Édouard Glissant, avec Alexandre Leupin, Les entretiens de Baton Rouge, Paris : Éditions Gallimard, avril 2008, 168 p.
Extrait 2 : pp. 74-77
Alexandre Leupin : De ce que vous venez de dire surgit naturellement une question : j’allais vous demander quel était le rapport de votre œuvre avec l’épique. Partant du fait qu’epos vient d’épain en grec qui veut dire tout simplement “dire”.
Édouard Glissant : On peut considérer l’épique comme la première tentative d’écrire l’Histoire, d’écrire, de dire, une époque. Dans cette mesure, on peut considérer que les grands livres fondateurs auxquels je viens de faire allusion sont décisifs. On ne saurait, en ces débuts des communautés dont je parle, envisager un autre moyen de dire que l’épique. D’abord, parce qu’il s’agit de “dire” l’époque, c’est-à-dire de commencer à balbutier une Histoire. Balbutier, puisque la conscience est naïve : elle n’est pas encore politique. Et deuxièmement, parce que tous ces livres fondateurs, oui absolument tous, constituent le début d’une écriture, à partir des traditions orales. Écrire, ce n’est plus raconter, c’est dire. Qu’il s’agisse de la Chanson de Roland, qu’il s’agisse desSagas islandaises, il y a d’abord des histoires qui sont racontées, qui ne sont pas encore entrées dans l’Histoire, et qui ensuite sont totalisées, résumées et écrites, et qui constituent la matière de ces livres épiques. Par conséquent l’épique a deux caractères : l’épique c’est le balbutiement de l’Histoire par la conscience naïve, mais c’est aussi le figuré écrit de la tradition orale. C’est au stade de cette oralité qu’on a raconté une ou des histoires : quand la partition écrite opère, au contraire, le texte épique ne raconte plus tout simplement, il dit, et la littérature apparaît par dessous, dans ses divergences d’avec « l’oraliture » des haïtiens.
Or ces deux aspects m’interpellent à fond, et à non-sens : d’une part, parce qu’il s’agit, pour moi comme pour beaucoup d’autres, non pas d’aller résumer ou transcrire des traditions orales, mais de revenir à l’oralité en étant d’abord passés par l’écriture, qu’on nous a enseignée, qu’on nous a apprise. Ce qui nous manque aujourd’hui, ce qui nous a manqué depuis longtemps, c’est le contenu de la tradition orale. Et ce contenu nous le retrouvions, nous le refaisions par le moyen de l’écriture. D’une langue à l’autre, le plus souvent. Mais en faisant cela nous changions l’écriture. C’est-à-dire que nous réinventions la pulsion d’oralité présente en toute écriture, sans avoir à raconter des histoires. Nous recommencions l’épique.
D’une autre part, deuxième versant de cet épique, le balbutiement de l’Histoire. Les communautés contemporaines dont je parle sont des communautés non pas sans histoire, mais sans mémoire historique décidée, à cause des raturages et des ravages de l’action coloniale, qui n’atteignit pas la Chine, l’Inde ou le Japon, du moins à ce niveau de la mémoire historique. Il s’agit donc de replonger dans cette mémoire. Le piège serait de tenter de le faire à travers une conscience politique directive. Parce que la conscience politique est souvent, en Occident, il nous l’impose, une conscience partisane, et que le parti n’est pas la conscience. Le parti, c’est ce qui fige et confisque parfois dans la conscience. On l’a enseigné à une moitié des peuples du monde. Le travail littéraire, en tout cas le mien, rejoint absolument la préoccupation épique, mais avec un envers. Il ne s’agit plus de balbutier l’Histoire, mais de retrouver les histoires perdues, non racontables : il ne s’agit pas de résumer par écrit des traditions orales, mais de plonger dans l’écrit pour, et par le moyen de l’écrit, revenir, refouiller jusqu’aux dits de ces traditions de l’oralité. C’est un chemin inverse, c’est le même chemin. Mais il ne s’agit pas non plus de régir politiquement l’épique (ainsi que l’a voulu Bertolt Brecht ?) : mais la naïveté historique est relayée ici par l’innocence instinctive du poète. L’épique, et aussi le tragique, sont des conditions générales de l’exposition des littératures modernes ralliées et mondialisées.