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Et la mer devint rouge comme le sang d’un mort (bonnes feuilles)

Mondesfrancophones offre à ses lecteurs un extrait du deuxième roman d’Alix Lecomte, après La Tentation d’Odala. Situé au temps d’Homère, ce récit plutôt leste prend quelques libertés avec son Odyssée, comme on en jugera.

Pénélope, Ithaque, -802

De surcroît, chose que l’histoire canonique tait, parce que, dans un monde d’hommes, elle ne se préoccupe pas des désirs de femme, je ne pouvais pas supporter mon abstinence depuis le départ d’Ulysse. Mon corps, et comme j’étais belle ! me démangeait de partout, il brûlait jusqu’à l’incandescence, il y avait vingt ans qu’il n’était pas allé à l’homme, j’avais grande soif de verges, j’avais grand désir que l’on rende hommage à ma beauté, que l’attente et l’angoisse n’avaient rendue que plus attirante. Et j’étais persuadée que mon bien-aimé époux était mort sur le chemin du retour à sa terre natale : s’il était encore en vie, il m’aurait envoyé un messager pendant ces interminables décennies. Une perpétuelle atmosphère de rut traînait dans tous les recoins du palais royal, et chaque fois que je paraissais devant les prétendants, m’étant apprêtée de la manière la plus séduisante, avec un simple péplum qui dévoilait autant qu’il cachait, je lisais dans leur regard, plus fort encore que l’avidité pour l’héritage d’Ulysse, un désir sans limite de me posséder. Au début, j’avais arboré ma demi-nudité pour les moquer et les irriter, en leur signifiant qu’elle était inatteignable, mais cette parade a peu à peu changé de sens, j’ai fini par désirer leur désir. Au rire de tous, certains n’hésitaient pas à dévoiler devant moi leur sexe tendu à se rompre, j’avais beau détourner le regard, je ne pouvais m’empêcher de contempler ces virilités à moitié insatisfaites. D’abord, je pensais bien qu’ils avaient des passades entre eux, ensuite je savais que certaines de mes esclaves ne les avaient pas repoussés, bien au contraire !

La délation de mon esclave Melantho a précipité la fin de ces vingt ans d’abstinence ; elle avait épié mes nuits, où je détissais mon ouvrage de la journée et me barricadait dans une histoire qui ne pouvait finir. La traîtresse a parlé à Antinoos, qui a dévoilé ma ruse à tous les prétendants. Ils m’ont sommée d’en finir avec mon ouvrage dans les plus brefs délais.

J’étais humiliée et pleine de peur, mais que faire sinon leur obéir ? Il n’y avait personne au palais pour me protéger de leur violence.

En deux semaines, j’ai terminé le linceul de mon beau-père Laërte, qui allait bientôt mourir, l’absence de son fils lui avait donné une mortelle langueur, il n’en pouvait plus de vivre sans savoir ce qu’était devenu Ulysse.

Le jour suivant, à midi, Euryclée m’a préparé un bain, m’a coiffée et peinte, m’a vêtue de ma plus belle tunique de soie et de mon diadème royal. Et j’ai fait irruption dans la salle des festins, portant le linceul de Laërte, que j’ai tendu avec soin sur une longue table en bois d’olivier.

Les prétendants étaient déjà tous saouls, ils faisaient un vacarme abominable de rires et de beuglements qui couvrait la voix de l’aède Phémios et le son de sa lyre, mais quand je suis apparue, le silence s’est fait tout de suite. Une dizaine ont commencé le rite de la monstrance, soulevant leur tunique pour découvrir leur membre, mais je les ai brutalement interrompus :

« Voici, le linceul de Laërte est terminé, admirez-le ! » Je l’ai déplié, il était de belle facture, j’avais mis tous mes soins à tisser le motif, qui représentait Hercule filant la quenouille aux pieds d’Omphale. Il y a eu une immense acclamation, les cent vingt-sept prétendants avaient attendu ce moment pendant trois ans. Ils se sont enfin tus, et Antinoos, le plus arrogant et le meneur de ces hyènes, pleines d’elles-mêmes à en exploser, a demandé : « Qui as-tu choisi pour époux, belle et magnanime Pénélope, fille d’Astérodia ? »

« Ma décision n’est pas encore arrêtée, noble Antinoos, mais voici : j’ai demandé à Phémios l’aède de me dresser une liste des cent vingt-sept qui sont ici. Chaque soir, l’un d’entre vous viendra me rejoindre dans ma couche, et celui qui aura réussi à effacer mon deuil et à me faire oublier Ulysse, et les jouissances que me donnait son corps vigoureux, celui qui m’aura donné un nouvel héritier, aura la couronne. Lorsque celui-ci naîtra, vous vous rassemblerez ici et j’annoncerai le père. En attendant, que ceux de Doulichion, de Samé ou de Zante se retirent à leurs propres frais dans les domaines des prétendants qui sont d’Ithaque. Que chacun marque sa nuit, Phémios vous a rangés en ordre alphabétique, la chose est simple. Celui qui manque sa nuit est d’office exclu de la liste. »

Les prétendants se sont entreregardés, je voyais clairement qu’ils me soupçonnaient d’une nouvelle ruse pour remettre le choix. Ctésippe, fils de Polytherse, s’est écrié : « Mais comment saurons-nous qui est le véritable père, parmi les cent vingt-sept ? » Léiodès, fils d’Oenops, a renchéri : « Et qui nous garantit que tu ne mentiras pas quant à l’intensité de tes jouissances ? Dès qu’elles perdent leur virginité, les femmes apprennent à feindre ce genre de choses et à vendre aux hommes une apparence de plaisir ! Qui sera celui qui t’aura fait oublier le membre puissant d’Ulysse ? – que les mânes préservent son illustre mémoire. Et comment discerneras-tu le père dans la confusion de ces cent vingt-sept nuits de chaleur ? »

J’ai répondu : « Pour la paternité, les femmes savent quand elles conçoivent, et je vous le dirai sans ambages. Pour le plaisir, ma foi, il vous faudra aussi vous contenter de ma parole. »

Il y a eu un long silence, puis des conciliabules qui me semblaient s’éterniser, mais je voyais qu’ils grillaient d’impatience, ce qu’ils avaient tant voulu était enfin à portée de la main. Enfin Antinoos s’est tourné vers moi et a dit : « Mes nobles pairs m’ont désigné comme leur porte-parole, nous acceptons cette étrange épreuve avec toutes les conditions que tu as énoncées. »

« C’est bien, fils d’Eupithès. Retirez-vous donc immédiatement du palais royal. Agélaos, fils de Damastor, tu es le premier du répertoire, c’est donc ton tour, mettons-nous à l’ouvrage sans plus tarder : tu me rejoindras ce soir dans mes appartements privés. »

L’après-midi m’a paru interminable, tout mon corps était embrasé par l’anticipation. Le soir est venu, j’ai pris une légère collation et deux coupes de vin de Céphalonie. J’ai jeté au feu le gros olisbos qui avait remplacé Ulysse pendant toutes ces années d’attente et qui s’était couvert des solitaires et multiples couches de ma jouissance : cet insuffisant supplétif était devenu inutile.

Il n’était pas question de profaner le lit conjugal, Ulysse l’avait taillé dans un énorme olivier et avait bâti le palais autour de ce mitan. L’olivier était vraiment le centre de notre monde, et il disait la loyauté et la patience : je n’avais pas l’intention de pousser la dérision jusqu’à souiller une couche dont la croissance avait été veillée par Athéna. Je me suis dévêtue et étendue sur un large lit qu’avaient préparé mes servantes, et j’ai commencé à me caresser.

Euryclée a introduit Agélaos dans la chambre. Il était un peu intimidé, mais, comme moi, l’abstinence avait avivé son désir. Il s’est mis nu et s’est avancé. J’ai dit : « Halte ! Je veux te détailler ! » Pour contrôler les ravages des festins et des beuveries, les prétendants s’entraînaient tous les matins dans le gymnase du palais, ancienne tradition de ces familles d’aristocrates guerriers. Agélaos était pareil à une sculpture d’un de nos dieux athlétiques, un Mars dont tous les muscles étaient soulignés, la seule exception, c’était son sexe tendu qui m’a paru gigantesque ; car nos artistes n’aiment pas représenter les dieux avec de gros membres, l’ithyphalle est ridicule et réservé à Priape, celui que les dieux ont chassé de l’Olympe parce qu’il leur paraissait grotesque. Chez les mortels, les larges phalles sont réservés au secret des nuits. Les hôtes de l’Olympe interdisent à l’humanité tout ce qu’ils se permettent, et le nombre de leurs transgressions est incalculable ; il me semble juste que l’inverse soit vrai, ce que les dieux rejettent, ils l’autorisent par-là aux hommes.

J’ai écarté largement les cuisses, et Agélaos m’a lentement pénétrée de son énorme membre. Dieux ! Quel plaisir infini que d’être emplie après vingt ans d’abstinence ! Un instant, j’ai craint d’avoir oublié la mécanique du plaisir, mais tout m’est très vite revenu. J’ai crié : « Plus profond ! Envahis-moi ! Noie-moi, submerge-moi ! » À vrai dire, il n’avait pas besoin d’encouragement, après dix ou vingt profondes bourres, il a gémi d’une voix rauque : « Ah ! je viens ! » et nous nous sommes envolés dans une jouissance commune. Il est resté longtemps en moi, je sentais son émission énorme pulser dans ma nature. Puis il s’est détaché, nous avons repris notre souffle, j’ai porté la main à mon sexe, il débordait de semence. J’ai dit : « Oh, comme c’est bon ! J’en veux encore ! » Il a acquiescé, puis il m’a prise par les cheveux et a mené ma bouche à son sexe, qui était encore à moitié rigide. J’ai commencé une lente et savante fellation, lui caressant délicatement les bourses, il s’est ranimé, et il m’a prise une deuxième fois. Cette fois-ci, nous avons été plus lents. J’avais croisé mes jambes sur ses reins, j’ai écarté mes cuisses à en avoir mal. Je me sentais comme un aigle pris dans un vent ascendant, m’élevant, m’élevant, et je râlais ma jouissance, et il en reprenait le chant une octave plus bas. Et enfin nous sommes venus, ensemble de nouveau. Comblée, je me suis assoupie, et au réveil, Agélaos était parti.

Le rite s’est répété pendant cent vingt-cinq nuits, avec des variantes qu’il importe peu de mentionner.

Sauf le soir où Eurymaque et Polybe se sont présentés ensemble. J’ai approuvé ce duo, à condition que la nuit suivante soit libre, je ne voulais pas modifier mon calendrier, fût-ce d’un jour.

Polybe a dit : « Je dois te dire, noble Pénélope, que l’abstinence des prétendants n’est qu’une fiction. Ils recourent aux services de tes complaisantes et accortes esclaves, de plus ils purgent leurs humeurs entre eux, pour la plupart, c’est leur mode de plaisir préféré. » « Je le savais ! » Je les ai défiés : « Montrez-moi ! » Ils se sont dévêtus et se sont mêlés dans une double fellation. Mes mains allaient d’un corps à l’autre, caressant les testicules, mettant un doigt dans les anus, et titillant ma nature. Je me suis donné le plaisir, puis j’ai interrompu leurs caresses : « Cela suffit, passons aux choses sérieuses ! Il est temps que vous vous occupiez de moi. » Eurymaque m’a écarté les fesses, a oint mon rectum d’huile d’olive, je me suis étendue sur lui, présentant mes fesses à Polybe, Eurymaque a pénétré lentement ma nature devenue presque liquide à force de dégouliner. Lentement, Polybe s’est englouti au plus profond milieu de mes globes, j’étais doublement écartelée. J’avais mal, mais la douleur se mêlait au délice et décuplait mon plaisir. Sentir ces deux membres se frotter presque l’un contre l’autre en me perçant, les fusionner en moi, être ainsi comblée de partout, quel divin plaisir ! Quand j’ai senti nos jouissances toutes proches, j’ai crié : « Inondez-moi, immondes verrats, noyez-moi dans votre semence ! » Et nous nous sommes abîmés tous trois ensembles dans la félicité.

Pour finir, je suis parvenue au bout de la liste, et après huit semaines, j’étais certaine d’être grosse. Mais qui était le père ? Le huitième mois, l’enfant a commencé à remuer vigoureusement dans mes entrailles, il me donnait souvent des coups douloureux, j’avais peine à me reposer, de jour comme de nuit.

Entre les orgies, la conception et la grossesse, je n’avais eu ni le temps ni le désir de rêver, toute cette durée avait d’ailleurs été comme une hallucination éveillée, une marge de douceur, de douleur et de remords dans ma vie, dans laquelle j’avais cheminé comme en dormant. La nuit qui allait précéder mon accouchement (les femmes ont la prémonition de ces choses), j’ai rêvé.

J’errais entre les limbes et le monde des vivants, les enfers et les champs élyséens, en compagnie d’un grand homme qui semblait n’avoir cure des frontières très fermes que les dieux avaient posées entre notre monde et l’autre. Nous passions d’un univers à l’autre avec la plus grande aisance. Je peinais à discerner sa véritable figure, elle était voilée d’une petite nuée. Il était dans une circulation incessante, livrant des messages des mortels aux dieux et vice-versa, accompagnant des âmes pour traverser l’Achéron, passant du Tartare aux Champs Élysées, fertilisant les récoltes de l’humanité, fécondant ou forçant des nymphes de-ci de-là : un bourdonnement perpétuel d’activités multiples, comme s’il n’avait nul besoin de repos. À plusieurs reprises, j’ai passé l’Achéron en sa compagnie, surpassant le poète qui l’avait traversé deux fois vainqueur.

Aux Champs élyséens, nous sommes parvenus en un lieu où tous, hommes, bêtes et monstres, réunis en cercle, tendaient une oreille attentive, figés dans une attention intense, un chant merveilleux emplissait tout l’espace. Mon compagnon m’a dit : « Rappelle-toi que nous sommes dans le monde des immortels, cette éternité n’a cure du temps, elle mêle le futur, le passé et le présent dans une continuité sans heurts : tu y verras aussi des choses qui ne sont pas encore advenues. » L’âme d’Orphée chantait un poème sur mon île, il était parvenu à la dernière strophe :

« Ithaque t’a donné le beau voyage : sans elle, tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien d’autre à te donner. Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences, tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques. »

Mon compagnon a commenté : « Ça, c’est l’œuvre d’un grec d’Alexandrie, qui nous parvient d’un avenir encore très lointain. » La strophe m’avait désespérée, elle ne faisait qu’aggraver la douleur de ma si longue attente.

Nous sommes redescendus dans les Enfers, et j’ai vu Sisyphe, écrasé à mi-pente sous son énorme rocher. Je me suis approchée, il dégageait une odeur de suée nauséabonde : « Noble fille de Polycaste, écoute-moi bien : ils disent tous que ce n’est pas la destination, c’est le voyage qui importe. Ils mentent ! Tiens-le-toi pour dit, seul le but est essentiel ! Seule Ithaque la toute belle importe ! » Et il a recommencé son inutile ascension. J’étais quelque peu rassérénée, il avait contredit Orphée avec une véhémence convaincante.

À ce moment, le rêve a tourné au cauchemar : j’ai vu tout le palais royal d’Ithaque être englouti lentement par les sables, et, au centre de la salle du trône qui disparaissait peu à peu, mon père Icarios criait : « Vois ce que ta débauche a causé ! Les fautes ici se payent ! Comment vas-tu nous sauver de cet engloutissement pire que la mort, qui nous condamne, moi et ta mère la naïade Polycaste, à respirer du sable de toute éternité ? » Ulysse était assis sur le trône, frappé d’impuissance, il pleurait en silence et regardait avec désespoir le but de toute sa vie peu à peu s’abîmer dans le néant.

C’était insupportable, un temps j’ai essayé de me réveiller. Mon compagnon d’errance s’est tourné vers moi : « Tu te rappelles les hermes phallophores qui délimitent les territoires ? C’est moi qui les établis et les sauvegarde, j’ai donc la prérogative de ne pas les observer. De même les bornes du sommeil, du rêve et de l’éveil, que je surveille, ne sont pas aussi imperméables que les mortels le croient. Ton cauchemar n’est que le rêve d’un rêve, n’aie nulle appréhension, tu es sous ma protection. » À ces mots, j’ai deviné son identité.

Mais ce qui m’a enfin arrachée au cauchemar, c’est l’odeur de musc qui flottait dans la salle, mêlée de senteurs de narcisse et de bois de rose.

Il y avait bien un homme à côté de ma couche. Encore à moitié endormie, j’ai cru que c’était Télémaque, mon fils, revenu du Péloponnèse où il avait cherché son père en vain. Mais c’était celui qui avait été à mes côtés durant tout le songe, j’étais saisie de frayeur et allais appeler au secours, quand, le doigt sur la bouche, il m’a fait signe de rester tranquille.

« Regarde bien, et tu sauras que ce que tu as supposé dans le rêve est vrai. » J’ai vu le caducée aux deux serpents, couvert de simulacres des dieux du panthéon, son chapeau de berger avec des ailettes, et les sandales ailées, Hermès polytrope était venu me hanter. Il a dit : « Tu es en mal d’enfant, et tu ne sais pas qui est le père, contrairement à ce que tu avais promis aux prétendants. » J’ai fait un signe d’approbation. « Tu sais que ta mère était une naïade, Polycaste. Par elle, une bonne quantité de l’ichor divin s’est mêlée à ton sang mortel. Tu sais l’ichor que célèbre l’aède :

L’ichor, tel qu’on le voit couler chez les dieux bienheureux :
Ne consommant ni pain ni vin aux reflets flamboyants,
Ils n’ont pas notre sang et portent le nom d’Immortels…

Après tes nuits d’amour, chaque matin tu t’es lavée minutieusement, comme pour te débarrasser des impuretés de la nuit. Mais chaque fois, l’ichor a fait qu’une parcelle de souillure restait conservée, même dans les orifices les moins propices à la génération, et la cent vingt-septième nuit, ces miettes de ta débauche ont fusionné avec le sang immortel. Il est des choses dont on ne peut se purifier… L’enfant résulte de cette mixtion. Il a cent vingt-sept pères, ce qui lui donnera le pouvoir de se multiplier. » Je me taisais, comme perdue en rêve.

« Ta progéniture appartient donc aux Immortels, et le jour maintenant proche où tu donneras naissance, je viendrai le prendre. » J’ai eu un sursaut de tout l’être et j’ai crié, j’aurais presque hurlé si je n’avais eu peur d’éveiller tout le palais : « Non, jamais, je suis mère ! Les dieux n’ont pas le droit de me déposséder de ce don si précieux qu’est l’enfant à venir, même s’il est le fruit du multiple adultère ! » Hermès a répondu avec beaucoup de douceur : « Les droits des dieux ? Belle et noble Pénélope, ce n’est pas aux mortels d’en trancher… Ne vois-tu pas qu’il est bon que la preuve de ton infinie dépravation disparaisse du palais du noble Ulysse ? Et quand tu verras ton rejeton, peut-être bien que ton attachement ne sera pas si profond… »

J’ai été prise d’une peur glaçante, mais Hermès m’a rassurée, une fois encore avec beaucoup de bienveillance : « Les Immortels m’ont chargé de t’annoncer que trois jours après que tu auras mis bas, ton époux bien-aimé, le subtil Ulysse, te reviendra. Je sais qu’il est, en dépit des cent vingt-sept, ton unique, le seul que tu as aimé et que tu aimeras à jamais. » Et il s’est envolé, me laissant partagée entre une appréhension et une joie incommensurables.

Au jour annoncé, mon travail a commencé. Télémaque était toujours en quête de son père, dans les marches de Lacédémone, du Péloponnèse et de l’Attique, de tout ceci il ne devait rien savoir. Dans une chambre secrète du palais, à l’abri de l’ouïe et des regards des prétendants, j’ai été en labeur pendant trente-six heures, je pensais sans cesse mourir de douleur, maintes fois j’ai cru ne plus pouvoir rien supporter. Enfin, l’enfant est sorti de mes entrailles, déchirant mon sexe. J’étais presque pâmée, ayant perdu toute conscience, sauf celle du tourment qui enserrait mon bas-ventre. En hâte, Euryclée, la vieille nourrice d’Ulysse, qui avait été la seule à m’assister dans mon travail, l’a emmailloté sans mot dire et emmené au bassin pour le laver et le rafraîchir. Puis elle a pansé ma nature qui n’était plus qu’une plaie béante. Je suis revenue à moi, je lui ai dit : « Où est l’enfant, je veux le voir ! » Elle a répondu : « Noble maîtresse… il repose dans la pièce à côté. Attends un peu que je l’emmaillote, le temps est frais, il est encore fragile. » En effet, j’entendais ses vagissements, qui semblaient ceux d’un animal. Pourquoi temporisait-elle ? « Non, je veux le voir tout de suite, apporte-le ! » Elle n’a pas bougé.

« Mais que se passe-t-il ? Pourquoi tergiverses-tu ? Je t’ordonne de me l’apporter ! » Pour finir, elle a cédé à mes menaces, et ce fut un moment d’horreur : elle tenait dans ses bras un monstre, avec de petites cornes, un nez crochu et des lèvres lippues. Il était hirsute, couvert partout de longues saies. Le pire était ses jambes de bouc, terminées par des sabots. J’ai hurlé et me suis abîmée dans de rauques gémissements.

Je pleurais amèrement, les dieux avaient bien puni mon abondant adultère, quand Hermès s’est à nouveau manifesté. L’horrible chimère qu’Euryclée avait posée sur le lit avait cessé de vagir comme une bête, comme si la présence d’Hermès le calmait. Le dieu a renvoyé la servante, nous étions seuls. « Calme-toi, ô grande reine… Ah, voici l’enfant des cent vingt-six nuits ! Il me semble répondre parfaitement à l’attente des dieux… » Il a eu un petit rire, puis il a ordonné : « Écarte les jambes, je vais panser les plaies et les déchirures qu’a provoquées cette naissance. » Il a pris une fiole et en a oint soigneusement tout mon sexe déchiqueté : « Voilà, l’ichor a été la cause, il est maintenant le moyen de guérir la plaie. Dans une heure il n’y paraîtra plusIl faut qu’Ulysse, en t’approchant, n’ait aucun soupçon à ton égard. Je t’ai quasiment refait une virginité, tu seras la femme sublimement fidèle qu’ont décrite les annales. Pour ta gouverne, l’enfant deviendra un immortel, et son nom sera Pan, le Tout, ils diront que c’est parce que son apparence éjouira tous les dieux de l’Olympe, mais la vérité est que son nom est tel parce qu’il a accaparé toutes les semences de ses cent vingtsept géniteurs, et l’ichor de sa mère, qui coulent dans son sang, maintenant et de toute éternité. Tu verras, il est promis à un grand destin ; parfois ses attributs se confondent avec les miens, et il a toutes sortes de dons, il peut essaimer en cent vingt-sept simulacres, et il aimera la musique. En un très lointain futur, une poétesse sublime le célébrera. Tiens, je vais te chanter son si remarquable poème, cela t’apaisera :

I.

Que faisait-il, le grand dieu Pan,

Dans les roseaux au bord de la rivière ?

Répandre la ruine et disperser l’interdiction,

Barboter et pagayer avec des sabots de chèvre,

Et briser les lys d’or à flot

Avec la libellule sur la rivière.

II.

Il a arraché un roseau, le grand dieu Pan,

Du lit profond et frais de la rivière :

L’eau limpide coulait toute troublée,

Et les lis brisés gisaient mourant,

Et la libellule s’était enfuie,

Avant qu’il l’ait tirée de la rivière.

III.

Haut sur le rivage se tenait le grand dieu Pan,

Tandis que coulait toute troublée la rivière ;

Et il a taillé et taillé comme un grand dieu peut le faire,

Avec son acier dur et morne le roseau patient,

Jusqu’à ce qu’il n’y ait pas eu le moindre signe de feuille

Pour le prouver issu de la rivière.

IV.

Il l’a coupé court, le grand dieu Pan,

(Qu’il était haut dans la rivière !)

Puis il en a tiré l’essence, comme le cœur d’un homme,

Régulièrement de l’anneau extérieur,

Et entaillé la pauvre chose sèche et vide

Avec des trous, comme il se rassasiait au bord de la rivière.

V.

C’est le moyen, riait le grand dieu Pan,

(Il a ri alors qu’il était assis au bord de la rivière,)

Le seul moyen, depuis que les dieux sont nés,

De faire de la musique douce, ils pourraient réussir.

Puis, baissant sa bouche dans un trou du roseau,

Il a soufflé puissamment près de la rivière.

VI.

Doux, doux, doux, ô Pan !

Transperçant doucement au bord de la rivière !

Douceur aveuglante, ô grand dieu Pan !

Le soleil sur la colline a oublié de mourir,

Et les lis ont revécu, et la libellule

Est revenue rêver sur la rivière.

VII.

Pourtant le grand dieu Pan est une demi-bête,

Qui rit alors qu’il est assis au bord de la rivière,

Faisant d’un homme un poète :

Les vrais dieux soupirent à cause du coût et de la douleur,

Pour le roseau qui ne repousse plus

Comme roseau avec les roseaux dans la rivière.

Quelle belle intuition a saisi cette femme exceptionnelle ! Elle a si bien compris que, pour que naisse un poème, il faut entailler la chair même de Nature !

À ton tour, sois fière d’avoir donné naissance à une merveille par tes transgressions ! » Il a pris l’enfant et s’est envolé.

Quelle délivrance que de voir disparaître cette abomination à laquelle mes entrailles avaient donné le jour !

J’ai fait un grand feu avec les draps et les tuniques que j’avais portées pendant ces nuits orgiaques, au milieu de la cour du palais.

Trois jours après l’enlèvement de mon monstre, Ulysse est revenu, sous la figure d’un vieux mendiant qui empêchait les usurpateurs de le reconnaître. J’ai été inondée d’une vague de joie sans limite, aucun des prétendants, aucun exercice charnel, n’avait réussi à effacer son souvenir. L’immense incendie d’amour qui nous avait toujours l’un et l’autre embrasés est rené des braises cendrées où il couvait depuis vingt ans.

J’ai prévenu Ulysse qu’à la fin de la semaine, il y aurait un grand banquet au palais pour les cent vingt-sept prétendants à ma main et que j’y annoncerais mon choix. Il est allé à l’armurerie prendre son arc que Télémaque avait religieusement, toutes les semaines, huilé et bandé pendant son absence, et a commencé tout de suite, avec son fils revenu de Céphalonie, à préparer un piège mortel pour les prétendants. Je n’en regretterais aucun, même les plus vigoureux.

Les esclaves transfuges seraient aussi massacrées, ainsi mon secret ne pouvait être éventé. Euryclée a été épargnée, elle m’avait juré le secret le plus profond, et je n’aurais pas supporté qu’elle fût exécutée.

Ces choses vraies ont été enfouies au plus profond de la mémoire de l’humanité. Je frémis tous les jours à la pensée qu’Ulysse aurait pu les entrevoir. La version canonique de cette histoire, qui a recouvert ces événements d’un palimpseste autorisé qui les a heureusement oblitérés, vous pourrez la lire dans l’épopée du vieil aède aveugle, que vous connaissez tous.

Lorsque nous arrivons au carrefour, nous pouvons toujours préférer la voie de gauche, celle qui nous convie à errer vers l’inconnu : nul destin n’est forgé à l’avance.

Alix Lecomte, Et la mer devint rouge comme le sang d’un mort, Persée, 2025