Georges Voisset, Les lèvres du monde : Littératures comparées de la Caraïbe et de l’Archipel malais, Les Perséides, Bécherel, 2008, 479 p.
« Moi qui Krakatoa… », Aimé Césaire, Corps perdu.
Les médias qui présentent des livres ont tendance à se focaliser sur toujours les mêmes vieilles maisons d’édition parisiennes, comme si rien d’intéressant ne pouvait exister en dehors d’elles. En réalité, les politiques éditoriales des maisons prestigieuses deviennent de plus en plus aléatoires, comme si, face à la prolifération de l’écrit, les critères de choix devenaient plus incertains. De telle sorte qu’on peut tout aussi bien trouver des essais sans grand intérêt chez les plus grands que des études de très grande qualité chez des éditeurs dits marginaux.
On a plaisir ici à revenir sur le travail d’un petit éditeur breton, Les Perséides, dont on a déjà signalé ici deux ouvrages remarquables, dans des genres différents, L’Outre-mer français dans l’impasse, sous la direction de Thierry Michalon et Les Îles à sucre de Jean Crusol. Le livre que nous propose aujourd’hui Georges Voisset, professeur de littérature générale et comparée à l’Université des Antilles et de la Guyane, fait honneur à l’Université française. On ne voudrait pas, ici, trop insister sur la grande misère de notre alma mater. Sommés d’accueillir avec le minimum de moyens des masses d’étudiants de plus en plus incultes, les universitaires français n’ont guère le moral, et on les comprend. Mais ils travaillent. Ou plus précisément – parce qu’il s’agit quand même de fonctionnaires inamovibles… – la plupart d’entre eux travaillent ! Et c’est merveille de voir tant de travaux savants de grande qualité produits dans toutes les disciplines. Ce qui prouve – soit dit en passant – que, pour la plupart d’entre elles, ce ne sont pas les moyens matériels qui permettent de faire de la bonne recherche, mais le talent. Et, Dieu merci, jusqu’ici, celui-ci ne manque pas dans les universités sinistrées de la République française. Ces Lèvres du monde en apportent une nouvelle confirmation éclatante.
La littérature comparée fait pourtant partie de ces disciplines dont on ne parle presque jamais en dehors des cercles de spécialistes. Les comparatistes sont peu nombreux ; leur objet-même est incertain. Il ne saurait être la simple contextualisation d’une œuvre étrangère, mais, d’un autre côté, comparer prête immédiatement le flanc à des critiques, au demeurant contradictoires, d’arrogance ou de relativisme. D’accord là-dessus avec Pageaux (1), Voisset entend quant à lui tenir les deux bouts de la chaîne : « relire et relier » sont selon lui les deux étapes nécessaires de toute démarche comparatiste.
Lire (et relire), certes, mais en quelle langue ? Voisset prend vigoureusement partie en faveur d’une littérature comparée qui ne se réduise pas à des gloses sur des textes déjà traduits dans l’une ou l’autre des grandes langues du monde. Il n’est pas pour autant dans ses intentions de limiter l’intervention du comparatiste aux seuls textes qu’il est capable de lire dans leur langue originale. Lui-même, comme on le verra, s’autorise par exemple à utiliser une traduction du néerlandais quand il veut étudier un roman dont l’action se déroule à Java à l’époque coloniale. Mais il le fait contraint et forcé, faute de pouvoir maîtriser toutes les langues de l’archipel malais, son domaine de prédilection : non seulement le malais, mais encore le néerlandais (comme on vient de le voir), l’anglais, l’arabe et quelques langues régionales, javanais ou autre !
Compilateur et traducteur (ou « re-créateur – cf. infra) de plusieurs recueils de poésie malaise (2), Voisset sait de quoi il parle lorsqu’il oppose deux types de comparatistes, le voyageur et le traducteur. Le premier adopte face au monde une attitude presqu’inévitablement dominatrice. Tandis que le second, dans sa posture apparemment immobile, traverse les mondes. « (Le voyage) trouve son salut dans le dire ultérieur de l’errance vers l’autre » ; « la traduction est errance en l’autre » (p. 88).
« Les lèvres du monde » est un titre éminemment énigmatique, mais le sous-titre lui donne son sens : les deux archipels, le malais et le caribéen dessinent en effet avec leurs chapelets d’îles quelque chose qui ressemble à des lèvres. Et puisqu’il s’agit de littérature, donc de mots qui passent par des bouches avant d’être écrits, les lèvres font doublement sens. Mais pourquoi mettre en relation des archipels aussi éloignés ? Cela est certes dû pour une part à l’auteur lui-même, spécialiste du monde malais à l’origine, qui est professeur depuis plusieurs années en Martinique, et qui est donc devenu aussi, nolens volens, un bon connaisseur de la littérature des Antilles. Pour un comparatiste, néanmoins, l’occasion ne fait pas loi. Il ne s’agit pas de comparer des littératures simplement parce que les circonstances s’y prêtent ; il y faut un motif plus tangible. Or il se trouve que des correspondances littéraires réelles existent entre les deux archipels. Le vers de Césaire rappelé en exergue n’en étant qu’un exemple parmi d’autres.
« Moi qui Krakatoa » ouvre le poème « Corps perdu » dans le recueil éponyme (1949). On pourrait imaginer que Césaire se met soudain à croasser, mais il ne s’agit pas du tout de cela. Le Krakatau est un volcan asiatique, plus précisément javanais. Les sources historiques nous enseignent que l’île de Krakatau (« du mont silencieux ») a explosé à grands fracas aux alentours de l’an 416 pour donner naissance à trois îles distinctes, Sertung, Panjang et Rakata. Krakatau devint alors le nom d’un micro archipel triangulaire (« Montagne qui se délite en orgies d’îles », Corps perdu). Au fil des poussées éruptives, Rakata a vu apparaître trois volcans sur ses flancs et, le 27 août 1883, l’un d’entre eux, le Perbuatan connut une explosion si violente que les Parisiens, dit-on, ont pu observer un nuage de cendres au-dessus de leurs têtes pendant les trois années suivantes. L’histoire ne s’arrête pas là puisque, le 27 décembre 1927, une quatrième île-volcan a surgi au centre de l’archipel, qu’on a appelée Anak Krakatau (« fils de Krakatau).
Aimé Césaire est né en 1913 dans une Martinique encore sous le choc de l’éruption de la Montagne Pelée, le 8 mai 1902, qui engloutit la ville de Saint-Pierre. Il n’est pas surprenant que sa poésie ait été maintes fois qualifiée de « péléenne ». Mais il était moins prévisible qu’il accordât une telle importance au volcan Krakatau, si loin de sa Martinique. Et pourtant, c’est dans le même poème que surgit une autre figure malaise, celle de l’amok, terme retenu par les ethnopsychiatres pour décrire un accès de folie suicidaire et meurtrière, propre aux habitants de l’Insulinde : « je m’élance / aveugle / à mort / amok » (Corps perdu) !
Le poème « Corps perdu » de Césaire n’est qu’un exemple parmi les innombrables correspondances révélées par Voisset, qui se sont tissées au fil du temps entre les deux archipels, celui d’Orient et celui d’Occident. Un chapitre explore par exemple certains des rejetons de La Tempête de Shakespeare qui sont nés sur les lèvres du monde. Pas question ici d’un recensement exhaustif, tant est grand le nombre des écrivains caribéens ayant succombé au « culte de Caliban ». Pour cette raison sans doute, Voisset a choisi de braquer le projecteur sur la figure d’Ariel, telle qu’imaginée par quelques écrivaines, et plus particulièrement deux d’entre elles : la Trinidadienne Elizabeth Nunez et l’Indonésienne Ayu Utami.
Le chapitre consacré à la plantation met en exergue à nouveau deux auteurs, ou plutôt deux ouvrages qu’on ne s’attendrait pas à voir associés : D’un côté Max Havelaar, roman anti-colonial hollandais du milieu du XIXe siècle (3), et de l’autre Omeros, la grande épopée versifiée de Derek Walcott. Max Havelaar a connu en son temps aux Pays-Bas un retentissement aussi grand que La Case de l’oncle Tom aux États-Unis. On considère qu’il a contribué pour une part non négligeable à l’abandon du système de la culture forcée à Java et, finalement, à l’abolition de l’esclavage dans les colonies néerlandaises (en 1863). Mais les bons sentiments ne suffisant pas à faire de la bonne littérature, on retiendra surtout la complexité de la construction (cinq degrés de narration, trois types de textes seconds) du roman d’Edward Douwes Dekker, qui en fait une véritable curiosité littéraire. L’un des moindres avantages du livre de Voisset n’est pas d’attirer l’attention sur un ouvrage qui demeure trop peu connu malgré sa traduction française.
Parmi les types de « textes seconds » insérés dans la trame de Max Havelaar, deux sont constitués par des poèmes. Par contre, dans un autre roman de plantation, La Prisonnière des Sargasses (4), étudié plus rapidement dans le même chapitre, l’auteure n’a pu parvenir au bout de son œuvre qu’en renonçant aux poèmes qu’elle voulait d’abord y introduire. Cette résistance plus ou moins grande de la poésie dans le roman est un phénomène rarement étudié, bien qu’il laisse inévitablement des traces dans l’œuvre en prose. Voisset fait appel ici tout à fait judicieusement à Glissant :
« (Les écrivains que j’ai cités sont), comme le disait Faulkner de lui-même, des poètes ratés. Ce que Faulkner n’a pas pu réaliser en poésie, il essaie de le faire avec des romans, mais ce ne sont pas des romans, il s’agit d’autre chose ». (5)
Omeros, le poème épique de Walcott fournit une autre occasion de revenir à Glissant et à la relation poésie/prose. Le point de départ, néanmoins, n’est pas directement Omeros, mais une remarque de Walcott à propos de Chamoiseau, dans Café Martinique. (6) Rapprochant Texaco de l’Ulysse d’Homère, Walcott y voit « un long poème en prose ». Ce jugement appliqué à une œuvre particulière, est amplifié par Glissant au niveau des lettres créoles en général, pour devenir une tentative d’explication de leur spécificité.
« La subversion vient de la créolisation (…) Nous devons cahoter dans tous les genres pour pouvoir exprimer ce que nous voulons exprimer. Et dans ce sens-là, il y a forcément chez nous un dépassement de la convention de la prose, mais aussi un dépassement de la convention de la poésie ». (7)
On pourrait continuer indéfiniment la recension des Lèvres du monde, tant ce livre ouvre de portes au-delà desquelles on a envie de pénétrer. Le livre est divisé en quatre parties. La première, très dense, semble plus particulièrement destinée au connaisseur des lettres de l’Archipel malais, ou au comparatiste curieux de les découvrir. Les autres parties qui regroupent des études très variées, souvent inédites, séduiront tous les amateurs de littérature. Certaines de ces études, au demeurant, ne suivent pas le programme qui ressort d’une lecture la plus étroite du sous-titre. Elles ne sont pas moins intéressantes pour autant. Un chapitre, par exemple, relate l’escale que fit Ségalen à Batavia (Java) en 1904. D’après les notes de son Journal des îles, la déception de Segalen est palpable. Il est vrai qu’il s’attendait à découvrir les ancêtres de ses chers Polynésiens (8) et qu’il n’a rencontré que des « Proto-Malais » convertis au bouddhisme (du moins est-ce ainsi qu’il les vit) et des Javanais trop occidentalisés…
Un autre chapitre, aussi excitant pour les amoureux de la poésie que pour les linguistes, est consacré à Réné Ghil (1862-1925) et à son Pantoun des pantoun (1902). Cette œuvre ésotérique constitue un très rare exemple de « cratylisme » littéraire. Selon Platon dans le Cratyle, il existe une manière et une seule de bien nommer un objet particulier. À prendre un tel postulat au pied de la lettre, on devrait aboutir à un volapuk universel, où l’on retiendrait pour chaque objet la dénomination la plus appropriée parmi toutes celles qui existent. Ghil n’a pas tenté une aventure aussi jusqu’au-boutiste, mais il franchit un premier pas dans ce sens en insérant des mots malais ou javanais dans un texte français inspiré des pantouns. Un lexique, à la fin du long poème (1100 vers), est là pour aider le lecteur désirant une traduction, mais l’on peut tout aussi bien se laisser emporter par la musique des vocables exotiques. Le Pantoun des Pantoun a d’ailleurs été représenté à plusieurs reprises sur scène.
Exemples de ces mélanges de langues :
« de quoi s’étonnent les étroites Roro !… Hors
de la gaine des sarong’ ramagés, et d’ors »
………………..
« le murmure du vent roulé soumarouwoung
du vent roulé parmi les plantes, tarde et dort » (9)
Ces deux exemples choisis à dessein parmi ceux retenus par Voisset amènent à poser le problème de la traduction poétique d’une manière moins pessimiste qu’on ne le fait habituellement. Si « étroites Roro » est une trouvaille, sans doute supérieure à la traduction française intégrale (« minces princesses » ?), « le murmure du vent roulé » semble au contraire un équivalent poétiquement exact de « soumarouwoun’g ». Mais on estimera peut-être qu’il s’agit là d’une exception et que Voisset est bien fondé de conclure, après Roger Caillois, qu’ « il n’est pas possible de traduire les poèmes, seulement de les recréer ». (10)
Pour conclure dans la ligne des remarques précédentes, on soulignera simplement que la richesse du livre de Voisset ne se résume pas aux nombreuses découvertes ou redécouvertes littéraires qu’il offre à ses lecteurs. Cet ouvrage est aussi le lieu où se croisent un certain nombre de questionnements tout à fait actuels. Qu’est-ce que la littérature-monde ? Quels liens (concurrence, complémentarité) la francophonie peut-elle entretenir avec elle. Et d’ailleurs, qu’est-ce que la francophonie ? Et la créolisation ? Qu’est-ce que le métissage culturel ? Le métissage a-t-il également une dimension axiologique ? Que deviennent les cultures traditionnelles quand elles sont bousculées par la modernité ? En quoi les canons de l’esthétique en sont-ils affectés ? Est-il légitime de parler d’une beauté globalisée ou faut-il lui préférer le néologisme « glocalisée » ? Quid de l’identité écologique ? Etc. Autant de questions à propos desquelles « le Voisset » nous aidera à penser au cours des années à venir.
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(1) D.H. Pageaux, La Littérature générale et comparée, Armand Colin, Paris, 1994.
(2) Pantouns malais, La Différence, coll. « Orphée », Paris, 1993. Sonorités pour adoucir le souci – Poésie traditionnelle de l’Archipel malais, Gallimard/UNESCO, coll. « Connaissance de l’Orient », Paris, 1996. Le Livre des charmes – Incantations malaises du temps passé, La Différence, coll. « Orphée », Paris, 1997. La Terre et l’Eau – Un siècle de poésie de l’Archipel malais (1913-1996) – Anthologie bilingue : Indonésie, Malaisie, Singapour, Brunei, You Feng, Paris, 1999.
(3) Multatuli (Edward Douwes Dekker), Max Haavelaar ou les ventes de café de la compagnie des Pays-Bas (1860), trad. P. Noble, Actes Sud, Arles, 1991.
(4) Jean Rhys, La Prisonnière des Sargasses, trad. Y. Davet, Gallimard, Paris, 1999. Voisset passe également en revue dans ce chapitre Malaisie, d’Henri Fauconnier, prix Goncourt 1930 et Cacao de Jorge Amado (1933).
(5) « Solitaire mais solidaire – entretien avec Edouard Glissant », in M. Le Bris et Y. Rouaud (dir.), Pour une littérature-monde, Gallimard, Paris 2007. Cité in Voisset, p. 323.
(6) Derek Walcott, What the Twilight Says (1998), trad. fr. Café Martinique par B. Dunner, Anatolia-Editions du Rocher, Monaco, 2004.
(7) Edouard Glissant, Poétique de la relation, Gallimard, Paris, 1990, p. 112. In Voisset (p. 332) qui reprend là à son compte la définition du « Tout-Monde » par Alexandre Leupin : « tout ce qui est dit dans le monde – avec un privilège accordé à ce qui est frappé du sceau de la poésie » (conférence, 5 décembre 1998, texte disponible sur www.alexandreleupin.com/lectures/glissant.htm).
(8) Rappelons l’étymologie de Hawaï, telle que la donne Segalen lui-même dans Les Immémoriaux : Hava-i = Hava-iti = la petite Java. In Voisset, p. 230.
(9) Roro : princesse ; soumarouwoun’g : souffle, murmure du vent. In Voisset, p. 251-252.
(10) « Introduction » de R. Caillois au Trésor de la poésie universelle de R. Caillois, J.-C. Lambert, Gallimard/UNESCO, Paris, 1958, p. 12. In Voisset, p. 256.