Publications

Penser, écrire l’exil et les migrations postcoloniales.

Pierre FANDIO & Hervé TCHUMKAM, Exils et migrations postcoloniales, De l’urgence du départ à la nécessité du retour, Yaoundé, Ifrikiya, coll. « Interlignes », 2011, 359p.

          Exils et migrations postcoloniales, de l’urgence du départ à la nécessité du retour, est un ouvrage collectif commis en Mai 2011 aux éditions Ifrikiya dans la collection « interlignes » par deux enfants de l’exil d’Ambroise Kom : Pierre Fandio, et Hervé Anderson Tchumkam. Il s’agit en fait d’un hommage ou d’une célébration de la carrière d’un éminent chercheur et enseignant dont la majeure partie des réflexions a été consacré aux « Défis culturels » et à la « condition postcoloniale en Afrique » et qui a vécu entre le Cameroun et les Etats-Unis d’Amérique où il a formé des générations d’étudiants au rang desquels, ceux qui  ont dirigé l’ouvrage. Le texte est une brochette de dix-huit contributions encadrées par une préface et une postface respectivement de Fabien Eboussi Boulaga et de Bernard Mouralis. Dans son discours préfaciel, l’auteur de Christianisme sans fétiche, procède d’abord à ce qu’il appelle la « Topogénèse » c’est-à-dire une (ré)exploration et un (re)questionnement des concepts d’ « Exil » et de « Migration ». Ensuite, il présente Ambroise Kom, celui à qui les mélanges sont dédiés,  tout en justifiant, l’importance, la pertinence et la légitimité de l’hommage. Bernard Mouralis dans sa postface s’interroge sur la prégnance de l’exil, en tant que motif scriptural et expérience vécue par les maîtres de la fiction dans les littératures africaines coloniales et postcoloniales. Les contributions explorent et questionnent les réflexions théoriques, les créations littéraires, filmiques et musicales des penseurs et artistes africains. Elles abordent les mouvements migratoires postcoloniaux comme «  Prise de conscience d’un déchirement et expression de la perte, mais aussi comme lieu de réinvention du futur » (p.31). L’ouvrage est structuré en trois parties égales du point de vue de la distribution des contributions : six articles par partie. Nous les présenterons successivement.

I- CRISES, DIASPORAS ET IDENTITÉS

Cette partie comportent six réflexions qui abordent avec perspicacité la question de l’altérité et de l’identité qui accompagne le vécu du sujet exilique/diasporique. Dans la contribution qui ouvre cette section, « L’exil/diaspora comme lieu de discours critique et de reconfiguration du monde », Kareseka Kavwahirehi analyse les écrits de  Valentin Yves Mudimbe et d’Achille Mbembe pour montrer que « l’exil, vécu habituellement comme une rupture douloureuse avec la patrie, peut être positivement perçu comme permettant l’articulation d’un nouveau discours sur le monde, discours qui peut donner lieu à une certaine réconciliation avec soi-même » (p.41). Chez ces penseurs, la diaspora offre une liberté qui permet de participer sans appartenir ; « de reconstruire et de réinterpréter l’ordre du monde colonial » (Mbembe 1986 : 67). Après un examen minutieux de leurs textes,  le critique conclu que l’espace diasporique y apparaît, comme le seul lieu où l’on peut pleurer ses morts et oser construire une autre identité africaine en relisant les pans interdits ou brouillés de son histoire maintenue dans les ténèbres par ceux que Mbembe appelle « les pervers du village ». Mais, au-delà de cette « Utopie de Liberté », l’Ailleurs et l’Autre ne sont pas sans influence sur la posture identitaire du migrant.

Yves-Abel Feze, dans une perspective comparatiste appuyée sur l’exotisme et l’intertextualité, sert au lecteur une analyse alléchante et surprenante sur l’exil et la posture identitaire chez Alain Mabanckou à travers son roman Black Bazar (2009). Dans cette réflexion, « Exil et posture identitaire chez Alain Mabanckou : Black Bazar, un roman black ? », ce chercheur démontre avec une finesse rare que le texte de Mabanckou est caractérisé par ce qu’il appelle « une poétique de l’altérité et de l’exotisme » (p.81) entretenue par l’imbrication et l’intrication des références et citations  intertextuelles prises à la culture occidentale. Par ces pratiques intertextuelles continue-t-il, l’auteur de Verre cassé, qui était pourtant l’un des signataires en 2007 du Manifeste pour une littérature-monde en français revendique une identité parisienne et s’interdit toute identification à un espace littéraire qui serait un espace périphérique et occupe désormais une place que l’on peut évaluer par rapport au temps littéraire central avec des profits symboliques qui y sont attachés.

Lise Mba Ekani, dans une logique transdisciplinaire et en s’appuyant sur l’historiographie et la phénoménologie, explore dans Kétala de Fatou Diome, la mémoire du personnage migrant afin d’y déceler  les modes et les modalités de surgissement du thème du Souvenir. Son analyse l’amène à conclure que Kétala  est une fiction dans laquelle passé et présent se rejoignent sous forme de ce que le critique appelle le « Présentisme », point d’intersection de la poétique de l’ici et de l’ailleurs. Gérard Keubeung centre sa participation sur les « Spectres de l’exil et de l’immigration : espaces et identités problématiques chez Le Clezio et Jean-Roger Essomba ». Á travers l’étude comparée de Désert  de Le Clézio et Paradis du Nord d’Essomba, il montre que le lieu d’exil  est un espace d’évasion et de survie et qu’il est bien souvent comme un lieu intermédiaire à l’intérieur duquel le sujet migrant éprouve la nostalgie de l’espace originel. Pour conclure, l’auteur affirme que « le sujet exilé ne peut se mouvoir dans l’espace étranger sans avoir à regretter sa terre natale » (p.119). Dans la même section et dans la même logique, Alphonsine Florentine Tchokoté, dans une analyse intitulée, « Images de soi, images de l’autre : vision transgressive du stéréotype dans la littérature africaine de l’immigration », convoque les grilles d’analyse telles l’imagologie dans la perspective de Ruth Amossy, les « culturals studies » et le postcolonialisme avec les postulats de Hall Stuart et d’Homi Bhabha, pour stipuler que la textualisation du stéréotype  dans le roman africain des cinq dernières décennies montre en profondeur qu’ « au-delà des constructions culturelles séculaires qui se sont logées dans les consciences des peuples et des cultures, émergent des tendances contemporaines et postmodernes métamorphosées de leurs conceptions » (p.123). En fin de compte, l’auteur remarque que dans le corpus, les clichés génèrent, de Paris à la banlieue noire, des identités et des espaces conflictuels qui divisent le monde en deux. Ce qu’elle appelle « une conception transgressive des représentations de Soi et de l’Autre » (p.140). Il est important de savoir que le départ du sujet exilique/migrant est très souvent catalysé par la décrépitude et promiscuité des sociétés potcoloniales ; mais aussi des foudres des potentats de la (post) colonie.

II- DE LA NECESSITE DU/ DES DÉPARTS

Cette deuxième partie, comme la première, regroupe six articles qui ont pour point focal les motivations qui président aux décisions de départ et les stratégies d’intégration/d’adaptation de l’immigré. Le texte de Joseph Ndinda, « Migration et atopie ou l’impossible retour dans L’Impasse et La Source de joie de Daniel Biyaoula », analyse les mythes qui conditionnent le désir de l’ailleurs des personnages, la structuration de leurs imaginaires collectifs et individuels par rapport à leur séjour en Occident. De plus, il y ressort des stratégies qu’ils mettent en œuvre soit pour se ressourcer ou se réintégrer définitivement dans leur terre d’origine. La question de l’intégration est également au centre des préoccupations d’Alain Cyr Pangop Kameni, cette fois dans l’art filmique francophone. Sa communication est titrée : « L’immigration et la question de l’intégration dans le film francophone. Moi et mon blanc de Pierre Yaméogo ». Cette réflexion d’Alain Cyr a ceci d’intéressant et d’innovant qu’elle amène le lecteur de l’écrit à l’écran, frappant  ainsi l’ouvrage d’un sceau multidisciplinaire. En se servant de la grille socio-sémiologique et des réflexions théoriques d’Achille Mbembe sur la problématique de l’intégration. Dans ledit film, il explore les modalités de l’intégration de l’immigré en Europe et en Afrique dans le film. Ses investigations le conduisent à la conclusion que « L’art cinématographique peut être utilisé dans les milieux communautaires et dans les milieux issus de l’immigration pour favoriser leur adaptation et leur intégration, par une prise en compte des diversités ethnoculturelles » (p.192). Il en est de même pour Ariane Ngabeu dont la contribution traite de cette problématique de l’intégration chez les auteurs du Maghreb telles Tahar Ben Jelloun et Faïza Guène. En passant en revue l’imaginaire et la mémoire des personnages immigrés, la contributrice remarque que « la question de l’intégration sociale s’opère par une remise en question du système français caractérisé par un discours d’exclusion et de rejet » (p.206). La chirurgie de l’imaginaire et des parcours narratifs des acteurs de la fiction lui permettent de dire que les textes de Ben Jelloun  et de Guène se présentent comme une déconstruction des stéréotypes, mais permettent de construire une nouvelle identité des immigrés. Elle suggère, pour terminer, une reconstruction de l’imaginaire français et une réappropriation du discours républicain par une déconstruction de tous les préjugés et idées préconçues qui laissent croire que la France profonde est la France parfaite. Ce deuxième mouvement est clôturé par un poème, Menla’, d’Eveline Doris Noukwé. Ce texte, à l’allure épistolaire,  est en fait une invitation au retour adressée à MENLA’. Un retour urgent du fait de la situation funèbre du pays comme le note la poétesse : « Vois, il est presque en deuil » (p.239, S.2, V.5).

III- URGENCE DU/DES RETOURS

Face aux frustrations et humiliations qui accompagnent le sujet migrant dans le pays d’accueil, les maitres de la fiction francophone ne se contentent pas seulement d’en dresser le catalogue hallucinant tel qu’on le voit dans des textes comme Nègre de paille, Le Prince de Belleville, Le paradis du nord, des camerounais Yodi Carone, Calixte Beyala, Jean Roger Essomba ou encore dans L’impasseIci s’achève le voyage respectivement de Biyaoula et de Baker. Ils posent également le diagnostic des flux migratoires et proposent des solutions pour éluder la transhumance et le ghetto identitaire. Telle est la quintessence de l’analyse de Blaise Tsoualla basée sur Douceurs du Bercail d’Aminata Sow Fall et Nathalie Etoké (Je vois du soleil dans tes yeux). Le chercheur examine les voies de sortie de l’exode telles qu’elles apparaissent dans les univers des deux auteures qui proposent par ailleurs de revisiter les bases du rapport à l’Occident. Les voies de sortie de la transhumance telles que représentées par ces écrivaines indiquent qu’il faut premièrement opérer un réel enracinement au terroir, deuxièmement, mener une action révolutionnaire à la hauteur des défis à relever sur le plan politique. Ces conditions pourront favoriser une renaissance africaine et transformer l’immigration clandestine en simple tourisme- au sens de faire un tour. Tour au détour duquel les africains n’auront qu’à tisser des amitiés et non des amours stratégiques qui tournent quelque fois à l’humour. Il est, semble-t-il, judicieux de promouvoir ce qu’Antony Kwamé Appiah appelle magistralement « Le cosmopolitisme enraciné », s’ouvrir à l’Autre/Ailleurs en restant Soi même. La réflexion de Robert Fotsing, (« Mongo Béti et René Philombe : Ecrire entre l’exil et le Royaume ») boucle la section. Dans son article, il fait une analyse comparative des parcours de deux écrivains camerounais : Mongo Béti et René Philombe, le premier en exil, le second au pays. Á travers une exploitation des discours épitextuels sur l’itinéraire et la production de ces auteurs, il montre que leur notoriété et leur fortune est le fruit de la fidélité, de l’amour de la vérité et de la foi dans le progrès qui leur auront permis de  transcender l’adversité et les déchirements. En rapprochant leur parcours à celui de Sisyphe, il conclut : « Ils [Béti et Philombe] constituent et constitueront sans doute pour longtemps encore, des repères dans un continent qui, pour avoir trop investi dans le bâillonnement des voies de la liberté, en manque cruellement » (p.332).

 Bernard Mouralis, dans sa contribution-postface, « Exil, retour et écriture » en partant du constat que la problématique de l’exil est presque une constante des littératures africaines,  remarque que ce motif scriptural,  peut y prendre deux formes : d’une part le récit autobiographique retraçant l’expérience d’un sujet vivant dans un nouveau pays, africain ou occidental ; de l’autre, la fiction romanesque centrée sur les tribulations d’une héroïne ou d’un héros amené à quitter son pays » (p.348). Par ailleurs, il note que la question de l’exil est tellement récurrente et lancinante dans les écritures africaines qu’on peut se demander si elle n’est pas un  élément constitutif de toute littérature  africaine (p.349). Le lancinement de cette thématique masque considérablement, note-t-il, les phénomènes probablement plus fondamentaux tels « L’opposition entre les écrivains qui produisent et éditent des textes en Afrique, notamment dans des langues africaines, et les écrivains qui produisent et éditent leurs textes dans cet espace de l’exil. Les deux mondes communiquent peu et à négliger le premier, on s’expose à une vue partielle de la production littéraire africaine » (p.349). « D’autre part, continue-t-il, l’expérience de l’exil, souvent présentée comme une sorte de manque ou de souffrance vécue par l’écrivain, est en réalité, un processus ambivalent dans la mesure où ce que l’on désigne sous ce terme d’exil correspond à une insertion de la production littéraire mondiale, qu’il s’agisse de ce que Pascale Casanova a appelé la « La République mondiale des lettres » ou de ce que, plus récemment, un manifeste a appelé « La littérature-monde ». De ce point de vue, argue Mouralis, « l’éventuel malaise de l’écrivain prendra sa source dans la difficulté éprouvée à s’engager dans cet ensemble mondial, beaucoup plus que dans le sentiment d’éloignement généré par l’exil » (ibid).

            En somme, dans ce cocktail délicieux de dix-huit articles, les chercheurs d’Europe, d’Afrique et d’Amérique venus d’horizons épistémologiques divers, promènent le lecteur dans les sentiers de la pensée postcoloniale et les fictions des enfants de la postcolonie. Avec des cadres théoriques et méthodologiques aux vertus heuristiques et herméneutiques irréfutables, ils traquent et expliquent les dessous et les sous-entendus des flux migratoires postcoloniaux. Un ouvrage qui va certainement nourrir les analyses et  inspirer d’autres travaux scientifiques dans le champ des études culturelles postcoloniales. Bref « Dix-huit modèles interprétatifs des postcolonials studies » qui permettront au lecteur de la postcolonie, chercheur ou non, de comprendre les enjeux des mouvements migratoires, de conjurer « la malédiction francophone », de « sortir de la grande nuit » (Mbembe 2011) afin de mieux cerner les contours des jours qui viennent.