De la créolisation culturelle
Un double numéro de la revue Archipélies et une fertile réunion d’universitaires qui portent des regards croisés sur un concept aux limites mal évaluées: celui de créolisation culturelle. De la langue à l’architecture, de la musique aux rites, les auteurs qui ont apporté leur contribution au séminaire du CRILLASH (Centre de Recherches Interdisciplinaires en Lettres, Langues, Arts et Sciences Humaines) sur la question (Université des Antilles et de la Guyane, 2011) cernent ainsi plus étroitement un processus, un perpétuel devenir presque, où se jouent rencontres, interpénétrations et recréations. Qu’ils soient théoriques ou attachés à des objets d’étude plus pointus, ces textes font ainsi plus que participer “au débat sur la créolisation, à son épistémologie, son exemplification”; ils les repoussent et les enrichissent encore.
Ethnologues et ethnomusicologues, critiques littéraires et historiens… on ne peut citer tous les spécialistes ici convoqués pour parler “créolisation”. Mais ce panorama non exhaustif suffit à lui seul pour dire toute l’ampleur et les infinies facettes d’un mouvement décelé, révélé et analysé par des auteurs qui, on l’aura compris, élargissent considérablement, avec acuité et limpidité, la recherche sur le sujet.
Ce numéro d’Archipélies est offert à Jean-Luc Bonniol. À l’occasion du départ à la retraite de cet éminent anthropologue des mondes créoles, la revue rend ainsi hommage à ses travaux, à son parcours.
Cette publication est disponible ici :
http://www.publibook.com/librairie/livre.php?isbn=9782748391459
* Archipélies n° 3-4: De la créolisation culturelle ; numéro coordonné par Gerry L’Étang ; Paris ; Publibook ; 2012 ; ISBN 9782748391459 ; 338 pages ; 36 €.
Résumés des articles
La créolisation: locale ou mondiale ?
Jean Benoist
Université Aix-Marseille III
L’emploi du concept de «créolisation» dans le langage des sciences sociales et au-delà, pose plusieurs questions et s’accompagne de certaines dérives de sens. Pour aider à clarifier cet emploi, on se place ici successivement à trois niveaux. Le premier concerne le processus spécifique à certaines des sociétés nées de l’expansion européenne des XVIe et XVIIe siècles, essentiellement en Amérique. On aborde ensuite les facteurs, aussi bien heuristiques qu’idéologiques, qui ont poussé à la généralisation du concept. Enfin, on replace la «créolisation» dans la dynamique générale de l’évolution des sociétés; elle apparaît alors comme un mécanisme temporaire de recomposition identitaire.
Créolisation, Identité, Dynamique socio-culturelle, Antilles, Île Maurice
Les théories «anglo-saxonnes» de la créolisation culturelle
Jean-Luc Bonniol
Centre Norbert Elias
Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme
Aix-Marseille Université
Alors même que le terme de créole est né puis s’est diffusé dans les terres anciennement colonisées par les pays de langue romane (criollo dans les possessions espagnoles, créole dans les possessions françaises…) et qu’il a récemment suscité une revendication d’ordre identitaire dans l’espace francophone (créolité), le substantif créolisation, d’abord forgé pour désigner un processus linguistique, s’est imposé dans les sciences sociales de langue anglaise (creolization) à partir des années 1950. Il sera ici fait référence à des auteurs américains, britanniques, scandinaves, mais aussi west indians, qui ont contribué à l’émergence d’un champ académique spécifique, et l’ont alimenté de très nombreuses publications. Celles-ci ont au premier chef appliqué le concept, de manière spécifique, aux dynamiques culturelles observables dans le cadre des sociétés de plantation esclavagistes et post-esclavagistes du Nouveau Monde. On s’efforcera de suivre les logiques qui ont présidé à cette innovation terminologique par rapport à d’autres concepts déjà présents dans le champ, en passant en revue les différentes propositions théoriques qui ont pu se succéder, qui pour la plupart mettent l’accent sur les processus d’interpénétration culturelle, tout en appréciant l’intérêt de la métaphore linguistique, en particulier autour de la notion de continuum… On s’intéressera enfin à l’extension récente, spatiale et temporelle, de la notion, dont les limites doivent toutefois être interrogées.
Créole, Créolisation culturelle, Continuum créole, Société de plantation, Postmodernité
À la genèse des sociétés créoles: la variation écologique
Gerry L’Étang
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Tous les groupes à l’origine des sociétés créoles ont été en situation de variation écologique et ont vécu des changements radicaux par rapport à leurs sociétés d’origine. Ce fut le cas des populations déterritorialisées qui s’installèrent dans les sociétés de plantation des Amériques. Elles transformèrent leur nouvel environnement et furent transformées par lui. Ce fut aussi le cas des populations autochtones qui virent leurs écosystèmes bouleversés par les arrivants. Le changement climatique (au regard de l’Europe) fut un facteur essentiel de la variation écologique. Des zones principalement tropicales furent modifiées par l’importation de plantes non européennes cultivées essentiellement par des esclaves déportés d’Afrique. L’écologie de la plantation esclavagiste structura profondément les sociétés créoles, quand bien même existaient parallèlement des paysanneries européennes qui ne purent accéder à la grande propriété, ou d’origine africaine qui purent se dégager de son emprise. Après avoir présenté le cadre général de cette variation écologique (l’Amérique des plantations), nous nous arrêterons sur le cas particulier de la Martinique.
Interaction, Amérique des plantations, Martinique, Variation écologique, Créolisation culturelle
Créolisation des langues et des cultures:
approche épistémologique et analytique d’un mécanisme asymétrique
Jean Bernabé
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Langue et culture constituent des «lieux» auxquels est communément assignée la qualification de créole. Mais ce sont aussi des objets épistémologiques autant qu’idéologiques dont il convient de prendre la mesure quand on s’intéresse à la problématique de la créolisation. La distinction qui s’impose entre langue et parole recouvre celle qui existe entre civilisation et culture. À cet égard, le présent article tente de faire le départ entre ce qui est de l’ordre de la réalité première ou de la représentation seconde, du concret ou de l’abstrait, du factuel ou du structurel, du matriciel ou du résultat, de l’essence ou du processus. Les différents modes et types de créolisation sont liées à la diversité des conditions présidant à la mise en contact des populations et démentent par là même le caractère univoque des processus de créolisation tout autant que de ceux de mondialisation. S’il est possible d’établir l’existence de langues dites créoles, sans pour autant en faire des langues spéciales, il est aventureux d’attribuer la qualité structurelle de créole aux cultures et aux sociétés. En revanche, il n’y a rien de déraisonnable à valider le concept de créolité, non point comme l’expression d’une essence, mais au contraire comme une notion constructiviste, porteuse d’un projet, celui du « partage des ancêtres » et ce, contre toutes les idéologies ataviques de la racine unique et du repli ethnocentrique.
Créole, Créolisation, Créolité, Civilisation, Culture
Réflexions sur la créolisation et sa production à La Réunion
Christian Ghasarian
Université de Neuchâtel
Du «métissage» à la «créolité», en passant par le «groupe ethnique», l’«identité», etc., un certain nombre de concepts explicatifs sont régulièrement mobilisés dans les écrits sur la société réunionnaise. Mais derrière ceux-ci se profilent, explicitement ou implicitement, des modèles de compréhension de la société par les auteurs. Les récits expriment ce que l’on considère avoir compris sur la société mais aussi souvent, de façon non avouée, comment on voudrait la voir. Il importe de resituer les descriptions et analyses dans leur contexte de production. La responsabilité des anthropologues vis-à-vis de leurs textes est grande. Si l’exercice de décodage de ces aspects hautement subjectifs doit être entrepris avec humilité, il n’en demeure pas moins nécessaire pour évaluer la pertinence ou les limites des explications proposées. Quelques pistes d’analyse critique seront ici exposées pour aiguiser ce nécessaire regard critique, notamment sur les enjeux de la créolisation et de la créolité.
Créolisation, Créolité, La Réunion, identité, Réflexivité
Dieu créolisé
Philippe Chanson
Laboratoire d’Anthropologie Prospective (LAAP)
Université de Louvain
Cette contribution s’intéresse aux processus de créolisation du sujet-objet «Dieu» aux Antilles françaises, en tant que Bon Dieu imposé d’abord par le christianisme colonial avant qu’il ne prenne le lexique créole et un fond créolisé en Bondyé, et ceci quelle que soit finalement la dénomination des nombreuses niches religieuses qui ont fini par prendre pied sur le sol de ces terres chahutées par l’Histoire. Ces lignes exploreront les différentes étapes et facettes de cette question en ouvrant successivement les portes des processus de créolisation au plan lexicographique (rappelant comment l’entité «Dieu» a été scriptée), symbolique (soupirant devant l’identité de ce Dieu interrogé), théologique (remémorant l’agrippement historique des Dieux débarqués), systémique (abordant les processus opératoires aboutissant à une perception de Dieu combinée), rhizomique (découvrant l’étonnante nouvelle d’un Dieu drivé) et prophétique (traitant le Dieu de la «Mondialité» glissantienne à partir de matériaux inédits).
Créolisation, Dieu, Mondialité, Niches religieuses, Systémique
«Enfans de l’Amérique»:
La citoyenneté dans la presse de Saint-Domingue, 1793
Aletha Stahl
Earlham College
Cette analyse de la presse saint-dominguoise de 1793 révèle des différences entre Saint-Domingue et la France relativement à l’idée de citoyenneté, tout en soulignant que la citoyenneté ici se base sur le droit français. Elle témoigne aussi de l’importance de la langue créole et montre son élaboration graphique, bien que le français reste la norme de la culture écrite dans la colonie, et elle soutient l’idée d’une conscience de la rhétoricité du langage et donc des efforts pour réinventer la société par aménagement linguistique. Le discours qui en résulte contribue à une configuration de la citoyenneté qu’on pourrait qualifier de créole.
Créole, Créolisation, Citoyenneté, Saint-Domingue, Presse
Créolisation et trajectoires musicales en Martinique
Monique Desroches
Laboratoire d’ethnomusicologie et d’organologie
Université de Montréal
Cet article tente de positionner le concept de créolisation en musique et d’en mesurer la fécondité pour la compréhension du phénomène musical. Les stratégies de production comme celles des conduites d’écoute sont complexes et procurent au phénomène musical une épaisseur sémantique et polysémique. La créolisation suffit-elle alors pour éclairer les processus de construction identitaire à travers les pratiques musicales ? L’article examine dans cette foulée, certaines musiques de la Martinique. Souhaitant mettre en exergue la relation dynamique entre la musique et le processus de construction identitaire, il cherche à montrer la fécondité de concepts autres que celui de la créolisation, comme ceux de territorialité musicale, de signature singulière et de procédés performanciels.
Créolisation musicale, Performance musicale, Martinique, Signature singulière, Zouk
Syncrétismes architecturaux dans les Mascareignes du XVIIe au XIXe siècle
Vincent Huyghues Belrose
Université des Antilles et de la Guyane
Depuis le milieu du XXe siècle, une série d’ouvrages s’attache à valoriser les «villas» et les «cases» créoles menacées de disparition. Mais les études conduites à La Réunion depuis 1970 n’ont pas remis en cause les limites chronologiques et typologiques du champ d’étude de l’habitat domestique posées depuis 1960. Pourtant, dès la fondation de la colonie de Bourbon, le phénomène de créolisation de l’architecture locale est manifeste. Conservant l’outillage et le savoir-faire de leurs origines rurales, les premiers colons blancs ont emprunté aux Malgaches la totalité des techniques de survie et d’abri dans un milieu qui leur était totalement inconnu. La société créole en formation a ensuite adopté des modèles et des techniques de construction indiens et africains. S’il y a eu nécessaire simplification des apports, il n’y a pas eu nécessaire appauvrissement de la résultante car, par un phénomène de convergence, les différentes techniques ont concouru à l’enrichissement et à l’originalité de cette résultante.
Habitat domestique, Île de La Réunion, Créolisation, Histoire des techniques, Typologie
Du charivari français au «chalbari» créole à la Martinique
Raphaël Confiant
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Ancienne coutume paysanne française, le «charivari», manifestation semi-improvisée visant pour un quartier ou un village à se gausser d’unions matrimoniales dépareillées (un vieux avec une jeune femme, une riche veuve avec un jeune homme sans le sou, etc.) en organisant la nuit des noces et parfois les jours d’après, autour du domicile des nouveaux époux, un vacarme de tous les diables à l’aide d’instruments de musique également improvisés, fut transplanté aux Antilles à compter du XVIIe siècle par les colons de basse extraction dits «Petits Blancs». Cette pratique rituelle qui, en Europe, visait, sous des dehors carnavalesques, à assurer le contrôle du groupe sur la matrimonialité et à renforcer la monogamie, s’est créolisée sous le nom de «chalbari» en prenant une signification tout à fait différente dans des sociétés insulaires marquées par la rareté des femmes sur fond de génocide des Amérindiens et d’esclavage des Noirs. Il y a d’abord le souci de pérennisation des enclaves de colonisation grâce à un apport constant de colons et d’esclaves jeunes et donc en âge de fonder une famille dans le premier cas et de se reproduire dans le second, ce qui exigeait un stock de femmes disponibles et donc non susceptibles d’être accaparées par le biais d’unions dépareillées. Il y a ensuite des relations de voisinage spécifiques, marquées par la jalousie et la sorcellerie, au sein de cette anti-société qu’était la société esclavagiste et même, très longtemps, post-esclavagiste. Enfin, du «charivari» français au «chalbari» antillais se donnent à lire les mécanismes subtils d’adaptation-transformation-recréation qui sont au cœur du processus dit de «créolisation».
Charivari, «Chalbari», Créolisation, Matrimonialité, Sorcellerie
La Haute-Taille: un paradigme de créolisation culturelle
David Khatile
Université des Antilles et de la Guyane
La Haute-Taille est un genre martiniquais de contredanse/quadrille qui résulte des mécanismes et processus de réélaboration locaux qui se sont opérés par étapes successives. Elle est étroitement associée à l’émergence des nouvelles socialités paysannes des mornes du sud de l’île, dans les décades qui font suite à l’abolition de l’esclavage en 1848. Il y a deux niveaux articulatoires dans la créolisation de la Haute-Taille : un processus historique qui vise à structurer et fixer un modèle musico-chorégraphique type, et un processus dynamique permanent par le biais duquel ce modèle se renouvelle et se reformule au fil des générations. La créolisation culturelle s’effectue à travers un dialogue constant entre signature collective et signature individuelle des acteurs de la tradition.
Créolisation, Haute-taille, Martinique, Contredanse, Quadrille
Chants tamouls aux Antilles: un patrimoine entre écrit et oral
Appasamy Murugaiyan
UMR 7528 – Mondes iranien et indien
Ecole Pratique des Hautes Études (SHP)
Au Pays Tamoul et dans le reste du monde indien, la tradition textuelle fut conçue, conservée et transmise oralement de génération en génération. La fixation du texte par écrit interviendra par la suite. Cependant, certains types de savoirs et de savoir-faire traditionnels y sont encore transmis oralement, la source écrite apparaissant comme un recours en cas de défaillance de l’oralité. Les deux systèmes, oral et scriptural, coexistent donc en Inde. Par contre, au sein de la descendance tamoule de Martinique et de Guadeloupe, l’oralité seule a survécu. Aux Antilles françaises, le tamoul, qui n’est utilisé que lors des cultes et des rites familiaux, est devenu une langue sacrée. Il semble qu’un répertoire qui s’élèverait à de plus de quatre cents chants, prières et pièces de théâtre y ait été préservé et transmis oralement depuis plus de 150 ans. Deux terrains de recherche dans ces îles nous ont permis d’enregistrer une cinquantaine de chants. L’analyse de ceux-ci nous a conduits à constater des changements linguistiques considérables par rapport au tamoul actuellement parlé en Inde, changements dus notamment au contact avec les langues des îles et à la perte progressive de l’emploi de la langue tamoule. Mais malgré ces changements, nous avons pu « reconstituer » certains de ces chants en nous appuyant sur des textes imprimés en Inde au début du XXe siècle. Par ailleurs, depuis une trentaine d’années, les Antillais d’origine tamoule rétablissent des contacts avec l’Inde et le Pays Tamoul et montrent un regain d’intérêt pour la langue de leurs ancêtres.
Transmission du tamoul, Antilles françaises, Pays tamoul, Oralité, Patrimoine
La créolisation selon Saint-John Perse
André Claverie
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Saint-John Perse a transmué la «créolité» de ses origines antillaises en une nouvelle philosophie de l’interculturalité. Le poète présente cette «créolisation» comme une «bi-genèse» provoquée par le choc interculturel, interpersonnel, de la rencontre avec l’Étranger. Transposition de son contact avec le monde chinois, la «chanson» liminaire d’Anabase illustre cette scène critique du croisement civilisationnel incarné par deux instances personnelles réversibles: le Narrateur-Voyageur dont la subjectivité se trouve confrontée à l’extranéité de l’Autre. Cette confrontation avec l’Étranger, sublimée en transaction ontologique, suscite au plus intime du sujet une réactivation de ses forces créatrices, grâce à la découverte de sa propre extranéité – cette part d’inconnu où s’origine l’expression la plus authentique de sa singularité. Ni repli identitaire, ni métissage, la créolisation selon Saint-John Perse se révèle comme une dialectique des consciences qui vivifie les qualités intrinsèques des actants culturels, par la transmutation de leurs valeurs respectives.
Créolisation, Anabase, Bi-génèse, Interculturalité, Saint-John Perse
Néo-créolisation en Martinique:
le rôle des églises pentecôtistes dans le processus d’intégration
et d’éducation de la communauté haïtienne
Max Bélaise
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
L’immigration haïtienne aux Antilles françaises constitue un véritable choc pour des individus propulsés dans des terres qui constituent l’Europe tropicale et qui, d’emblée, leur sont hostiles. Pourtant, outre la langue créole, ces Haïtiens partagent avec leurs hôtes une culture créole. Cette perception, André-Marcel d’Ans (1986) la nomme Créolitude, c’est-à-dire une déclinaison de la langue et la culture créoles partagées par les Haïtiens et les Antillais français. Celle-ci entre en concurrence avec le concept d’Haïtianitude (ibid.), qui renvoie a contrario à un sentiment d’appartenance à la patrie de Toussaint Louverture et trouve sa pleine signification dans le contexte de l’exil en Martinique. Par ailleurs, une communication se met en place entre les idiosyncrasies haïtienne, martiniquaise et anglo-antillaise (principalement de Sainte-Lucie et de la Dominique), une fois qu’elles sont débarrassées de leurs aspérités. Ce processus de rencontre est à l’origine d’une néo-créolisation, phénomène dont nous avons pris la mesure en observant des communautés néo-protestantes haïtiennes de la Martinique. Celles-ci sont de véritables laboratoires permettant d’observer ce phénomène: parce que d’une part elles ne sont pas nombreuses, parce que d’autre part, initialement Églises ethniques, elles se sont au du temps désethnicisées en accueillant des Martiniquais, des Anglo-antillais, voire des Guadeloupéens et des Guyanais; si bien que l’on observe l’émergence d’un continuum linguistique ou néo-créole permettant la communication entre ces adeptes de divers horizons. Par ailleurs, ce processus qui vaut pour la langue vaut aussi pour d’autres éléments culturels: la liturgie, la musique, l’éducation ou la cuisine. Les mariages «mixtes» participent de ce processus, singulièrement au niveau culinaire, selon nos informateurs. Concernant l’éducation, la transmission intergénérationnelle s’opère selon cette même modalité interculturelle.
Néo-créolisation, Immigration haïtienne, Églises ethniques, Antilles françaises, Anthropologie de l’éducation et de la migration
Considérations générales sur les environnements biophysiques et les hommes
dans les Antilles françaises:
les principaux déterminismes des paysages
Philippe Joseph
UMR ESPACE-DEV, Université des Antilles et de la Guyane
Du fait de leur position géographique, de leur histoire et de leur appartenance à la France et plus récemment à l’Europe, la Martinique et la Guadeloupe s’érigent au sein des Petites Antilles en mondes singuliers. Malgré de fortes similarités écologiques, historiques, ethniques et culturelles (créoles) avec les autres îles de l’archipel (anglaises et néerlandaises), des différences notables existent tant du point de vue économique que de l’aménagement de l’espace. Des conséquences sur l’environnement biophysique résultent de ce phénomène et sont inégales. La Martinique et la Guadeloupe, à l’interface des deux Amériques, surpeuplées et exposées aux risques telluriques, climatiques et écologiques, bénéficient d’une large panoplie de lois et de financements relatifs aux stratégies environnementales, nationales et européennes. Les responsabilités politiques et les compétences gestionnaires sont effectives à tous les échelons sociétaux. Néanmoins, les nécessités du développement accentuent l’anthropisation. Cette dernière réduit la capacité de résilience des écosystèmes et potentialise les impacts des aléas naturels et écologiques. Les risques de toute nature qui en résultent entravent le développement économique. Comment concilier développement et préservation des environnements dans des territoires exigus, biologiquement riches, fortement peuplés et exposés aux risques multiples (naturels et anthropiques)?
Antilles françaises, Aménagement, Ecosystèmes, Anthropisation, Biodiversité
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Articles hors-dossier
Indétermination nominale et aspect en créole martiniquais et en créole haïtien
Robert Damoiseau
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Cette étude vise à mettre en évidence les liens étroits, pour chacun des deux créoles concernés, entre l’indétermination du syntagme nominal et le fonctionnement de leur système aspecto-temporel. Elle conduit à dégager les traits propres à chacun des deux systèmes pour ce qui est de l’expression de l’aspect et elle permet notamment de cerner le champ de l’opposition de type : imperfectif/perfectif qui les structure.
Syntaxe, Sémantique, Détermination, Indétermination, Aspect
Dislocations textuelles et reconfigurations identitaires dans Humus de Fabienne Kanor
Dominique Aurélia
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Cet article propose d’examiner la mise à l’œuvre d’une poétique du chancellement et de la dislocation des corps et des esprits telle que Fabienne Kanor la déploie à travers le roman Humus. Texte polyphonique, éclaté, fragmenté, Humus se révèle une mise en récit de mémoires narratives qui déroutent le lecteur jusqu’à la mise en lumière d’une refondation de la mémoire.
Rhizome, Déterritorialisation, Reterritorialisation, Interstice, Esclavage, Middle-Passage, Néo-récits d’esclaves
La littérature orale africaine dans l’œuvre poétique de Senghor
Jean Derive
LLACAN (Langage, Langues et Cultures d’Afrique Noire)
Université de Savoie
Moins que d’attester dans les recueils la présence de traces – au demeurant fort visibles et même souvent mises en exergue – d’oralité patrimoniale empruntées à différentes cultures africaines, l’objet de la contribution est d’analyser la façon dont Senghor fait fonctionner ces références dans l’économie de sa poétique. À cette fin, sont aussi exploitées les nombreuses citations des écrits théoriques où le poète se réclame de l’oralité africaine, notamment pour ce qui est du rythme. L’article s’attache à montrer que les fréquentes références à des genres traditionnels (woï, guim…) ou à des instruments locaux (cora, balafon etc.) sont souvent plus décoratifs que réellement fonctionnels et relèvent davantage de la posture et d’une technique maîtrisée et consciente d’elle-même que d’une attitude naturelle et innée chez un poète qui serait marqué de façon indélébile par sa culture orale originelle.
Oralité, Cultures africaines, Poésie
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Note de lecture
Haïtiens à New York City: entre Amérique noire et Amérique multiculturelle
Corinne Mencé-Caster
CRILLASH, Université des Antilles et de la Guyane
Haïtiens à New York City: entre Amérique noire et Amérique multiculturelle/
Stéphanie Melyon-Reinette; préface de Gilbert Elbaz.
Paris: l’Harmattan, 2009 (Minorités et sociétés).
Premières lignes
«Il y a la caribéanité et l’haïtianité» (p. 301): tel est le constat que dresse Stéphanie Melyon-Reinette au terme de son étude intitulée: Haïtiens à New York City: entre Amérique noire et Amérique multiculturelle. Cette formulation qui tendrait à mettre en concurrence «caribéanité» et «haïtianité» ne constitue pas à proprement parler un paradoxe, si l’on reste dans la logique de l’auteure guadeloupéenne. En réalité, le cheminement de sa pensée invite plutôt à faire admettre que si la caribéanité inclut a priori l’haïtianité, l’inverse n’est pas nécessairement vrai, tant les identités haïtiennes, appréhendées globalement au travers du terme «haïtianité», constituent, à elles seules, un paradigme, et ce, que l’on se situe dans la Caraïbe ou aux États-Unis, et plus spécifiquement, à New York City.
L’ouvrage de Stéphanie Melyon-Reinette, quoiqu’il s’intéresse en priorité à la condition des Haïtiens de New York City – condition ethnico-linguistique, sociale, postures idéologiques, etc. –, n’en reste pas moins un texte de référence pour penser l’identité dans toute sa complexité […].