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« Lavis chair, Analyse III », recueil de Stéphane Hoarau

Compte-rendu de lecture, par Angélique Gigan:

Recueil composite mêlant textes, dessins, mathématiques et travaux pratiques, l’ouvrage de Stéphane Hoarau étonne par le choix de la mise en page, où les frontières entre les différentes disciplines sont éclatées au profit d’un mode de pensée qui allie poésie, art et nombre. Ce n’est pas pour rien qu’en guise de sommaire il y a une «Table d’orientation». Dans cette synergie des disciplines, il est bien question de ne pas se perdre, de prendre l’ouvrage comme un espace ouvert, où textes et images se côtoient avec hardiesse. En ce sens, le titre du recueil, Lavis chair, est une invitation à entrer dans l’univers pictural, de même que sa double lecture, lavis chair / la vie chère, vise à joindre à l’acte poétique une réflexion sur les problèmes socio-économiques rencontrés dans l’océan Indien. L’acte poétique s’inscrit donc dans une double dimension, créative et analytique. Annoncée dans le titre, la «chair» met en relief un aspect essentiel de ce recueil, dont le caractère charnel et intime souligne une érotique de la jouissance et de l’impuissance à la fois sexuelle et politique. 

Composé de quatre parties distinctes, dont les titres sont formés de chiffres et de lettres, le recueil apparaît comme une rétrospective s’inscrivant dans une perspective diachronique, un témoignage sur les temps passés et présents qui emprunte à l’introspection. La première partie, intitulée «MCMXCI (Comptes rendus)», renvoie à une date clé de l’histoire de La Réunion, celle des émeutes du Chaudron de 1991. L’absence de trait d’union dans «Comptes rendus» invite à prendre le terme dans son sens littéral: un règlement de comptes, un appel à une prise de conscience réelle, à une réaction, sorte d’hymne à la liberté où l’asservissement et la compromission, vus comme «la coulure de nos vies», sont abhorrés. La seconde partie de l’ouvrage, «MMXII (Bis Repetita Placent)», avec pour arrière-plan socio-historique les émeutes du Chaudron de 2012, juxtapose habilement textes poétiques et images. Bien que déjà employé dans différents domaines artistiques, dont la poésie (on pense notamment à la collaboration entre Picasso et Alberti), ce procédé a quelque chose d’original, car le poète, ici, est aussi l’artiste. Stéphane Hoarau abolit les frontières: poésie de l’image, images poétiques; le texte prend parfois des allures de calligrammes qui traduisent la vacuité de nos actes et leur cadence agitée. Les tableaux, à droite du texte, consistent en des juxtapositions de figures géométriques et de lignes manuscrites en créole, souvent à peine lisibles, formant tour à tour des visages, des paysages ou encore des représentations phalliques. Ayant pour point d’ancrage l’insurrection malgache qui fut sévèrement réprimée en 1947, la troisième partie du recueil, «MCMXLVII (Cahier Pratique)», surprend par son objet même: il s’agit de reproductions de sortes de brouillons souvent raturés ayant trait aux réseaux électriques et hydrauliques, aux voies de circulation, et d’exercices portant sur la chimie, la théorie et la place du mot. Présenté de façon ludique mais non moins cynique, ce «cahier pratique» apparaît comme un questionnement sur le sens de la vie, ou plutôt sur sa cruauté et son absurdité. Enfin, tandis que les trois premières parties sont construites autour de dates clés (1991, 2012, 1947), la dernière partie de l’ouvrage, « (Ultima latet) », se place, elle, sous le signe de l’infini pour entrer dans une atemporalité où le regret du nombre dénonce l’illusion du bonheur.

Cette importance du nombre est manifeste dans la structure même de l’ouvrage qui repose sur des oppositions dialectiques que la toile reproduite en couverture, représentant un homme et une femme dos-à-dos, met en relief à travers l’omniprésence implicite du chiffre deux; non pas celui de la binarité ou du manichéisme, mais celui du nécessaire équilibre. Mais cet équilibre est périlleux, quand il n’est pas poreux, car le constat de l’auteur est sans appel. A la notion de porosité s’ajoute celle d’hybridité qui fait la matière même de l’ouvrage. Celle-ci traduit le refus de l’auteur de réduire les idées aux mots, d’où un déploiement du langage sous différentes formes. La rupture avec la poésie classique est donc patente et s’explique par un travail d’investigation sur le langage qui adjoint au texte tout un ensemble d’objets a priori inattendus, créant une alchimie verbale affranchie de la tradition. Œuvre inclassable, Lavis chair (Analyse III) interroge les rapports texte/image, chiffre/lettre, action/inaction, féminin/masculin, dominant/dominé, faisant interagir l’écriture, l’art et la pensée autour d’un même appel incessant: l’insoumission. Car le langage est pouvoir; s’en saisir à la manière de Stéphane Hoarau, c’est dire et refuser la déliquescence de notre société.

 A. G.

 

>Références du livre *:

Lavis chair (Analyse III)

France, éd. K’A, 2013, 69 p.

ISBN: 979-10-91435-01-7

Prix éditeur: 16,00 €

 

> Pour un exemplaire presse, s’adresser à : contact@editionska.com

> Distribution : Orphie (0262 30 61 62)

> Illustrations : Stéphane Hoarau

 

 * En librairie à l’île de La Réunion, et sur commande auprès des libraires ou de l’éditeur en France continentale.