Publications

Leçon d’écriture (8) : « Hors sol » de Pierre Alferi

Une dystopie atmosphérique

Alors que la menace écologique se fait de plus en plus pressante, l’hypothèse de l’envol d’une part de l’humanité vers d’autres cieux ne relève pas seulement de la science-fiction. Les modalités concrètes (sélection des émigrants, mode de transport, destination) demeurent par contre totalement dans l’incertitude, ce qui laisse une belle carrière aux romanciers. Disons tout de suite que l’exploration du thème du grand départ par P. Alferi ne dessine pas vraiment des lendemains qui chantent pour l’humanité, pas davantage pour les élus du voyage spatial que pour les condamnés à l’enfer sur terre. On se consolera en se disant que tout ceci n’est – pour l’instant ! – que littérature et l’on appréciera comment l’auteur a su imaginer et faire partager à ses lecteurs son monde de « Corollaires » et de « Caliciens ».

Sans trop le dévoiler, on précisera simplement que le roman se présente sous la forme d’une série de messages électroniques transmis sur le réseau des « nacelles », en fait des canots de sauvetage où sont installés les voyageurs spatiaux, suite à une panne de leur vaisseau. Tous les messages, datés, nous précise-t-on, du 2 janvier 2103, ont été mystérieusement captés de nos jours lors d’une randonnée dans la vallée des Merveilles, lieu choisi à l’évidence pour son nom. On ne révèlera pas grand-chose de plus en précisant que les Corollaires sont les habitants des nacelles (dont l’ensemble forme la « Corolle »), en orbite terrestre à 13 km d’altitude, tandis que les Caliciens qui forment l’élite scientifique sont installés pour leur part dans des satellites situés à 30.000 km d’altitude (dont l’ensemble constitue donc le « Calice »).

Nul protagoniste dans cette histoire où ne surnage aucune intrigue, plutôt une série de récits adressés par leurs auteurs à tel ou tel correspondant. Des scripteurs dont certains, les « chibanis », nés sur terre, ont connu la catastrophe écologique, tandis que les autres, les « auturanes », ne connaissent que la vie dans les nacelles. Alferi a-t-il lu Fourier ? Normalien et docteur en philosophie, cela est plus que probable. Le fait est que l’organisation de la Corolle fait tout de suite penser aux « séries passionnées » de Fourier (Charles) : les Corollaires sont en effet regroupés dans les nacelles en fonction de leur hobby principal : météo, chant choral, poker, drogue, etc. Une telle astuce permet de passer en revue de nombreuses activités différentes et de montrer comment elles sont impactées par les contrainte de la vie dans l’espace.

Les auteurs des missives censées être rédigées dans dix langues terrestres différentes (dont le navaho !) ont un goût plus ou moins prononcé pour l’écriture. A côté de ceux qui se contentent d’un rapport objectif, certains glissent involontairement ou non un alexandrin dans leur prose (Dans les parcs les marcheurs tombent comme des mouches – lorsque la chaleur, sur terre, est devenue insupportable), tandis que d’autres se revendiquent poètes, comme ici, dans un « hymne viral » consacré au réseau de communication (baptisé la « MER » pour Mise En Relation électronique). Comme ici dans un couplet d’hexasyllabes ponctué par un octosyllabe :

Sans rechigner tu portes
les flottes somptuaires
les torpilles virales
les radeaux, les vaisseaux
battant pavillon noir
et ta houle caresse
les îles des pirates

Je te salue MERDIMMONDICES !

Libre d’imaginer un monde, P. Alferi s’en est donné à cœur joie pour inventer le vocabulaire approprié. La « nacelle » est divisée en « nacellules ». Les trois « nasses récréatives » ont pour noms « gymnasse », « casinasse » et « lupanasse ». Le « transnassage » est un déménagement. « L’internasse » est un véhicule de transport. « Fassebouche » est un réseau social. Le « sojalent » est la nourriture à base de lait de soja et d’insectes, produits respectivement dans une « nasserre » et une « ruchelle » ; on l’absorbe par un bain dans la « jacuzzine ». Les chefs de l’expédition, demeurés dans le navire amiral, « l’N. Ami », auquel les nacelles sont attachées par des cables, sont logiquement des « Namibes », etc. Si la « patajouir » se comprend d’emblée, le rôle des « hyménocoptères » reste d’autant plus mystérieux que leur existence même est douteuse. Quant au langage bébé enregistré sur un dictaphone, il fallait bien, à l’évidence, le traduire : Ooo. Cacoule. Passa cacouche sava. Oussi ! (Tiens, ça coule. La couche n’est pas mouillée, ça va. Ah mais si !).

Ce roman expérimental dépourvu d’intrigue plaira à tous les esprits un tant soit peu « oulipesque », amoureux d’une littérature fantaisiste plutôt que fantastique.

 

Pierre Alferi, Hors sol, Paris, POL, 2018, 368 p., 21 €.