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L’abîme est en moi : Denis Emorine, Prélude à un nouvel exil

Le nouveau recueil de poèmes de Denis Emorine Prélude à un nouvel exil (éditions Unicité , 2018) reprend les obsessions du poète : l’exil, l’Histoire, l’identité brisée, l’amour et la mort. L’écrivain ne parvient pas à échapper à la condition d’exilé que l’Histoire lui a infligée : un exil spatial et linguistique par ses ancêtres, nés à l’Est, en Russie. C’est pourquoi toute son oeuvre tourne autour de l’exil et de la mort.

Le poète vit intensément la rupture entre ses racines russes du côté paternel, comme il le confesse, et la culture occidentale dans laquelle il naît et vit, comme l’a remarqué Jean-Luc Maxence  page 70: « Denis Emorine est comme tiraillé par les hésitations de l’âme slave et les masques interchangeables d’une individuation identitaire ambiguë ».

Il est en quête de l’identité slave héritée, il se sent attaché à la grande culture russe à laquelle renvoie l’intertextualité de ses poèmes: littéraire, historique, musicale, mythique. Il fait allusion au destin dramatique des grands poètes (Marina Tsvetaeva, Alexandre Pouchkine) et compositeurs russes (Chostakovitch), leur fantasme hante ses vers, imprégnés d’un sentiment fort d’altérité.

Un élément intertextuel inédit de ce recueil est l’intrusion des personnages de son premier roman La mort en berne (2017) dans le texte des poèmes qui leur sont dédiés : Dominique et Laetitia Valarcher, Nóra Németh, le trio amoureux par lequel le romancier imagine une autofiction autobiographique à partir de son vécu. De même, le mariage du lyrique avec la prose par les deux parties, Voïna, au début du livre, et Langue russe : fantasmes, névrose et réalité, à la fin, en guise de prologue et épilogue. Mais la différence entre elles est fondamentale. Voïna est une narration proprement dite sur les horreurs de la guerre qui met en scène des personnages réels, décodés dans l’autoportrait en prose, fait par le poète dans l’Épilogue. Cette séquence narrative relève de la qualité de dramaturge du poète.

Entre le prologue et l’épilogue se tissent les poèmes qui font entendre le cri douloureux de l’auteur, dont l’esprit est sans cesse traversé par les fantasmes des exilés, des êtres chers ou des poètes chéris. La mort fait sentir sa présence et sa force partout, de l’Est meurtrier vers l’Ouest indifférent à la souffrance. L’histoire sanglante ne cesse de tuer, de faire des victimes, le fil tendu par-dessus les frontières est la poésie, métamorphosée en flamme, sang, arme contre la guerre dévastatrice. Mais elle aussi et l’amour éternel répandu dans le monde, ne parviennent pas à bannir son spectre hideux, à faire oublier le sang et à effacer le visage de la mort. Elle est toujours là, le contrepoids de la vie, avec ses guerres, chars, mitrailleuses et soldats prêts à exécuter les ordres et à faucher les vies des innocents. Les allusions directes à l’histoire récente de l’Europe divisée par des régimes politiques différents (l’invasion des troupes soviétiques en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968) et le rappel des assassinats des poètes sont perçus comme un signal d’alerte contre la liberté menacée à tout instant dans le monde. Ce n’est donc pas par hasard que « La mort vient de l’Est » est un leitmotiv de ses recueils de poèmes et de son roman La mort en berne.

Le poète reste un exilé, car il est la voix de la liberté qui ne laisse jamais étouffer son souffle, attisé par d’autres qui se font son porte-parole. Il risque la mort par ses poèmes qui dénoncent, crient la vérité et ne laissent pas l’oubli se déposer telle la neige sur les tragédies de l’Histoire, mais les rappellent sans cesse par l’écriture, un requiem pour les disparus et un memento pour les contemporains. La mémoire est un gouffre où se tourmentent des bribes douloureuses de l’histoire individuelle et collective vécue par l’écrivain, qui témoigne par son écriture, à la manière d’Albert Camus, des drames de l’humanité tout entière.

Denis Emorine est à tel point hanté par la mort et tourmenté par l’identité brisée qu’il ne peut pas guérir de son spectre en dépit de l’amour archétypal qu’il a eu la chance de vivre, ni se libérer du poids de l’exil. Il se sent un condamné à mort, car «  l’abîme est en moi  » , dit-il, sa mémoire le pousse à l’exil intérieur, l’enferme en soi, le rend captif de sa propre intériorité:

 

L’Histoire te rattraperait toujours.

Déjà

tu sentais leur souffle

sur ta nuque.

Ils t’ont rattrapé à la lisière

je me souviens

je n’ai rien pu faire pour te sauver

le temps d’écrire un poème

leur a suffi pour t’exécuter

 

Voilà un livre fort de sentiments qui prouve que la mémoire convertie en poèmes est le seul moyen de faire survivre par les souvenirs l’histoire personnelle en même tant que l’Histoire qui engloutit tout. Si illusoire que cela puisse être, la poésie ne cesse de rappeler et d’avertir contre les dangers qui guettent le monde.

 

                                                                                         Sonia Elvireanu