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Innocents et barbares

Olivier Rolin

Le météorologue

Seuil. Fiction & Cie

 

C’est une expérience étrange que de lire le beau et terrible livre d’Olivier Rolin, le Météorologue, quand dans le même temps vous parviennent les informations et les images des massacres de masse et des assassinats perpétrés par les fous d’Allah de l’État dit islamique. Ainsi ces quatre « innocents », comme répètent à l’envi les médias, deux Américains, un Anglais, un Français, égorgés (pourquoi dit-on « décapités » ? On décapite avec un sabre, une hache, une guillotine, sûrement pas avec un couteau. Est-ce le mot « égorgés » qui fait peur, renvoyant à la façon sanglante dont on tue les moutons, dans l’islam notamment ?). Innocents, certes, ils l’étaient, ces quatre otages, mais pas plus pas moins que les milliers de chrétiens et de yasidis victimes de ce qu’il va bien falloir appeler une tentative de génocide. Sans les quatre Européens et Américains ayant  à leur tour été mis à mort ignoblement, nos États seraient-ils (enfin ! mais bien timidement hélas) intervenus contre les « barbares » ?

 

Une mémoire labile

« Barbares », c’est ainsi que l’on désigne chez nous cette engeance de nouveaux criminels. Nouveaux, vraiment ? C’est l’autre question, après celle sur les « innocents », que je me posais en lisant le livre d’Olivier  Rolin. Avant d’évoquer le personnage principal à l’origine de son récit, le météorologue Alexéï Féodossiévitch Vangengheim, je crois bon d’attirer plus particulièrement l’attention des lecteurs  sur les derniers chapitres du livre où il est rappelé  qu’une autre folie meurtrière a fait au 20ème siècle non pas des milliers mais des millions de morts, je veux parler de la mal-nommée stalinienne (mal-nommée car elle a fait des ravages humains bien avant le règne du paranoïaque Petit-Père-des-Peuples), folie meurtrière dont on est censé connaître l’ampleur depuis longtemps grâce aux  travaux d’une nouvelle génération d’historiens. Or, bizarrement, cette réalité-là, au contraire de la nazie, a la fâcheuse tendance à s’effacer de nos mémoires. En France surtout. Raisons politiques et idéologiques (rôle du parti communiste dans l’Union de la gauche) ? C’est probable. Ou les écrits sur l’Union Soviétique et particulièrement sur le Goulag ont-ils le caractère trop abstrait des analyses historiques ? Des chiffres, ces millions de morts, oui, mais l’appréhension concrète des choses, le vécu de ceux qui furent pris dans le maelstrom infernal ? Sans doute, faut-il toujours un écrivain pour ajouter aux indispensables recherches des historiens un autre type de connaissance. Une connaissance physique, corporelle, charnelle, où les sens, tous les sens, s’ajotent à une indispensable faculté d’empathie et à un don non moins précieux de l’imagination. Olivier Rolin est un de ces écrivains. Pour comprendre, il lui faut aller sur place, là où les événements ont eu lieu. Voir, sur des photos, les visages des victimes, lire leurs noms, il en remplit pour mémoire et en manière d’hommage des pages entières de son livre ; s’imprégner de l’atmosphère des lieux où les massacres furent perpétrés,  ces paysages du grand nord glacé de la Russie, ces forêts, ces lacs gelés, les immenses étendues de neige, ces ciels dont  il sait voir et nous rendre sensible la beauté ; entendre le bruit des vents, le cri des oiseaux, le silence aussi ; marcher sur la terre durcie où des milliers de cadavres reposent, la toucher, la sonder.

 

Sept cent cinquante mille personnes fusillées

Olivier Rolin, comme son frère Jean, est, on le sait, un grand voyageur, bien que voyageur ne soit pas le mot, lequel a une connotation de légèreté, de touristomanie culturelle qui ne convient guère aux expériences vécues de l’auteur de Port-Soudan, de Bakou Derniers jours, de Sibérie, de la Havane….  Le voyageur passe, Rolin, lui, pose ses maigres bagages (peu de fringues, quelques livres) dans les endroits les plus improbables, les plus délaissés de la terre, là où les littérateurs ne sont pas foule, autant dire que ni Venise  ni New York ne sont pour lui des destinations privilégiées. Lui, c’est un tropisme particulier, ancien, qui l’attire à intervalles réguliers vers un pays, la Russie. Il s’en explique : ses engagements politiques passés, ses rêves utopiques d’une révolution apportant le bonheur de l’humanité, et le pays où ils se sont effondrés en premier…

Voici les informations livrées par Rolin, dans leur brutale sobriété : en seulement seize mois de la « Grande Terreur » déclenchée par Staline en 1937, sept cent cinquante mille personnes ont été fusillées. Trois millions sont mortes de faim. Dans la région d’Arkhangelsk, sur les îles Solovki, archipel au milieu de la Mer Blanche qui vit la naissance du premier camp du Goulag, un convoi de mille cent seize « condamnés »  sont conduits dans une forêt, mille cent onze seront exécutés, au milieu desquels Vagengheim, ce paisible observateur de la nature, cet amoureux des nuages qui était devenu en 1929 le premier directeur du Service hydro-météorologique de l’URSS.

 

Avoir peur de l’homme

« Barbares”, les égorgeurs de Syrie et d’Irak ? Au sens actuel du mot, bien sûr, mais plus que les assassins d’Alexeï Feodossievitch et des centaines de milliers de ses semblables qui, pour beaucoup,  croyaient naïvement aider à la construction du socialisme ? Des différences, certes. Les uns travaillent de façon archaïque au couteau, comme des bouchers, les autres tiraient une balle dans le crâne ; les tueurs de la Guépéou puis du NKVD dissimulaient honteusement leurs crimes (ce n’est que dans les années quatre-vingt dix qu’on retrouvera dans la “forêt des fusillés”, sous un sol gelé qu’a arpenté Olivier Rolin, les trois cent soixante fosses où plus de sept mille personnes ont été exécutées entre 1934 et 1941), les bourreaux islamistes, eux, exhibent ignominieusement leurs exécutions aux yeux du monde entier.

Le récit bouleversant et terrifiant qu’Olivier Rolin fait de ce qu’ont été les derniers jours du météorologue, dont il ne fait pas un héros exemplaire (Vangengheim continuera d’affirmer étrangement sa foi dans le communisme et dans le camarade Staline), nous remet opportunément en mémoire ce qu’a été “l’histoire atroce” du “socialisme  réel” qu’il juge à raison toujours largement ignorée chez nous. Phrase terrible d’un ancien détenu du Goulag, Julius Margolin, que cite Rolin : “l’URSS m’a appris à avoir peur de l’homme”. Ce ne sont pas les égorgeurs de l’EI qui vont aujourd’hui nous redonner confiance en lui.