Frédéric Ohlen, que les lecteurs de Mondes Francophones connaissent déjà[i], vient de publier deux nouveaux ouvrages aux Éditions L’Herbier de feu à Nouméa, un monologue pour le théâtre et un recueil de poèmes. Dans les deux cas, l’inspiration repose pour une grande part sur le dépaysement.
Fils du ciel[ii] met en scène un ancien militaire, gardien d’une usine désaffectée, qui s’est obstiné – jusqu’au meurtre – à empêcher le déménagement des machines. Face à l’émissaire chargé de le convaincre de se rendre, il se raconte, il raconte sa jeunesse au Vietnam, il brode, il invente une histoire fantastique à propos de l’épée cachée dans le lac du même nom, à Hanoï, avant de passer à un Japon de légende hanté par un samouraï solitaire. Il raconte l’errance, la vie sous la tente à Paris (« le canal Saint-Martin, toutes ces vieilles écluses qu’on voit en marchant jusqu’à la Villette, n’ont jamais valu les rives du Fleuve Rouge ni les sourires des sampanières godillant sur les eaux »). Le texte est prenant, puissant, le drame d’un homme simple et fragile, un enfant délaissé, après la mort de sa mère, par son père, médecin colonial (« Ni ses demi-sourires, ni son talent, ni son héroïsme médical ne parvenaient à masquer tout ce que la vie lui avait enlevé »). L’histoire, on s’en doute, finira mal ; arrivé au bout de son récit, cet homme sans avenir possible appellera la mort.
Les poèmes d’Anima aeterna[iii] nous transportent de Rome à Nouméa, du Vanuatu à Tahiti, De Port-au-Prince à Fukushima. Frédéric Ohlen est poète des fulgurances. Par touches brèves, il invente des situations entre réel et imaginaire. Le lecteur s’y reconnaît ou s’y perd, peu importe car la sensation demeure. Le monde de Frédéric Ohlen est un au-delà du monde, où les perceptions se font plus aigües, les sentiments plus profonds. Nul panthéisme, pourtant, dans cet œuvre et aucune emphase. Plutôt une empathie avec les êtres tels qu’ils sont, une vieille femme, par exemple, après le tsunami :
Quelque chose la relie encore à la terre
Elle se penche la renifle
Ses mains cherchent
Ne reconnaissent pas le jardin
Cette courette effacée
Ou le peuple d’Haïti qui s’affaire dans les ruines du 12 janvier 2010 :
Et vous dansez vous dansez
Et vos prunelles flambent
Chaque fois que vos bras ligués
Arrachent un corps à la gangue
Ou plus simplement un clochard à Nouméa :
Tu songes
À la silhouette entrevue
Un soir de pluie
Boulevard Vauban
À ce corps
Rencogné dans une porte
Qui n’épouse pas le seuil
Ne trouve pas le sommeil
Sous son apparente simplicité, cette poésie est construite. Ohlen affectionne les vers libres ou libérés (c’est selon), comme dans le quatrain précédent qui se termine par trois heptasyllabes et multiplie les assonances (corps / porte ; seuil / sommeil ; épouse / trouve). L’introduction subreptice de quelques alexandrins qui restaurent pour un instant la rythmique classique au milieu d’un poème obéissant à d’autres règles, induit une surprenante réaction, proche de la sidération et d’ailleurs renforcée par les allitérations : « Toute vérité s’efface dans le sang des fusils » (qui devient un alexandrin au prix de deux élisions) – ou encore : « La nuit descend / Mauve d’avoir trainé sa robe dans la mer »)
Autres pépites du recueil, les tercets lapidaires qui sonnent comme autant de haïkus. En voici des exemples tirés de trois poèmes différents :
L’espace ?
Ce résidu
Que ton œil calcine
…
Ta peau
Un sol
Irrité de soleils
…
Marcher sur la jetée
Le bois qui plie
Le clapot de la baie
Le poète sait trouver les images qui frappent l’imagination :
Chien gris
Qui rouille
Au bout de sa laisse
Au fond du jardin
Gageons pour finir que ses lecteurs, amateurs de poésie ou poètes amateurs, ne manqueront de retenir la leçon du professeur :
Pour écrire
Ne couche
Rien
Desserre
Les doigts
[i] https://www.mondesfrancophones.com/espaces/Creolisations/comptes-rendus/decouverte-frederic-ohlen-un-poete-inspire-par-la-rumeur-du-monde
[ii] Fils du Ciel, Nouméa, L’Herbier de feu, 120 exemplaires numérotés à la main, 2011, 37 p.
[iii] Anima aeterna, Nouméa, L’Herbier de feu, 35 exemplaires numérotés à la main, 2011, 59 p. format A4.