Jacques Henric
Extraits de Faire la vie: entretien avec Pascal Boulanger
Éditions de Corlevour
« Le verbe vivre n’est pas tellement bien vu, puisque les mots viveur et ‘‘faire la vie’’ sont péjoratifs. Si l’on veut être moral, il vaut mieux éviter tout ce qui est vif »
Georges Bataille
LES ÉVÉNEMENTS SONT D’AIRAIN
P.B : Revenons à vos origines sociales. Ont-elles joué un rôle dans les relations que vous avez nouées avec les écrivains qui vous ont été proches ?
J.H : Je pourrais commencer par un constat sociologique, et pardon si je n’évite pas de faire du Pierre Bourdieu à la petite semaine. Un survol rapide du siècle passé montrerait une évolution de l’origine sociale des hommes de lettres, comme on les appelait jadis. Fin du XIXe, début du XXe beaucoup d’entre eux appartiennent encore à la grande bourgeoisie et vivent de leurs rentes, Gide, Proust, Mauriac… Ce sont des mains à plume et pas ces « mains à charrue » dont parlait Rimbaud, à quelques exceptions près (le métier a toujours ses pauvres, ses laissés-pour-compte). Les Morand, Claudel, Alexis Léger, sont dans la diplomatie. À ma connaissance pas de fils d’ouvriers ou de petits paysans. Même les avant-gardistes bouffant du bourgeois, les surréalistes notamment, n’en sont pas issus. Un Éluard, à cause d’une peine de cœur, peut se permettre de faire le tour du monde pendant un an sans travailler. Après la Seconde Guerre, les écrivains, sinon se prolétarisent, du moins se recrutent dans la moyenne et la petite bourgeoisie. On y trouve des fils de médecins, d’enseignants, de commerçants, de petits industriels. Des exceptions ? Rares. Genet, Calaferte… Plus de rentiers. La majorité des écrivains ne vivant pas de la vente de leurs livres sont contraints de trouver du travail dans l’édition, la presse, pour beaucoup dans l’université. Des effets sur la production littéraire ? C’est probable. La situation entre la France et les Etats-Unis est différente. On n’imagine pas en France, par exemple, un équivalent de la Beat generation qui est apparue en Californie dans les années cinquante. Des Kerouac, Ginsberg, comme des Bukowski, Carver, Fante, Selby… ne sont guère pensables en France. La défonce, les errances, l’exil, non, les écrivains français ont une existence plus pépère. Ce qui n’implique aucun jugement de valeur quant à la qualité de leurs écrits respectifs. Simplement, leur expérience humaine n’est pas la même et du coup le style et le contenu de leurs écrits non plus. Je dois quand même ajouter qu’à la différence de ces écrivains américains que je citais, ils ont connu une autre expérience que « la route » et la défonce : la guerre. Notamment pour ma génération, celle d’Algérie. Pour ceux qui ont été sur le terrain, je pense à Pierre Guyotat, ou pour ceux qui ont joué la folie et ont traîné dans les hôpitaux psychiatriques, militaires ou civils, comme Sollers, ces épreuves en apprenaient pas mal sur notre histoire, histoire passée et récente, sur l’espèce humaine, et elles ont nourri de grands livres.
P.B : Qui sont les premiers écrivains qu’il vous a été donné de rencontrer ?
J.H : Du fait de mon adhésion très jeune au Parti communiste, vers l’âge de quinze ans, ce sont ces auteurs populistes, souvent staliniens pur jus, journalistes dans la presse communiste ou permanents, que je suis amené à rencontrer lors des Fêtes de L’Humanité, et plus tard quand j’écrirai à mon tour dans cette presse. Des auteurs sans grand talent, dont les noms ne vous diraient plus grand-chose aujourd’hui : André Wurmser (dont je retrouve pourtant la présence dans une biographie de Claude Simon lue récemment, celui-ci ayant rencontré ce futur éditorialiste de L’Humanité avant la guerre, quand lui, Claude Simon, était alors inscrit au parti communiste), Pierre Daix (rédacteur en chef des Lettres françaises, jusqu’à leur disparition en 1972) Pierre Gamarra (responsable de la revue Europe), Pierre Courtade (éditorialiste de politique étrangère à l’Humanité, plus doué littérairement que les autres mais que brima sa fidélité à la politique du P. C.), Jean Kanapa (ancien élève de Sartre, devenu la figure caricaturale de l’apparatchik jdanovien), André Stil (rédacteur en chef à Ce soir, puis à L’Humanité pendant de longues années, membre du Comité Central, fils « spirituel » d’Aragon, prix Staline, que je serai amené à longtemps fréquenter (je lui consacre un long passage dans Politique). Et puis il y a ma rencontre avec Aragon. Rien de commun entre Aragon et les précités, sauf que l’Aragon d’alors n’a pas encore rompu avec le stalinisme. C’est à cet Aragon-là que l’adolescent que je suis fait dédicacer ses livres. Je le retrouverai bientôt, quand j’écrirai dans son hebdomadaire Les Lettres françaises et que je ferai un entretien avec lui pour France nouvelle.
P.B : Je constate que vous citez souvent, vous l’ancien marxiste, un grand nombre d’auteurs catholiques, et que les références à la religion chrétienne sont très insistantes dans vos écrits…
J.H : J’en reviens à nouveau à l’enfance. Au sein des familles, les engagements politiques, les convictions religieuses varient d’une génération à l’autre, ils sont parfois violemment contrastés. Un banal complexe d’Œdipe est parfois à l’origine des conflits. Mes parents étaient des admirateurs de l’Union soviétique et dans les années d’après-guerre des staliniens convaincus. Ils le restèrent jusqu’à la fin de leur vie, le rapport Khrouchtchev, la révélation du Goulag, la déstalinisation, les répressions dans les démocraties dites populaires, la révolte hongroise de 1956, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les tanks russes en 1968…, tout cela n’a pas suffi à entamer leur croyance, ce qui nous a valu de sévères empoignades, y compris quand je militais encore au Parti communiste, mon antistalinisme, comme je l’ai rappelé dans Politique, ayant été radical dès mon adhésion à ce parti. D’un côté, des parents communistes ; de l’autre des grands-parents maternels plutôt à droite, nationalistes, partisans de l’ordre, et chrétiens, catholique pour ma grand-mère beauceronne, protestant pour mon grand-père alsacien. Les communistes français, bien qu’athées en principe (je dis en principe, parce que Lacan, fort de sa pratique psychanalytique, affirmait n’avoir jamais rencontré de sa vie un véritable athée…), se sont toujours montrés paradoxalement moins anticléricaux que la gauche radicale et socialiste, souvent franc-maçonne. D’où un certain libéralisme en matière de religion et le fait que la plupart des fils ou filles de communistes, sur la pression des grands-parents, avaient droit à une instruction religieuse. J’ai été baptisé, j’ai suivi les leçons de catéchisme, j’ai fait ma première communion, et si je n’ai jamais été le moins du monde préoccupé par le fait de croire ou non et n’ai plus jamais assisté à une messe (sauf, il n’y a pas si longtemps, à Lagrasse, sur la suggestion de Patrick Kéchichian, lors du colloque consacré à Pascal Quignard et de son ouvrage La Nuit sexuelle, dans l’église jouxtant les bâtiments où se tenaient les rencontres organisées par les éditions Verdier, il s’agissait d’une messe de type traditionaliste, en latin), il est probable qu’il est resté au tréfonds de moi des vestiges de cette éducation religieuse, notamment le souvenir des textes de prières, de la lecture des Évangiles, surtout le souvenir du rituel de la messe, que je ne retrouve guère, soit dit en passant, dans les messes « modernisées » actuelles qui ressemblent plus à des cultes protestants… Ce « background » est-il pour quelque chose dans l’intérêt que j’ai manifesté vers le milieu des années 80, avec certains de mes amis – je pense à Philippe Sollers, à Philippe Muray, à Pierre Guyotat, à Jean-Louis Schefer… –, pour la Théologie. Je rappelle qu’en 1981, je publie La Peinture et le mal dans la collection Figures que dirige Bernard-Henri Lévy chez Grasset, qui est un essai prolongeant celui de Bataille où je réfléchis sur les liens entre la peinture, ancienne et contemporaine, et le dogme du péché originel dans le catholicisme. Dans un premier temps, cette réflexion sur les utopies mortifères qui ont plombé l’histoire du XXe siècle (communisme et nazisme), en inoculant leur poison également à l’art, cette tentative de penser la notion du Mal dans le judaïsme et le christianisme, ont été mal comprises et mal reçues par le milieu intellectuel français de l’époque. Nous avons encore pu constater, Catherine Millet et moi, à quel point ce milieu était prisonnier de stéréotypes idéologiques lorsque Catherine a publié La Vie sexuelle de Catherine M. Le réflexe immédiat, pas seulement des journalistes, mais également d’écrivains dont on aurait pu attendre plus de perspicacité, ce fut de citer comme lectures de Catherine allant de soi : Sade, Laclos, les libertins du XVIIIe siècle, Miller, Anaïs Nin, Pauline Réage, Bataille… Eh, non, ils avaient tout faux ; ses auteurs de référence, qu’elle avait lus et relus, étaient Chateaubriand, Stendhal, Balzac, Claudel, Bernanos, surtout Bernanos. Est-ce pour cette raison que son scandaleux récit a souvent, intuitivement, été mieux reçu par des catholiques éclairés que par une presse de gauche anar soi-disant libérée et anticonformiste ? Dans La Peinture et le mal, j’essaie précisément de montrer, à partir de l’histoire de la peinture, quels enjeux théologiques, mais aussi politiques, philosophiques, artistiques, ont été concernés dans les conflits que le catholicisme, au cours de sa longue histoire, a dû mener contre les diverses hérésies (la liste en est longue, – relire Irénée de Lyon, ou Flaubert) qui ont menacé son existence, les moindres n’étant pas l’arianisme et, bien sûr, la luthérienne et la calviniste. J’évoquais la figure de mon grand-père maternel, l’Alsacien, un homme que j’ai beaucoup aimé, mais qui m’a donné très tôt par son comportement auprès de mon autre grand-mère, la paternelle, la Catalane, une mauvaise image du protestantisme : moralisme, puritanisme et hypocrisie. J’ai toujours fait état de ma méfiance, portant comme Baudelaire un intérêt passionné aux images (lui parle de « culte »), à l’encontre des religions et des systèmes philosophiques iconoclastes, y compris des religions laïques comme celles des Robespierre, Saint-Just et autres Marat, ces apologistes du Bien qui tranchaient les têtes avec le même enthousiasme que celui avec lequel leurs séides décapitaient les figures de saints au fronton des églises.