Bruno Viard, professeur de littérature à l’Université d’Aix-en-Provence, spécialiste du XIXe siècle français, dont on a recensé l’Anthologie consacrée à Pierre Leroux, sort quelque peu de son domaine avec un petit livre où il exprime sa conception d’une morale pour le temps présent. Il revendique trois sources principales d’inspiration : le socialiste « utopique » Pierre Leroux (1797-1871), déjà cité, chez qui il retient la nécessité de concilier individualisme et socialisme, liberté et égalité ; Marcel Mauss (1871-1950), le sociologue de l’Essai sur le don, en tant que penseur de la réciprocité, ce processus qui associe le souci d’autrui et le souci de soi ; enfin Paul Diel (1893-1972), psychologue qui insiste sur l’importance de l’estime (raisonnée) de soi, seule à même de faire barrage aux couples infernaux : l’orgueil exacerbé et le mépris des autres d’un côté, la honte et l’envie de l’autre.
Suivant à la fois René Girard (la violence mimétique) et Diel (les frustrations du moi), Viard considère que la violence n’est pas « enracinée dans la nature humaine ». Ainsi, selon lui, « l’homme est-il moins corrompu que corruptible ». Comme Alfred Adler (1870-1937), il conclut que « tout acte de cruauté recèle une blessure cachée ».
Dit autrement, si l’on admet que le comportement humain est commandé par trois besoins fondamentaux – le besoin alimentaire, le besoin sexuel et le besoin de reconnaissance – les blessures dont parle Adler relèvent de ce troisième besoin. Viard en tire un certain nombre de conséquences concernant les rapports à instaurer au sein de la famille comme, plus largement, au sein de la société. Disciple averti de Leroux, il ne manque pas de rappeler que seule la fraternité peut rendre possible simultanément l’égalité (en tout cas cette égalité minimale qui fait tellement défaut aujourd’hui) et la liberté.
On, le voit, ce petit livre ne ressemble en rien à un traité de morale traditionnel. On n’y trouvera rien sur l’origine du sentiment moral (en dehors du constat élémentaire que nous avons besoin des autres, que nous vivons sous le regard des autres), ni une liste de préceptes à suivre absolument, encore moins un impératif unique. On voit bien cependant l’orientation de l’auteur. Il rejette comme irréalistes aussi bien la morale chrétienne du don de soi que la morale communiste de l’égalité. Et il prend parti en faveur d’un « égoïsme conséquent », un égoïsme bien compris qui n’oublie jamais que notre bonheur dépend (aussi) des autres. Telle serait la « morale sans peine ».
Viard appartient au comité éditorial de la revue du MAUSS, acronyme de « Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales », mais, également, mouvement qui se revendique de Marcel Mauss. Le petit livre de Viard permet, incidemment, de mieux comprendre ce qu’est l’anti-utilitarisme du MAUSS : non le refus de tout calcul d’utilité, mais le refus du simple calcul égoïste, celui qui ne considérerait que l’intérêt de l’individu calculateur, en faisant complètement abstraction de l’intérêt d’autrui. Mauss, au demeurant, ne sous-estimait pas l’importance du calcul d’utilité puisque, l’acceptation du don entraînant l’obligation de rendre, le don devait être suivi par un contre-don proportionné.
L’amitié est un cadre privilégié pour l’exercice de la réciprocité. Depuis Montaigne, on n’ignore pas qu’il s’agit également d’une attitude morale par excellence. Des représentants éminents du courant utilitariste n’ont pas manqué de le souligner, George Edward Moore (1873-1958) en particulier, qui proclamait dans les Principia Ethica (1903) que « le plaisir de l’échange entre les hommes », à côté de « la jouissance des beaux objets », se situait au premier rang des buts dignes d’être poursuivis. Il serait intéressant que, dans une version augmentée de son essai, Viard puisse confronter sa morale à celle de Moore, puisque les deux ne semblent pas a priori très éloignées.