Si le titre, Terre du vent suggère le mystère, la poésie et le dépaysement, le sous-titre, « Une enfance dans une ferme algérienne, 1939-1945 » annonce une tranche de vie, un lieu réel durant un moment historique violent. Tel est le récit paradoxal de Michèle Perret – tendre comme l’enfance, dur comme la guerre.
Par la voie du rêve, à la recherche d’un jouet perdu, symbole des souvenirs enfouis, l’auteure fait revivre Saint Antoine, une ferme de l’Algérie coloniale, une de ces latifundia dont les colons avaient semé l’Algérie, microcosme multiconfessionnel dont les membres vivaient en harmonie – du moins le semblait-il à la très jeune narratrice. Choune, cette « petite poupée vivante » vit dans le monde douillet de la petite enfance privilégiée, entourée de femmes choyées et sans souci, et d’un père qui s’amuse avec elle en lui faisant des chatouilles. A l’extérieur de ce cocon, le lecteur s’aperçoit vite qu’il s’agit d’un monde d’inégalités où chacun garde sa place: les Français de souche (dont la famille de Choune fait partie) supérieurs à tous, les Espagnols naturalisés français, puis les émigrés espagnols, et enfin les arabes, subalternes à tous. On découvre surtout le destin fermé des femmes battues et méprisées, mais qui rusent contre les mauvais traitements, et des adolescentes placées comme domestiques, comme Mado – fière pourtant d’être gardienne d’enfants chez les riches.
Tandis qu’en Europe la guerre de 1939-1945 fait rage, Saint Antoine, son vent et ses plaines, ses fantômes et ses hommes est encore « une petite île de paix », une société où les traditions, si cruelles soient-elles, restent en place. La guerre reste loin et l’ennemi se manifeste seulement par la présence de Fräulein Elsa, la nouvelle nurse, « une garce cruelle » grâce à laquelle on peut détester les Boches de bon cœur. Au-delà des stéréotypes, la guerre se fait sentir à travers les restrictions et ce sont les femmes – toutes classes confondues – qui prennent en main l’économie de la ferme pour en préserver « le parfum d’innocence et de bonheur ». A part cela, la guerre ne semble qu’un thème pour les spectacles de fin d’année, les processions religieuses et les jeux des enfants.
Dans ce milieu, Choune peut ainsi s’éveiller au bonheur de vivre, de ressentir, d’aimer et de souffrir, dans la maison de maître si grande et si chaude en été, dans le jardin magique hanté par des enfants morts et où chantent les sources sous « l’ombre bleue des casuarinas ». Et dans la maison verrouillée le soir, ce ne sont que contes fabuleux et histoires d’animaux qui parlent racontés par son père. En toute saison, Choune vit dans le merveilleux. C’est une enfance de rêve, littéralement. A Noël, ce marqueur social par excellence, elle ne saisit pas pourquoi le Père Noël n’apporte rien à ses compagnes de jeux, elle ne conçoit pas les inégalités – la pauvreté ordinaire d’un côté, les privilèges tranquilles de l’autre. L’enfant garde ses questions pour elle : n’y a-t-il donc pas un seul adulte pour insuffler une dose de réalité à ce monde engourdi ? Ici, le lecteur peut se sentir frustré. Seule la jeune Mado va lui raconter le quotidien des « indigents » et le folklore d’injustice et de drames qui fascine la fillette.
Plus tard, Choune deviendra un garçon manqué que son père emmènera à la chasse et sur les chantiers. Alors que la guerre d’Algérie couve, Choune apprendra de son père les secrets des puits et de l’irrigation. Elle connaîtra alors la différence entre « le chemin du rêve » et « le cheminement des eaux ».
L’histoire de Choune nous est racontée à travers le prisme de l’enfance dorée. Là où le lecteur voit un monde d’inégalités, de richesse et de misère – qui ne pouvait peut-être que finir en conflit – Choune ne voit que beauté et féérie. Michèle Perret est une magicienne des mots, une poète de la nature. Les exquises descriptions du monde de la « petite princesse » rendent la lecture presque ensorcelante. Et l’histoire pourrait en rester là. Mais ce serait compter sans l’introduction brutale et cruelle (qu’il faut bien relire à la fin du roman). Ce retour sur la réalité choquante d’un pays qui “recrachait sa crasse” remet l’histoire dans son contexte. Les journées enchantées de Choune, les sous-entendus qu’elle ne comprend pas – tout cela saute comme une “grenade éclatée” dans l’introduction. Rien ne reste du monde d’avant – rien, sinon le souvenir raconté à travers un regard naïf. Terre du vent est loin d’être une simple évocation onirique de l’enfance, c’est un récit pour lecteurs aux yeux bien ouverts sur la cruauté du monde.
Nicole Dufresne
Senior Lecturer Emeritus
Département d’études francophones
Université de Californie, Los Angeles