L’auteur qui signe sur mondesfrancophones des chroniques qui n’ont de martiennes que le nom ne nous en voudra pas de conforter sa critique au vitriol du système universitaire français[1], à la lumière du témoignage apporté par Victor Beauvais dans son petit livre intitulé Économie de l’amour.[2] Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre, il ne s’agit nullement d’un traité économique sur l’amour (de telles choses existent pourtant !), même s’il y est souvent question d’économie, et pas non plus d’un roman, contrairement à ce que proclame la couverture. Il faut y voir plutôt le témoignage d’un pur produit du système des « grandes écoles » découvrant avec effarement la pauvre alma mater. Le narrateur se présente comme frais émoulu de Polytechnique, indication confirmée par la quatrième de couverture. Et le récit qu’il fait de son expérience d’ATER (allocataire temporaire d’enseignement et de recherche) est trop réaliste pour ne pas avoir été nourri par une expérience vécue.
Le livre ne traite pas uniquement de l’université. Il contient aussi le portrait d’un jeune intellectuel cinéphile, timide en amour et réticent à faire carrière. Il n’empêche que les passages les plus remarquables sont ceux dans lesquels l’ATER atterré[3] raconte la vie de l’université. Il aurait pu plus mal tomber, cette université, quoique « périphérique »[4], étant l’une des plus réputées, en particulier pour le département d’économie où il est censé préparer une thèse. Néanmoins, il n’est pas surprenant que le passage brutal de la plus grande des grandes écoles, ou en tout cas de la plus prestigieuse, à l’université, aussi réputée soit-elle, provoque un choc dont il est difficile de se remettre.
La première surprise, pour quelqu’un qui a connu le rythme d’enfer des classes préparatoires aux grandes écoles, vient du manque évident d’appétence pour le savoir de la plupart des étudiants de première année d’université. Comme tous les ATER, le narrateur-auteur a dû assurer des séances de travaux dirigés. Aussi est-il tout naturellement conduit à se demander ce qui pousse les étudiants à « se lever le matin pour venir dans une salle glauque d’une université glauque ». Il y a, certes, ceux qui craignent de perdre leur bourse s’ils ne sont pas assidus (l’assistance aux travaux dirigés étant obligatoire), mais les autres ? – « Ils viennent pour les autres élèves : la fac est un club de rencontre qui ne dit pas son nom… [Elle] leur donne la possibilité de rencontrer des garçons et des filles de leur âge, de parler de quelque chose à quelqu’un. » Bien sûr, un tel état d’esprit n’est pas propice à l’étude : « Comme mes cours les ennuient, ils s’occupent autrement, ils se montrent des trucs sur leurs téléphones portables, des photos et des messages. Ils font aussi les mots croisés ou les sudokus des journaux gratuits ».
Comment dans ces conditions continuer à prétendre que « l’université est un lieu de création et de transmission du savoir » ? Ne serait-il pas plus juste de la définir comme « une usine de production de diplômes, une usine qui produit de la qualité médiocre en trop grande quantité » ? La responsabilité du corps enseignant est évidemment engagée : « Les professeurs, en bonne intelligence avec la direction de l’Université, laissent des élèves redoubler trois fois pour maximiser le nombre d’étudiants, ça permet de demander au ministère des postes de maîtres de conférences supplémentaires… tant pis pour ceux qui auront glandé quatre ans au fond d’un amphi, c’est leur vie, pas celle des profs… »
Que les syndicats étudiants soient tout aussi « coupables de l’état de l’université » ne saurait être une excuse pour les enseignants. Ces derniers parviennent-ils au moins à redorer leur blason grâce à leurs recherches ? Le polytechnicien ne démontre aucune bienveillance à l’égard des travaux des économistes qui croient (ou font semblant de ?) démontrer des résultats originaux à l’aide de calculs compliqués. Il prend l’exemple d’un papier de recherche qui s’attache à établir – contrairement au dicton suivant lequel le commerce favorise la paix – que la mondialisation pousse à la multiplication des conflits. Les auteurs du papier – qui « sont d’excellents économistes, parmi les économistes français de petite renommée internationale, [qui] ont publié dans les plus prestigieuses revues américaines de sciences économiques » – ont beau faire « de la modélisation très lourde, avec plein de paramètres qu’ils prétendent évaluer », ils se leurrent s’ils croient « avoir ‘prouvé’ que leur hypothèse était juste ».
La charge, on le voit, est sévère, d’autant que V. Beauvais n’hésite pas à citer les noms des économistes qu’il critique. Si elle confirme l’analyse de Quiestemont quant à la manière dont les universitaires remplissent leur fonction d’enseignement, elle va plus loin en contestant ce qui continue à faire la noblesse de leur profession à leurs yeux, c’est-à-dire la recherche. On notera cependant que l’auteur ne parle que de ce qu’il a pu connaître lui-même, à savoir les travaux académiques en économie. Sa critique peut paraître excessive. Il faut savoir, pourtant, que les économistes universitaires – contrairement à d’autres disciplines – ne s’entendent pas entre eux sur la manière correcte de faire de la recherche. Les méthodes des économistes mainstream décrites dans Économie de l’amour, sont fortement contestées par tout un courant d’économistes « critiques », sur la base d’arguments voisins de ceux avancés par V. Beauvais. La création d’une « Association Française d’Économie Politique » (AFEP), rivale de l’« Association Française des Sciences Économiques », est le signe le plus récent de cette contestation. « Économie Politique » contre « Sciences Économiques », le choix des termes n’est pas neutre.
[1] Quiestemont, Chroniques martiennes (3), « Paresser ».
[2] Victor Beauvais, Économie de l’amour, Paris, JC Lattès, 2011, 203 p.
[3] Qualificatif désormais revendiqué par un certain nombre d’économistes, hétérodoxes ou non : Cf. Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak, Manifeste d’économistes atterrés, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2010, 70 p.
[4] Située hors de Paris intra muros.