Annie Ernaux, Les Années, Paris, Éditions Gallimard, 2008, 242 p., ISBN : 978-2-07-077922-2
Écrivain majeur de notre temps, selon critiques, universitaires et lecteurs, Annie Ernaux démarre sa carrière d’écrivain prolifique en 1974, sous le signe du récit intime – l’histoire de son père et celle de sa mère, leur ascension sociale, son adolescence, son avortement « illégal », la honte de son milieu d’origine, son entrée sur la scène du roman. Que le champ littéraire fût bouleversé en cette décennie par l’émergence de l’autobiographie n’est sans doute pas négligeable dans l’éclosion de cet écrivain.
Les Années, titre de son nouveau livre, rassemble les vies multiples de la narratrice, s’étendant sur plus de soixante ans en une sorte d’ « autobiographie » impersonnelle. Loin de l’introspection, Annie Ernaux reparcourt ici toutes les années vécues, pas seulement les siennes mais celles de l’Histoire, de la société, de la civilisation, au gré des émotions, des souvenirs, des rites et des croyances :
Ce qui compte pour elle, c’est […] de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant. (p. 238)
Autant dire « une recherche du temps perdu », où l’écrivain évoque des réminiscences fugaces, comme le célèbre parfum de la madeleine trempée dans le thé :
Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.
On découvre, par le biais de son journal et de ses notes, des photos en noir et blanc au début, puis en couleurs – le renvoi à l’usage de photos est manifeste – qui font revivre, à travers la perception de la romancière, les événements qui ont traversé le siècle, avec tout ce qui est mouvement de la société interrompue. « Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien… », écrit l’écrivain.
Pourtant, ce souvenir-là, en tant que souvenir personnel, ne m’intéresse pas. Ce que je veux, c’est trouver une entrée, une conscience dilatée dans l’époque et me rappeler ainsi beaucoup d’autres choses qui vont s’accumuler, s’intégrer. C’est ça qui est fort et c’est ça qui sauve. Car, au fond, ce livre est une manière de sauver une vie.
Ajoutons à cela que ces images ne sont pas montrées mais dévoilées par le texte.
Reprenons la ligne chronologique que suit l’auteur. Durant son enfance après la guerre (elle est née en 1940) et son adolescence, on se trouve dans le régime de la Ve République. Au fil des pages, surgissent les échos de la guerre d’Indochine, la grande grève des trains en 1953, la guerre d’Algérie, puis Mai 68. À côté de l’alternative politique de 1964 à 2006 – sous les présidences successives de Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy – sont évoqués la chute du mur de Berlin, les années de désabusement de la fin 1990, les attentats de 2001, et, plus près de nous encore, les jeunes des banlieues et le dialogue des cultures. Force est de constater qu’on revit le destin de toute une génération – voiture, télé, pilule – et celui des femmes avec l’avortement, le désir sexuel, la maternité, la vieillesse. C’est ainsi une manière de vivre, de s’habiller, de se loger, de penser, d’aimer, de s’émouvoir de l’actualité qui fait la trame de ce que Annie Ernaux aborde dans ce livre. On a vraiment l’impression, même si la narratrice, en tant que Française, oscille inlassablement entre mémoire intime et mémoire collective, de revivre l’Histoire à rebours.
Mais comment au fond écrit-elle l’Histoire ? À qui appartiennent ces souvenirs à la recherche de la réalité, de la vérité ? L’écriture naturelle de l’écrivain, dans un style épuré et neutre, proche du Nouveau Roman, joue de la fusion du “Elle”, du “On” et du “Je”, qui atteint là à la perfection. « Elle » représente cette femme à l’intérieur du texte, une femme au singulier située (dirait Jean-Paul Sartre) dans un contexte social et politique. Et ceux qui se cachent derrière le « on » et le « nous » ne sont autres que les jeunes, les enfants pour faire de ce genre d’autobiographie une Histoire collective.
Les Années, en somme, c’est une manière de réinventer l’autobiographie, sans avoir l’air d’y toucher. Il faut espérer que ce petit ouvrage s’offrira comme ouverture afin de revisiter le genre et ses paradigmes. Tout lecteur et chercheur s’intéressant à l’autobiographie y trouvera sans doute de quoi nourrir durablement sa réflexion.