Paru dans Le Magazine Littéraire, Juillet – Août 2008.
Édouard Glissant, avec Alexandre Leupin, Les Entretiens de Baton Rouge, Paris, Gallimard, 2008, 168 p.
L’humain n’est jamais sûr. Et cependant, partout, depuis toujours, l’humanisation des humanités produit de l’inattendu, du mélange, le pêle-mêle magnifique de l’humain. À Baton Rouge, Édouard Glissant revient sur ce qui nous menace. En interrogeant le frottement mondial des langues, des peuples et des cultures, sa pensée se développe à partir d’un coup de génie inaugural : s’approprier poétiquement la symbolique et affirmer l’envers inextricable, divers, lyrique, de la mondialisation.
Il s’agit de défaire les bouclages de l’identité. Glissant oppose les poétiques médiévales aux pesanteurs de notre modernité. Le Moyen Age européen a connu cette tragédie d’une parole libre, débordant toute règle, enfermée peu à peu dans les codes et les systèmes. À la pensée hérétique du monde, aux conceptions tremblées des poètes maudits et des nomades réels, s’oppose l’ordre catholique universel. « La langue de la rationalité a vaincu les créolisations relayées et prolongées par Rabelais et Montaigne ». Les épopées elles-mêmes s’emportent au-delà des fondements d’une société : à travers La Chanson de Roland, les sagas islandaises, le Popol Vuh des Amérindiens ou les mythes précolombiens, chaque culture s’ouvre au spectacle du « Chaos monde ». Elles tiennent ensemble sous le regard de l’écrivain, monuments rendus aux ritournelles, riches de tant de nuances, individuelles et collectives, excentrées, mises en relation.
« L’universel, dit Glissant, n’a pas de langue. » L’écrivain est le Tout-Monde. Il écrit en présence de toutes les langues. Son multilinguisme s’affirme comme manière et moyen « de ne pas être monolingue dans la langue dont on se sert ». Troubadours Créoles, qui transforment l’exil en pensée de l’ailleurs, philosophes du divers, explorateurs du détour : ils développent une manière de logique poétique que définit Glissant. En plein dans le Tout-Monde, en accord avec soi, sachant « jouir de son être », ainsi que dit Montaigne. »