Balancetonporc, à la coupeuse de têtes et de sexes, Sandra Muller, (« les sanctions tombent comme un couperet », se réjouit-elle au cours de sa guerre aux mâles), ou à l’inoxydable Laure Murat dont on gardera en mémoire le haut-le-coeur de « dégoût » devant le film d’Antonioni, Blow up !

Faut-il rappeler que le mouvement de dénonciation #Me-too a pris son élan aux Etats-Unis, sur  cette terre qui en 1620 a vu débarquer du Mayflower la bande de puritains affamés qui colonisèrent le pays, bientôt massacrant sans pitié les Indiens qui les avaient accueillis et secourus. Façon d’éradiquer le Mal pour ces « Fous de Dieu » dont on peut soupçonner qu’ils aient laissé quelques traces dans un bon nombre d’universités américaines. On sait par quelles catastrophes se sont terminés les courants millénaristes et utopistes assoiffés de pureté. Instaurer un empire du Bien ne fut jamais de tout repos, ça s’est payé au prix fort en sang humain : chasses aux sorcières, aux blasphémateurs, aux non-croyants, aux mauvais croyants, aux libertins, aux ennemis de classe, aux Juifs… Au nom du Bien les chasses sont ouvertes 24heures sur 24. Si la dernière en date, la chasse aux porcs, n’a pas fait couler de sang, elle a démoli des réputations, étant entendu que selon la rude règle stalinienne, « on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs ». La France a eu, elle aussi, ses victimes collatérales.

Jean-François Braunstein, dans son livre La philosophe devenue folle, a pris un malin plaisir à relever les dingueries suscitées par les débats autour de l’euthanasie, du genre et des droits de l’animal. Ainsi, pour les antispécistes, le cloporte est une personne humaine comme une autre, ayant les mêmes droits. En toute légalité, ma jeune voisine peut convoler en justes noces avec mon frère cloporte, et mon ami musulman a toute liberté de prendre pour épouse une truie aimée. Quant à mon chat, comblé de ses nouveaux droits, il va avoir à respecter des devoirs, dont celui (bonjour les Végans !) de ne pas faire souffrir la personne de sœur souris, au risque, dans notre état de droit, d’être passible des tribunaux, (comme on a vu au Moyen Age des cochons menés devant des juges et condamnés à mort).

Délirants, grotesques, ces scénarios ? Un Kafka pourrait pourtant en faire de passionnants récits. L’ennui est que certains de nos congénères y croient dur comme fer, confondant le réel, le symbolique et l’imaginaire (confusion à l’origine de toutes les censures). Des fous ? Pas vraiment, la folie a ses grandeurs. Je dirais plus volontiers des cons. De dangereux cons.

Jacques Henric