Anna Moï, Espéranto, désespéranto : La francophonie sans les Français, Paris, Gallimard, 2006. ISBN : 2-07-077952-1. 66 p. (Collection nrf)
Par : Delphine CHAUME, doctorante CENEL (Centre de nouveaux espaces littéraires), Paris XIII-Villetaneuse, Katerina SPIROPOULOU, Docteur ès Lettres, mention Littérature Comparée, CENEL, Paris XIII-Villetaneuse, Professeur de français, École gréco-française de Thessalonique.
Parmi les ouvrages faisant une large part au concept de la francophonie, celui d’Anna Moï, Espéranto, désespéranto : La francophonie sans les Français, est un des plus critiques sur l’expression de littérature francophone. Anna Moï, chanteuse, styliste, écrivain, explore dans cet essai poétique les diverses conceptions de la langue qui engendrent une déplorable dérive, celle allant de l’espéranto, représentant l’espoir en l’avènement d’une langue universelle au désespéranto, cette langue « cryptique et révolutionnaire » due à la ghettoïsation et à la discrimination des habitants des cités, montrés du doigt comme des « autres » dangereux.
Pour expliquer cette dérive, Anna Moï plonge dans les méandres complexes de la langue et de ses diverses acceptions et appréhensions, pour tenter d’en dégager les lignes, les axes qui conduisent à des visions restrictives et réductrices de cet outil censé ouvrir vers l’imaginaire le plus débridé possible. Polyglotte, elle connaît six langues, Anna Moï tente de déterminer et de définir sa propre conception de la poésie et de la poétique et d’expliquer de quelle manière elle sonde les possibilités de la langue dans sa propre conception de la littérature. Définie par la négative, – sa poésie n’est pas conceptuelle, elle-même n’étant pas adepte des joutes rhétoriques -, Anna Moï prône en revanche l’ellipse, le creux, la lacune, éléments caractéristiques de son écriture. En effet, ces espaces vides du texte, ces hiatus permettent l’émergence d’une langue propre à l’écrivain, le surgissement de l’innocence, afin de sensibiliser le lecteur à la « présence fantôme » à l’œuvre dans le texte. Finalement, la poétique, propre à chaque auteur, est l’expression de la « parole invisible », celle-là même qu’il s’agit de retranscrire, de partager, de faire ressentir. Paraphrasant Emily Dickinson, un mot meut nous inonder s’il vient du cœur. Pour ce faire, il faut bien choisir une langue, qui traduise cette langue indicible de l’écrivain. Aucune langue n’est donc plus propice qu’une autre pour cette traduction, et le choix de la langue est bien un choix artistique de l’auteur, qui le réalise en fonction de ce qu’il ambitionne d’exprimer. Car chaque langue possède son propre rapport au temps et à l’espace, ainsi que les nombreux exemples mis en place dans le texte d’Anna Moï permettent d’en percevoir toutes les possibilités, les aspects multiples, les « pliages » potentiels…
Dans ce sens, la langue est donc un espace de liberté offert à l’écrivain qui peut la tordre, la malaxer :
Étranger et écrivain, on transgressera les frontières sans outrecuidance, on emmêlera pinceaux – voire le pinceau et la plume – sans être soupçonné d’iconoclastie. On pourra malaxturer des mots, et toujours nonchalindoleur, revendiquer l’innocence.
Sans aucun égard aux termes d’identité et de nationalité, qu’elle soit vietnamienne, japonaise, africaine canadienne, ou française, Anna Moï ne prétend appartenir nulle part qu’à l’écriture. Atteindre l’écriture, ceci dit pour l’écrivain atteindre une écriture universelle. C’est pourquoi d’ailleurs que chaque espace, chaque territoire, chaque paysage comme les langues et les cultures restent à conquérir la « transformant en étrange universel. On est soi et l’autre. ».
Néanmoins, la langue comme un espace de liberté est souvent restreinte par la rigidité des institutions littéraires marquées par les orientations politiques des nations. Pour illustrer cette idée, Anna Moï effectue, an mots simples et phrases courtes, un rapide retour historique sur l’histoire des institutions littéraires vietnamienne, avant d’aborder une notion plus complexe encore, celle des soubassements linguistiques de la langue vietnamienne et ce qui en découle. Car l’ancrage social, familial et sexuel n’est pas acquis et « l’inégalité est inscrite à [la] naissance dans la langue elle-même ». L’absence de pronoms personnels, la différence de l’emploi du nom comme différenciation individuelle, l’a poussée à construire son altérité grâce aux ressources mêmes des langues. Utilisant à la fois la sémantique du français et celle du vietnamien, elle a reconstruit une symbolique personnelle à travers son pseudonyme : Anna Moï, qui marque à la fois l’individualité en français « Moi » et qui signifie en vietnamien « tranquillité – sud – sauvage ». Déconstruisant ainsi tous les clichés qui ont encore cours aujourd’hui alors que ces questions sont souvent débattues, elle démontre que la langue est un facteur non négligeable de construction de l’individualité et de l’altérité. Mais si l’altérité telle qu’elle l’entend est un gage de liberté, cette altérité octroyée par la langue peut redevenir un facteur de discrimination.
Au fond, l’amertume est grande lorsqu’au prix d’un effort incroyable pur construire son altérité, on est rejeté dans la foule sans nom des auteurs « francophones ». Cette langue qui traduit normalement les strates multiples de sa langue invisible, si particulières qu’elles recèlent « les langues que je connais, les cultures qui ont dessiné le paysage de ma vie, les aléas de mon destin », est l’alibi qui permet de circonscrire une terre d’écrivains totalement arbitraire et inopérante. Anna Moï ne manque de plonger dans la production ou mieux la commercialisation des livres francophones qui restent aujourd’hui caractérisés par des disparités extrêmement fortes et flagrantes. Plus précisément, l’écrivain parle du classement imparfait des auteurs francophones dans le secteur des librairies. À l’opposé des Anglais qui proposent un classement selon un ordre alphabétique, les librairies françaises s’appuient sur une recherche des ouvrages francophones par pays, par identité nationale provoquant ainsi une série de confusion et de malentendus.
Terme exclusif dans le monde, à l’opposé de l’anglophonie, qui n’existe pas, la francophonie en est un exemple niable. Auprès de ces deux mots fédérateurs, Anna Moï ajoute celui de la « xénophilie » remplacée en France par son contraire « xénophobie ». Sans doute l’écrivaine fait explicitement référence à l’amour des cultures et des peuples étrangers que les Anglo-Saxons ont bien intégré dans leur quotidien. Le moment où la France occulte la diversité ethnique de ses écrivains les Britanniques, dont la fameuse formule Nobody’s perfect en démontre leur racisme, se montrent plus à l’aise de répertorier dans un recensement, au niveau national, 100 Britanniques noirs remarquables dans le domaine de la musique, du sport, de la poésie et des médias.
Pour conclure, Anna Moï distingue dans son manifeste poétique la francophonie en France, et la francophonie hors de France. Car les Français, quand ils invitent la Francophonie, ne s’incluent pas.
À ce titre, la francophonie est-elle un mythe ? Quelles sont les réalités qu’elle recouvre effectivement ? En France, les auteurs francophones sont principalement les auteurs du « Sud », ces « autres » finalement inclassables en dehors de cette catégorisation rapide et bien pratique. Mais hors de France, ce vocable recouvre toute une communauté faite de complicité et d’altruisme réel : « à l’étranger, la francophonie sans les français n’est pas un mythe, mais une réalité jubilatoire, généreuse vivante ».
C’est malheureusement cette conception restrictive et déviante de l’Autre, de l’Altérité, notions pourtant si riches de possibles, qui contribue à créer cette autre langue qu’elle nomme le désespéranto, notion qui ne recouvre plus seulement les problématiques liées à la langue, mais bien une posture profondément politique de refus et une arme pour enfin retourner cette altérité que colle trop facilement contre ces mêmes initiateurs.