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Lecture du Spectre de Thomas Bernhard

Lecture du Spectre de Thomas Bernhard

J’avais éloigné de mon propre espace d’écriture Le Spectre de Thomas Bernhard et cela fut chose prudente. Pour quiconque écrit, il est notoire que la pénétration de son territoire par un autre objet supposément-et-parfaitement-littérairement-identifié a de quoi paralyser, sinon parasiter, ses entrées et sorties en écriture. Je décidai donc de l’emporter dans une période de migration. Ce fut dans une petite valise itinérante de Bruxelles à Strasbourg, puis Toulouse, Brive-la-Gaillarde, Avignon, Paris, que je rangeai le livre de la « collection blanche avec ligne de tirets et paire de ciseaux » des éditions Tinbad.

Très vite, j’ai compris que j’abordais soir après soir du bel ouvrage. Il y avait là une matière de mots, une manière de traiter la matière des mots, d’une poigne que ne pourrait, en aucun cas, renier – fût-il dans ses périodes des plus sarcastiques – le spectre de T.B., voire T.B. lui-même. Je fus empoignée donc, comme l’impose cette lecture.

Dans ce soliloque ou monologue, partiellement adressé à Herman Herrmann (sans l’avoir relu, il me semble que dans le Neveu, le bâtiment des phtisiques porte ce nom ? À vérifier dans les matériaux accumulés par le narrateur… car je n’ai pas le Neveu de Wittgenstein sous la main à l’instant), il est d’évidence que le lecteur côtoie une sainte colère.

L’adjectif « sainte » dans ce cas est parfaitement adapté, aussi bien à la colère qui chasse du temple, les éditeurs marchands, les consommateurs des grandes surfaces dédiées à la culture et tout individu qui n’aurait pas assez de force pour affronter la hauteur de voix, le style imprécatoire du narrateur, qu’au contenu mystique du propos. Le myste en l’occurrence a sacrifié, dès le moment où il découvre la littérature comme chemin, voie, quête, à son caractère absolu : l’épreuve vitale que représente le désir d’écrire, l’audace qu’il faut pour accomplir le rite de l’écriture, dès lors que tout a été dit, écrit auparavant par certains et entre autres par T.B.

Ce texte participe nécessairement de l’incantation tant pas le rythme que par le déploiement des mots qui s’approchent, par la répétition, l’accumulation, la réitération, de leur juste acception en même temps qu’ils ouvrent les significations, en creusent la profondeur. Dès lors le lecteur est pris, sinon prisonnier du monologue. On ne peut plus échapper à la violence du désespoir, à la hantise de la mort, à la question du sens dans « ce rêve diurne qu’on appelle l’existence ». En cela nous côtoyons plusieurs fantômes : T.B., bien sûr, qui irrigue le phrasé du narrateur, mais Kafka, Pascal, Beckett, Péguy et ceux qui nous appartiennent en propre dans le quotidien de nos lâchetés, les ombres des enfances mortes, des amours inachevés, des œuvres inaccomplies, du temps perdu. Et l’on sait bien que lorsqu’un écrivain intitule son texte le Temps retrouvé, c’est pour confronter son lecteur au bal des spectres ricanants et désespérés, un peu avant d’en mourir lui-même à côté des piles de cahiers, de feuillets, d’ajoutages en paperoles.

Confrontée à la richesse de ce texte, je peux l’ouvrir au hasard d’une page, pour y découvrir quelques versets. Il sera là question d’en épuiser la poésie, ce « genre » si particulier où les mots condensent avec économie ou ornementation – c’est selon – la puissance littéraire. Je peux aussi le refermer et garder en moi des images, des séquences, des voix – j’oserais dire romanesques si ce terme ne faisait pas bondir son auteur et Thomas Bernhard venir me hanter ­– en cela que cet objet littéraire peut, sinon être identifié, susciter en moi, les mêmes émotions que m’ont offertes les pages des romans fondateurs de mon amour de la littérature, de Tristan et Yseult à Anna Karénine, de Lumière d’août à Vie et Destin.

La force du livre se trouve ainsi dans un double mouvement qui parle à la raison, interroge le concept, bouleverse le cœur. À ce titre, je suis assurée d’y découvrir par la dénonciation des faux-semblants, de la bêtise, de la cuistrerie ou la célébration des maîtres es littérature dont Thomas Bernhard incarne le grand courage, le regard d’un homme qui mène « cette enquête infinie, interminable sur le monde » qui vous tuerait normalement un être normalement constitué mais qui dans le texte et par le texte propose au contraire un inventaire lyrique de notre humaine condition. Dès lors la sainte colère trouve sa justification page après page, pour donner, redonner à la lectrice que je suis, à la femme que je suis, à l’écrivain que je veux être, la conviction qu’il est indispensable pour « l’être vital » d’assumer le désir d’écrire conjointement, continûment reliée à la source vive des écrivains, confrérie révélée, assumée, défiée, dans ce livre de Cyril Huot.

 

Mireille Diaz-Florian