José Tomás
Dialogue avec Navigante
Au Diable Vauvert
« On a tout dit sur la corrida du 16 septembre 2012, et il y a tant à dire encore, puisqu’un mythe tauromachique a pris forme de jour-là ». C’est Denis Podalydès qui s’exprime ainsi dans sa préface au livre publié par les éditions Au diable Vauvert, Dialogue avec Navegante, un recueil de textes consacrés à José Tomás, ce torero qui fait dire à Podalydès que les aficionados qui se trouvaient dans les arènes de Nîmes ce jour-là ont assisté à une corrida si exceptionnelle qu’elle tenait d’une sorte de « miracle ».
Le visage du maestro
Évoquant l’art de toréer de José Tomás, Denis Podalydès poursuit : « Je revois le paseo. Tout revient en désordre. Le visage du maestro dans le patio de caballo. Portrait de l’Absence en travail. Jamais, sur toutes les photos, le regard n’est autre que celui que nous avons vu, lointain, traversant les murs et les personnes, attendant le taureau, seul n’ayant affaire qu’à lui seul ». Podalydès conclue ainsi son panégyrique du maestro : « Nous étions tous à Nîmes le 16 septembre 2012».
Je n’étais pas à Nîmes le 16 septembre 2012, mais j’étais à Paris le 9 décembre 2014, au Théâtre de l’Alliance française où les éditions Au diable Vauvert avaient organisé une soirée d’hommage à José Tomás à l’occasion de la publication du Dialogue avec Navigante. Le maestro était présent (il avait fait un aller-retour Mexico-Paris pour la circonstance). Marion Mazaurie, directrice des éditions Au Diable Vauvert, et François Zumbiehl, auteur d’un récent essai le Discours de la corrida (1) introduisirent la soirée avant de donner la parole au maestro. Après le départ de celui-ci pour Roissy, fut projeté le film de Joël Jacobi qui donnait à voir quelques grands moments de la corrida de Nîmes, puis Denis Podalydès lut le texte du discours que José Tomás avait prononcé le 10 mai 2012, lors de la remise du prix Paquiro, cette prosopopée qu’il titra Dialogue avec Navigante.
François Zumbiehl a raison d’écrire, dans son essai récemment paru, que ne reste d’une corrida vue en images que « le squelette ». N’empêche, grâce au montage des beaux plans du film de Joël Jacobi, à Nîmes, moi aussi j’y fus, un peu, beaucoup, en tout cas suffisamment pour comprendre que ce toreo approchait ce que le philosophe Fernando Savater a appelé « la Faena, unique, éternelle », celle rêvée, absente, inoubliable et pourtant perdue pour toujours, et pourtant à nouveau et sans cesse espérée.
Tout se paie
Les aficionados le savent, le 24 avril 2010, José Tomás faillit perdre la vie dans les arènes d’Aguascalientes au Mexique. Le toro bravo qui le blessa très gravement s’appelait Navigante (un nom nouveau qui restera célèbre dans les annales de la tauromachie, eh oui ! chers anti-corridas, ce qui n’est pas le cas pour les malheureux bœufs que, pour la plupart d’entre vous, vous continuez à dévorer à belles dents en toute bonne conscience). À ce toro, qui vient le visiter sur son lit d’hôpital, José Tomás pose la question : « Pourquoi t’es-tu retourné sur moi de façon imprévisible ? ». Réponse de Navigante avec qui, au fil des conversations, une relation de confiance s’établit, comme il arrive entre « collègues » : « Parce qu’il te fallait payer encore une fois (José Tomás a été plusieurs fois blessé au cours de précédentes corridas) pour tout ce que nous les toros, nous ne cessons de te donner. D’abord, c’est grâce à nos charges que ta vie prend tout son sens. Face à nous, dans l’arène, tu te sens davantage vivant, tu peux t’exprimer en nous toréant et, dans cette union avec nous, atteindre l’art. Tu crées du rêve pour le public qui vient te voir aux arènes, de l’émotion quand tu t’accordes avec nous, en harmonie avec nos charges. Tu reçois des prix comme ce Paquiro. Tout se paie, et, comme vous le savez bien, vous les toreros, à nous de vous passer la facture de temps en temps. C’est donc à moi qu’est revenu le sale boulot de te faire payer, et bien que l’attaque soit inscrite dans mes gènes, crois-moi, il m’en a coûté (…). “Tu as raison ”, Navigante, lui ai-je répondu. Mon éducation taurine m’a convaincu que je dois payer un tribut, et je le dis très simplement chaque fois que c’est le cas. C’est bien ce qui s’est passé à Aguascalientes ».
Il y a martyr et martyr
Mario Vargas Llosa, dans le beau texte qui suit celui de José Tomás (à signaler également sept autres interventions inspirées d’auteurs français, espagnols et mexicains), prolonge le dialogue du torero avec Navigante par un Monologue du taureau. Occasion pour le grand écrivain péruvien de rappeler les liens anciens noués entre l’homme, le taureau, l’art et la poésie (cf. Lascaux), et de plaider pour que la race des toros bravos ne soit anéantie par l’interdiction totale de la corrida, laissant la place aux seuls dociles et inoffensifs troupeaux de « vaches laitières » et de bêtes châtrées promises aux abattoirs. Il y a bien peu de chances que Vargas Llosa soit entendu des groupes de pression anti-corridas. Le hasard m’a mis récemment sous les yeux un texte d’Arno Klarsfeld, texte qui traîne tous les poncifs de ces minorités bruyamment agissantes : la corrida mise dans le même sac que « la chasse à courre », le taureau qualifié de martyr (le lien a déjà été odieusement fait par des antitaurins entre la corrida et la Shoah), et ultime argument de son réquisitoire : l’inéluctable et espérée disparition de la corrida puisque « l’opinion » le veut (qu’en sait-il ? les laissés pour compte de notre société actuelle, les milliers d’ouvriers mis au chômage ont sans doute d’autres raisons de manifester que d’aller taper sur des casseroles autour des arènes). Arno Klarsfeld a tendance à confondre confond démocratie et dictature de l’opinion. Oublie-t-il qu’Hitler, l’opinion l’a voulu, et que si Robert Badinter avait suivi « l’opinion », la peine de mort serait encore d’actualitéen France.
Mais j’oublie ces propos qui n’aident pas à un débat plus serein, débat à mener, sur la question de la douleur animale et des droits de nos amis les bêtes. Je garde, moi, en mémoire, le visage du torero José Tomás tel que je l’ai vu en vidéo avant la corrida de Nîmes et tel que l’a vu, dans le réel, Denis Podalydès, visage fermé, tendu, concentré, et le visage du même que j’ai vu à Paris, mais si différent, le visage souriant d’une sorte de grand adolescent timide (il a en vérité 39 ans) à qui la barbe et le chapeau noir, porté et ôté avec élégance et humour, conféraient la prestance de d’un hidalgo de légende .
( 1) Éditions Verdier.