Wassyla Tamzali
Une femme en colère
Gallimard
Camille Paglia
Vamps § Tramps
Denoël
Il n’y a rien de plus beau qu’une femme en colère, surtout lorsque cette colère est suscitée par la défense d’une juste cause. Wassyla Tamzali est algérienne, avocate, elle vit en France. Elle a connu l’Algérie sous domination coloniale, la lutte pour l’indépendance, la mort de son jeune père assassiné durant celle-ci, les désillusions devant la corruption des dirigeants de son pays, l’exclusion des femmes de tout poste de responsabilité politique, un patriarcat justifié par la religion, la montée de l’islamisme. Puis en France, outre la découverte d’un racisme ordinaire et les coutumiers « délits de faciès », une incompréhension totale de sa situation de femme appartenant à une société de tradition musulmane, mais qui avait acquis tôt l’habitude de se déclarer « laïque » et « libre-penseur ». Voilà donc une jeune intellectuelle qui avait été nourrie des écrits des philosophes des Lumières, qui avait lu Simone de Beauvoir, Sartre, Gide, Camus, dont le combat quotidien était d’obtenir dans les pays du Maghreb une égalité entre les hommes et les femmes, de refuser toute forme de sexisme, d’homophobie et d’antisémitisme, voilà que cette humaniste anti-colonialiste, démocrate et féministe, ayant eu à lutter durement pour se libérer de tout carcan communautaire, se trouve en France face à des militants de gauche, de la gauche officielle ou de celle de la gauche dite radicale, et devant d’autres femmes appartenant à des mouvements féministes de diverses obédiences, qui n’ont tous de cesse de lui imposer une étiquette identitaire. Ah l’identité ! Que de conneries, on peut dire en ton nom ! Le débat actuel nous en vaut un joli florilège, que l’on doit aussi bien à ceux qui ont initié ce débat qui vire à la farce, qu’à ceux, en face, qui pour le refuser n’ont pas été en reste d’âneries débitées sur un ton péremptoire. Déjà que l’identité française fait doucement délirer, imaginez ce que, venant des mêmes (à savoir ceux qu’elle appelle avec une amicale ironie « mes-amis-européens-intellectuels-de-gauche-pour-la-plupart » — et ce ne sont évidemment pas ceux de droite, qui ne sont pas de son monde, qui ont mieux à dire), l’identité d’une femme tantôt dite « musulmane », tantôt dite « arabe » a pu faire divaguer. Wassila Tamzali voit une des origines de ces discours dans l’increvable sentiment de culpabilité des intellectuels des anciens pays coloniaux, dont on encore pu mesurer la teneur dans le récent débat autour du vote suisse sur les minarets — que n’ont-ils, sur cette question, plutôt que d’interroger le doucereux islamiste habilement déguisé en musulman modéré, Tariq Ramadan, demandé l’avis d’un Abdelwahab Meddeb qui, il y a déjà longtemps, a dit ce qu’il pensait de l’inutilité, non pas de construire des lieux de prières pour les musulmans, mais de dresser haut ces « symboles phalliques » que sont les minarets. Heureusement que ce n’est pas un horrible militant d’extrême droite, mais Wassila Tamzali, qui rappelle que les Suisses avaient répondu aux dirigeants de l’Arabie Saoudite qui demandaient de construire une mosquée à Genève, que c’était une excellente idée et qu’ils y répondraient au plus vite, s’ils acceptaient de leur côté de construire un temple en Arabie Saoudite. Ils ne sont apparemment pas près de se tarir « les longs sanglots de l’homme blanc », comme les appelle Wassyla Tamzali, reprenant le titre du livre d’Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner.
On se souvient du mot de Malraux : Le 21e siècle sera religieux (ou a-t-il dit sacré ?). Nous voilà servis. Mais à la prédiction de ce mâle prophète, ne faut-il pas préférer la lucide constatation de femmes libres, la Bangalaise Taslima Nasreen, l’Égyptienne Nawal el Saadawi, et celle précisément qui devant le cafouillage des regards posés sur elle, Wassali Tamzali, se nommait « l’innommée », elle qui sait très bien que les islamistes, fous de pureté, ne sont pour la plupart que « prêcheurs machistes et refoulés sexuels », « violeurs », « kidnappeurs », « assassins ».
Si Wassali Tamzali est considérée en France et en Algérie comme « l’innommable », l’Américaine Camille Paglia, professeur à l’Université des Arts de Philadelphie, se voit, elle, comme un véritable « zombie » au milieu de ses collègues et des féministes de son pays. En colère, elle l’est aussi, et elle en donne les raisons dans son roboratif ouvrage Vamps § Tramps récemment traduit en français. Certes, Camille Paglia n’a pas à se battre contre des barbus fanatiques qui sèment la terreur, ses adversaires sont moins physiquement menaçants, ils n’en pèsent pas moins lourd dans le combat idéologique et politique que « la plus iconoclaste des intellectuelles américaines » mène depuis des années avec une énergie, un brio, un humour, et une audace à toute épreuve. Ses ennemi(e)s ? Bien sûr, les évangélistes et autres fondamentalistes proposant une interprétation littérale de la Bible, mais surtout, les féministes universitaires qui la boycottent et la diffament, les brigades anti-hommes et anti-sexe qui ont réduit le féminisme à « une sorte de bac à légumes dans lequel des bandes de pleureuses opiniâtres peuvent indifféremment entreposer leurs névroses pourrissantes », et qui ont été jusqu’à applaudir à sa sortie du tribunal, après acquittement, une dingue qui avait tranché le sexe de son mari. Autres cibles de la lesbienne et bien singulière féministe Camille Paglia, dissidente de toutes les communautés : les « fanatiques » d’Act Up, les féministes anti-pornographie (leurs raisons : la pornographie dégraderait la femme — pas l’homme ? et la porno homo ? —, générerait la violence, susciterait les viols), les ligues anti-prostitution (leur non reconnaissance du droit des femmes à disposer librement leur corps), les états qui s’arrogent le droit d’intervenir dans des actes privés, le S.M. par exemple, où les parties en cause sont consentantes (Ruwen Ogien ne contredirait pas), les censeurs, les militantes, dont elle est, pour le droit à l’avortement mais qui se refusent à admettre qu’il s’agit d’un acte de violence et une forme d’assassinat. On le voit, Camille Paglia n’est ni dans le consensus ni dans la bonne conscience dune certaine gauche américaine. Sa vaste culture (mais oui, elle lit les auteurs mâles, y compris Sade) n’est pas pour rien dans sa vision lucide des déraisons de notre espèce. Ne déraille-t-elle pas, elle aussi, parfois ? Ses envolées admiratives sur le paganisme et ses charges contre le « judéo-christianisme » font réchauffées. On dirait du mauvais Onfray.