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La hardiesse du désir : Breton, Eluard, Fourier

André Breton Paul Eluard, Correspondance 1919-1938, Gallimard  (457 pages, 32 €)

Simone Debout & André Breton, Correspondance 1958-1966, suivie de Mémoire. D’André Breton à Charles Fourier : La révolution passionnelle et de Rétrospections, Éditions Claire Paulhan (286 pages, 35 €)

L’histoire du surréalisme n’a plus de secret pour qui s’intéresse aujourd’hui à ce grand moment d’effervescence littéraire et artistique. L’intérêt des correspondances de ceux qui en furent les acteurs est de nous faire suivre cette aventure à vif,  au jour le jour.

Les échanges épistolaires entre Breton et Eluard commencent en mars 1919. Paulhan en est à l’origine, qui fait savoir à Breton qu’un jeune poète du même âge que lui, Breton, pourrait écrire dans Littérature. Il s’appelle Paul Eugène Grindel, dit Paul Eluard. La grande boucherie de 14-18 vient de prendre fin, Dada est en pleine action. Tzara, Picabia sont les deux plus furieux agitateurs. On suit, dans l’échange de lettres entre Breton et Eluard, les motivations qui amènent les deux poètes à se séparer peu à peu de Dada. De leur rupture,  naît et prend son envol le surréalisme.

Les chers petits

On trouve toujours chez Breton, dans les lettres à ses amis,  des propos à la fois touchants et agaçants. Ainsi, là où l’on attend le Breton chef de guerre à la tête d’une phalange de durs à cuire semant la terreur dans les arts et les lettres, on rencontre un papa attentionné (ou un fiston dévoué, les rôles sont interchangeables), soucieux de constituer une petite famille soudée, solidement protégée. Entre lui et Eluard, ce ne sont que des: « Mon cher petit », « Cher petit Paul », « Cher petit André », « Mes chers petits enfants ». Où ça devient irritant, c’est quand une femme arrive dans les parages, avec le rôle que la fratrie mâle leur fait jouer, ou qu’elles-mêmes imposent. Et le ballet des femmes est étourdissant sur la scène surréaliste où l’addiction à « l’amour fou » est largement partagée. Les compagnes et épouses interviennent dans les débats et les querelles, mettent leur grain de sel dans les aventures sentimentales, les peines de cœur des uns et des autres. À la fin des missives, il est de bon de présenter des « hommages » à une mère, Madame Grindel, la maman du Petit Paul, ou les saluts aux dernières conquêtes féminines de ces messieurs. Ils sont bien élevés, polis, sentimentaux, usant d’un langage châtié, les deux poètes, et puis soudain, ça déraille, notamment quand les conflits politico-littéraires se précisent.  Alors, c’est l’invective, l’injure, la grossièreté (Breton y excelle), un tel le « fait chier », tel autre, Aragon, est une « canaille », Dali un « élément fasciste », la femme qui vient de quitter le Petit André un « chef-d’œuvre de l’ordure ».

La porcelaine bat des mains

Parfois, ils en viennent aux mains. Breton balance une gifle à son ex-copain Soupault. On se bagarre facilement (cf. la rixe lors du fameux banquet Saint-Pol-Roux à la Closerie des Lilas) ; on perturbe et tente d’empêcher le spectacle d’un ami devenu un « traitre » (le malheureux Max Ernst en a fait les frais pour sa participation aux Ballets russes de Serge Diaghilev). Reconnaissons que ces empoignades, parfois musclées, ne sont pas ce qu’il y a de plus déplaisant dans les actions publiques des surréalistes.

Les lettres des deux poètes sont rédigées dans une prose classique, mais dès que l’un d’eux s’exprime avec des poèmes, bonjour les dégâts ! « Une chanson de porcelaine bat des mains / Puis en morceaux mendie et meurt ». C’est du Eluard. Essayez de visualiser la chose.

La correspondance prend fin en 1938. Les conflits politiques, jusque là larvés  entre les deux épistoliers, atteignent un point de non-retour. Chacun a choisi son camp : Staline pour Eluard, Trotski pour Breton. Leur amitié, qui fut profonde, n’y survivra pas.

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Belle et forte femme

La correspondance que publie Claire Paulhan, Simone Debout & André Breton, est d’une tout autre nature. Nous sommes en 1958. Breton a soixante-deux ans. Revenu de son exil aux Etats-Unis après l’armistice, il écrit en 1947 un long poème, l’Ode à Charles Fourier.  Dans ces années d’après-guerre, l’œuvre de celui que Breton appelle « le rêveur  sublime » ne suscite plus d’intérêt. C’est dix ans après avoir écrit son Ode qu’il apprend qu’une jeune femme, Simone Debout, travaille sur Fourier. Il lui écrit le 30 Juillet  1958, se disant d’abord touché par le « si beau bleu » de son regard (toujours galant avec les jolies femmes, le poète), puis dans une lettre suivante il lui déclare qu’avec son étude en cours sur le grand utopiste du 19ème siècle il y va à ses yeux « de l’avenir du monde ».

Belle femme, mais forte femme, Simone Debout la bien-nommée, qui, toute admirative qu’elle soit de Breton, ne s’en laisse pas conter par lui quand il tente,  avec amis surréalistes de la dernière génération et autres intellectuels  trotskisants, de l’embrigader dans l’aventure de la revue 14 Juillet dont les attaques violentes contre de Gaulle, désigné comme un nouveau dictateur (nous sommes en 1958), ne sont pas le signe d’une grande lucidité politique. Leur inflation verbale agace Simone Debout. « Ce grand homme (De Gaulle), répond-t-elle à Breton, est un accident du pourrissement socialiste », « les partis communistes et socialistes, eux sont à réinventer ». À en juger aujourd’hui,  on ne pas dire qu’elle ait été entendue.

Dans une postface à leur correspondance, Simone Debout, après la mort d’André Breton en 1966, revient  dans un très beau texte sur les circonstances de leur rencontre, sur leurs engagements politiques respectifs, sur Sade et l’importance de Feud, sur « l’irréductibilité du mal », sur leurs conceptions de l’amour et du sexe et plus précisément sur la place qu’auront à tenir les femmes dans les combats à venir sur ces terrains-là.

« Fourier libère la hardiesse du désir ». Qu’elle soit entendue en un moment de notre histoire où le mot « désir » est banni.