Louis Althusser
Des rêves d’angoisse sans fin
Grasset/Imec
Il n’y a rien de plus accablant pour quelqu’un qui n’est pas psychanalyste, ce qui est mon cas, que les gens qui vous racontent leurs rêves, et allez savoir si, même pour l’analyste, ça ne tient pas de la corvée, mais enfin c’est son travail, rétribué, de les écouter pour les interpréter, les rêves de ses analysants. Il n’est pareillement rien de plus rébarbatif que les récits de rêves dans les livres, y compris lorsque le rêveur est un écrivain est de haute volée. Quand Leiris, par exemple, dans son passionnant Journal, fait longuement état des histoires toujours abracadabrantes qui ont occupé son sommeil, j’ai vite fait d’en sauter les pages. Dès lors, pour quelles raisons les « rêves d’angoisse sans fin » de Louis Althusser — réunis dans un volume qui prolonge et conclue en quelque sorte son autobiographie, l’Avenir dure longtemps, parue en 1992 — les ai-je lus avec la plus vive curiosité, et en étant souvent frappé par la qualité littéraire de leur transcription ? Cela tient, probablement à la personnalité du rêveur, à sa tragédie vécue.
Un sujet et ses démons
Althusser. Le grand philosophe communiste (dissident du parti, mais auquel il resta politiquement fidèle jusqu’au bout), qui apporta au marxisme un regain de vigueur révolutionnaire ; qui exerça une influence durable sur plusieurs générations d’élèves de l’École Normale de la rue d’Ulm où il exerça dans les années soixante, au point que beaucoup d’entre eux, encore aujourd’hui, l’évoquent en le nommant de ce beau mot de « maitre ». Althusser, un des penseurs proche de ceux qu’on appellera « structuralistes », ami de Derrida, Lacan, Foucault, mentor de Benny Lévy, Robert Linhart, Alain Badiou, Jacques Rancière, Étienne Balibar, ami de Sollers, de Bernard-Henri Lévy… Althusser, le théoricien de l’histoire, la Grande Histoire, conçue comme « procès sans sujet », et qui fut, dans la petite histoire, celle de sa vie privée, de sa vie de sujet humain, aux prises avec d’étranges démons (ce mot, à son propos, n’est pas malvenu, compte tenu de ce que fut sa jeunesse catholique et le fait que, tout marxiste qu’il fût, il ait eu pour directeur de conscience une vieille connaissance à lui, le chrétien Jean Guitton). Démons qui le conduisirent à devenir le meurtrier de sa femme, Hélène Rytman.
Il est probable que c’est à cet ultime et dramatique avatar de son existence que l’on doit la curiosité (malsaine ?) avec laquelle on est amené à traquer les raisons de son acte dans le contenu et l’analyse de ses rêves. Quels signes pouvaient éventuellement l’annoncer ? Pour certains, l’évidence est là. Psychiatres et psychanalystes en ont d’ailleurs fait leur miel, et Althusser lui-même, dans un après-coup, parfois jusqu’à l’excès. L’épilogue du volume, intitulé Un meurtre à deux. Note attribuée par Louis Althusser à son psychiatre traitant, présenté avec beaucoup de circonspection par Olivier Corpet, en est un exemple surprenant, voire aberrant. La substitution du « je » au « tu » » dans ce texte rédigé à deux mains, note Corpet, est, sinon une preuve, du moins « l’indice de plus du statut fictionnel de cet entretien et de sa transcription ». Question rémanente : quelle vérité de la fiction, de cette fiction ?
Un acte d’amour
Il est deux autres raisons de l’intérêt qu’on prend à la lecture des rêves du philosophe : la continuité logique de leur déroulement qui en font de courts récits, souvent drôles et émouvants ; le riche vivier de tout ce que Freud a pu élaborer sur la sexualité : l’œdipe, les multiples figures de l’inceste, le complexe de castration, tout le registre des pratiques sexuelles classées comme perversions ou maladies y figure, sodomie, masturbation, pédophilie, zoophilie, voyeurisme, exhibitionnisme, homosexualité, masochisme, sadisme, travestisme, transsexualisme, copulation à plusieurs… Impuissance et culpabilité sont aussi de la partie. Althusser note, 5 mai 1949 : « je pourrai faire l’amour avec n’importe qui », mais la femme qu’il veut pénétrer « reste fermée et dure », et puis elle lui annonce qu’elle a la vérole. Dans un autre rêve, il a un trop gros sexe qu’il ne peut enfiler dans celui de la fille, laquelle, d’ailleurs, a un sexe masculin. Un des très beaux récits de rêve est un « cauchemar » qu’il rapporte dans une lettre à une de ses amantes, Claire, qui en est la figure centrale. « Quand je suis sorti du rêve, il n’y avait plus rien. Rien qu’un bruit de sabots dans la gorge. Rien qu’une main qui dessinait sans fin dans l’air comme un contour… ».
« Le rêve est toujours en avance sur la vie », écrivait Althusser à Claire. J’en viens doncau plus déroutant de cette affaire de mise à mort, les fameux rêves classés sous la rubrique « rêves prémonitoires », dont l’un date du 10 août 1964 (seize avant le meurtre d’Hélène !). Tout est dit, dans le rêve, au détail près, de ce qui s’accomplira dans le réel. Du moins dans l’interprétation qui en sera donnée par lui, après le meurtre, par ses psys et les juges. « Je dois tuer ma sœur (…) il y a une obligation impossible à éviter, un devoir (…) La tuer avec son accord d’ailleurs : une sorte de communion pathétique dans le sacrifice (…) un arrière-goût de faire l’amour (…) lui faire du bien (…) en pénétrant dans sa gorge avec le maximum de ferveur (…) donner la mort comme un don pour l’autre (…) Je la tuerai donc avec son accord, et par son accord (et je ferai de mon mieux) je ne suis pas coupable ».
Un procès sans sujet
C’est ainsi que s’est mise en place, à partir de ce rêve, l’interprétation que le meurtre d’Hélène avait été une sorte de suicide à deux, compris comme un acte d’amour. Hélène aurait appelé ce passage à l’acte. Et d’en conclure, un peu vite, car le meurtre fut bien entendu sans témoin, qu’elle aurait été passive, ne se serait à aucun moment défendues lors de son étranglement. C’est ainsi que le « je ne suis pas coupable » du rêve trouvait sa confirmation médicale, juridique, morale. Et c’est ainsi que le théoricien du « procès sans sujet » devenait, selon le mot d’Éric Marty, l’objet d’« un sujet sans procès ». La santé de Louis Althusser, ses crises d’angoisse, ses dépressions, ses hospitalisations à Sainte-Anne, rendaient bien inutile cette thèse douteuse du « meurtre à deux » pour qu’il soit jugé irresponsable du meurtre de son épouse. S’il fallait s’en convaincre, qu’on relise la belle biographie d’Althusser par Yann Moulier Boutang parue en 1992 chez Grasset, et, bien sûr, cet « ouvrage unique », comme le qualifie Olivier Corpet, l’Avenir dure longtemps, autobiographie d’Althusser, parue également en 1992 en coédition Stock/Imec.
Jacques Henric