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« L’Esclave »

L'Esclave couv 1

1er extrait : le contexte géopolitique. Colette qui fut dans sa jeunesse la maîtresse de Michel, son professeur de philosophie, mais qui avait totalement rompu le contact avec lui, s’est mise à lui écrire, ayant appris qu’il venait de mourir, des lettres qu’elle ne pourra, bien sûr, jamais lui envoyer. Lettre du 21 mars 2082 (p. 203-205).

… Cette fois, les musulmans ne se sont pas contentés de faire sauter des bâtiments ou des métros et de tuer les gens qui s’y trouvaient pour leur malheur. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, ils ont conquis un nouveau territoire et rayé de ce fait un pays de la carte. Cela n’a rien à voir avec le coup du Liban, en 2031, qui était en quelque sorte, plus « normal » : une majorité musulmane contraint la minorité chrétienne à l’exil, occupe ses terres et ses maisons. Ce fut alors plutôt un coup d’État qu’un acte de guerre. A posteriori, cependant, il apparaît que l’islamisation totale du Liban était le germe d’où est sorti l’événement majeur auquel nous venons d’assister. Tu sais bien sûr que, peu après le coup de 2031, les chiites majoritaires au Liban se sont fédérés avec ceux d’Iran pour former un seul pays. Ce que tu ignores, c’est que samedi dernier, à l’aube, le Grand Iran a lancé ses avions et ses chars contre Israël. En moins d’une semaine, tout était terminé. Tsahal n’était finalement qu’un tigre de papier à partir du moment où ses soldats avaient en face d’eux d’autres soldats aguerris et plus nombreux. Naturellement, ni les Israéliens ni les Iraniens n’ont osé faire usage de la bombe atomique qui aurait entrainé la destruction totale des deux pays. La dissuasion n’existe que si on est seul à détenir la bombe, or il y a belle lurette que l’Iran comme Israël sont des puissances nucléaires.

D’après ce que nous venons d’apprendre, les Iraniens sont en train d’expulser tous les juifs d’Israël. Ce malheureux peuple est donc contraint à une nouvelle diaspora. Quelles que soient ses responsabilités dans ce qui est en train de se passer, on ne peut que le plaindre, n’est-ce pas ? Une fois débarrassés de tous les Juifs, les Iraniens vont vraisemblablement annexer non seulement le territoire d’Israël mais également la Palestine où les colons juifs sont pris comme dans un piège. L’État palestinien n’opposera pas la moindre résistance à l’Iran qui a déjà accordé le droit de retour aux Palestiniens – ou à leurs descendants – qui avaient été contraints par Israël d’abandonner leurs terres et leurs maisons. 

Je passe sur les déclarations triomphalistes dans tout le monde musulman. La Naqaba, la défaite de 1948, la création de l’État d’Israël enfin vengées. L’important, tu l’as déjà compris, c’est que les États-Unis n’ont pas joué leur rôle habituel de parapluie en faveur d’Israël. On aurait pu s’en douter, tant ils sont désormais affaiblis. Certes, il y a longtemps qu’ils ne sont plus la grande puissance hégémonique que nous avons connue dans notre jeunesse, les impôts ne rentrent plus comme avant, l’État fédéral – ou ce qu’il en reste – très endetté, a dû effectuer des coupes sombres dans le budget militaire. Tout cela, tu le sais. N’empêche que l’inaction des États-Unis en a surpris plus d’un. Beaucoup d’analystes pensent que le gouvernement américain n’a pas voulu heurter de front les Chinois dont on connaît les complaisances à l’égard des pays producteurs de matières premières. Or l’Iran a encore quelques réserves de pétrole !… 

2ème extrait : l’esclavage. En 2114, le sud de l’Europe étant passé sous la coupe des envahisseurs musulmans, vit sous le règne de la charia la plus stricte. Selim, riche propriétaire terrien qui s’est converti à l’islam par opportunisme vient d’acquérir une jeune esclave, Mariam (p. 36-37).

… La nouvelle dynastie abbasside ayant décrété une charia qui suivait le Coran à la lettre, Selim aurait pu aisément répudier son épouse, mais il jugea plus politique de la laisser croupir dans son château. Par contre il usa sans complexe des autres latitudes ouvertes à la sexualité masculine.

Se conformant ainsi à la lettre du Coran : « Si vous craignez d’être injustes envers les orphelins, n’épousez que peu de femmes, deux, trois, quatre parmi celles qui vous auront plu. Si vous craignez encore d’être injustes, n’en épousez qu’une seule » (s. 4, v. 3).

Selim ne craignait pas d’être injuste avec les orphelins car il était un propriétaire prospère et n’avait eu qu’un seul rejeton avec sa première épouse. Dès lors, en prenant soin de ménager des intervalles de deux ou trois ans, il remplit son quota de quatre avant le passage au vingt-deuxième siècle. Il ne se préoccupait guère, au demeurant, de remplir le devoir conjugal, et de se partager équitablement entre ses épouses, comme aurait dû faire un bon croyant. Une fois rassasié de l’une d’elle, il estimait ne lui devoir plus rien, partant du principe que ce qui se passait dans son harem ne regardait que lui. Vite lassé, il faisait passer dans sa couche toutes ses esclaves capables d’émouvoir ses sens. Esclaves des champs, esclaves domestiques, rien ne le rebutait dans ce cas-là. Enfin, il renouvelait de temps en temps son cheptel en acquérant une jeune esclave destinée à devenir sa concubine. Contrairement aux épouses, les concubines pouvaient être renvoyées à tout instant, qu’elles soient affectées ailleurs ou revendues. Et même celles qui étaient encore en grâce avaient une tâche à remplir au domaine.

C’est ainsi que Mariam était devenue la servante de Fatima, dite « Madame quatrième »…

3ème extrait : une leçon de théologie. En 2009, en réponse à une question de Colette, Michel explique à quoi servent, selon lui, les religions (p. 295-297).

… D’habitude Colette ne se manifeste pas, par une convention tacite entre eux, qui veut qu’ils évitent de se faire remarquer ensemble. Mais là, justement, elle ne l’a pas vu depuis plusieurs jours et elle n’est pas mécontente de le forcer à lui prêter attention devant tous les étudiants.

– Professeur, attaque-t-elle, en écoutant votre cours, on découvre que les philosophes grecs passent sans arrêt du rationalisme au mysticisme. Nous l’avons observé en particulier dans le Phèdre que vous nous avez fait étudier. Ces deux attitudes ne sont-elles pas inconciliables ?

– Je vous remercie pour cette question, Mademoiselle… Comment vous appelez-vous ?, demande Michel qui s’amuse à jouer le rôle du prof qui ignore le nom de ses étudiants. Ce qui est d’ailleurs en général vrai mais évidemment faux dans le cas de Colette.

– Colette, Monsieur.

– Bien, Colette donc, répète-t-il en souriant. Je pourrais vous répondre par une boutade, rappeler que Pascal a très bien su concilier les deux. Telle est exactement, en effet, la finalité de son pari. Mais je prends votre question au sérieux. Ce qu’on découvre dans le Phèdre, l’enfer et le paradis, c’est ce qu’on trouve dans la Bible, dans les Évangiles, dans le Coran. Toutes les religions occidentales reprennent cette alternative. Soit nous menons une vie convenable et nous serons récompensés dans l’au-delà, soit nous nous comportons mal et nous subirons le châtiment éternel. De fait, Platon et la philosophie antique en général ne s’écartent pas de cette approche binaire. Nous ne savons pas si Platon croyait aux contes à dormir debout qu’il met dans la bouche de Socrate, dans le Phèdre. Par contre il nous est facile de comprendre qu’il puisse colporter ce genre d’histoires. Il lui suffit pour cela de croire non pas que la religion dit le vrai mais qu’elle est utile. Or la démonstration de cette deuxième thèse est vite faite. On part du constat – que chacun d’entre nous peut vérifier tous les jours – que l’homme est naturellement égoïste, jaloux, méchant. Il n’est trop souvent gentil, solidaire ou généreux que dans une sphère très étroite, celle des êtres aimés. Il peut certes arriver que cette sphère s’élargisse, comme lors de la coupe du monde de football, quand on voit tout un pays se réunir derrière son équipe nationale, mais vous noterez qu’il subsiste alors une relation fondée sur la rivalité, sauf qu’elle s’est déplacée des individus aux nations. Vous constaterez par ailleurs que l’homme n’est capable de rien quand il est réduit à ses propres forces. Il a besoin des autres pour produire des richesses, se défendre contre les ennemis, etc. Une fois qu’on est d’accord là-dessus – c’est ce qu’explique Hobbes dans le Leviathan – il reste à rendre possible une vie sociale entre des êtres naturellement asociaux. Pour cela il n’existe que deux instruments : les appareils judiciaire et policier qui contraignent par la force ; ou la morale qui repose sur la persuasion. Espérer faire régner l’ordre uniquement par la force serait illusoire ; il est indispensable que les membres du corps social – au moins la majorité d’entre eux – adhèrent volontairement aux règles. Bien sûr, s’ils ont le sens du bien et du mal, ils voudront se comporter correctement. Mais comment insuffler le sens moral à des êtres naturellement sauvages ? C’est là que la religion s’avère un auxiliaire très précieux. Et sur quoi se fonde-t-elle pour réussir ? Principalement sur la peur de la mort, bien sûr. La religion nous promet ce que nous souhaitons tous : l’immortalité. Simplement, attention au type d’immortalité qui nous attend : le paradis ou l’enfer ! À nous de choisir. Finalement, le raisonnement s’avère des plus simples : Nous refusons de mourir ; la religion nous promet la vie après la mort ; donc nous sommes prêts à croire ce qu’elle nous enseigne ; nous ne voulons évidemment pas croupir en enfer jusqu’à la fin des temps ; donc nous sommes poussés à faire le bien ; ainsi la vie en société se trouve-t-elle largement facilitée grâce à la religion. Est-ce clair pour vous, Colette ?

– Oui Monsieur, mais, si vous permettez, j’ai encore une question. Ou plutôt deux. D’abord d’où vient la peur de la mort. Et ensuite pourquoi y a-t-il de plus en plus de gens qui se passent de religion ?…

 

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Michel Herland, L’Esclave, 2014, 410 p. Le livre papier 21 €. Le livre électronique 4,99 €.

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