On a trop peu parlé jusqu’ici de ce petit livre écrit à deux voix, pourtant passionnant de bout en bout. Glissant – Leupin. Leupin – Glissant. D’un côté, un littérateur-essayiste, mondialement connu, à la bibliographie foisonnante, « nobélisable ». De l’autre, un médiéviste, érudit, dont l’œuvre, déjà riche d’une dizaine de livres, interprète les textes les plus anciens de la langue française sous l’éclairage d’une théorie psychanalytique sophistiquée. Deux nomades, l’un parti de Martinique, l’autre de Suisse dont les trajectoires ont fini par se croiser à Baton Rouge, quelque part en Louisiane, une terre de plantations et de bayous, hantée par les spectres d’esclaves africains et de Français d’Ancien Régime au langage provincial.
Le dialogue entre les deux auteurs est habité par la pensée du Moyen Âge et l’on est surpris de découvrir chez Glissant une réflexion aussi approfondie sur cette période. Pour lui, comme pour son interlocuteur, le Moyen Âge ne nous concerne pas seulement parce qu’il a vu l’éclosion, à partir du latin, de toute une série de langues nationales, qui n’est pas sans évoquer le processus de créolisation ; il est encore ce moment capital dans l’histoire de l’occident où s’impose progressivement une pensée de l’universel sous les espèces du catholicisme. Pour Glissant, c’est clair, il est temps que les hérésies renaissent et ce n’est pas ducentre, sclérosé dans d’anciennes certitudes, mais de la périphérie qu’il faut espérer le renouveau.
Il n’est pas possible de rendre compte ici de tous les sujets abordés dans l’ouvrage. Disons simplement qu’ils tournent en particulier autour de la littérature (avec d’intéressantes précisions sur l’apparition successive des genres : le mythe, le tragique, l’épique, le lyrique, le roman), de la socio-linguistique (la naissance et la mort des langues, l’oralité), de l’histoire (les migrations « circulaires » opposées à la colonisation « en flèche », la décolonisation et ses « États parodiques »), le métier d’écrivain (« solitaire » et solidaire »), la « poétique de la relation » (1) (caractérisée par une pensée « excentrée », « qui ne conçoit l’absolu que comme la relation totale de toutes les relations possibles »), la philosophie (de Parménide à Nietzsche), la morale enfin (car la pensée excentrée, « l’exogénie », « c’est l’ouverture totale à l’imprévisible », porteuse « non pas seulement de la nouvelle esthétique… mais de la nouvelle morale qui découlerait de cette esthétique »).
Les Entretiens ont paru peu après la publication du manifeste intitulé Pour une « littérature-monde » en français, co-signé par Glissant et qui semblait largement inspiré par ses écrits, ne serait-ce que par l’usage de l’expression « littérature-monde ». De fait, outre une dénonciation assez peu convaincante de la francophonie, le manifeste reprend l’opposition entre une littérature hexagonale moribonde à force de n’avoir « d’autre objet qu’elle-même » et une littérature-monde riche de toutes ses « puissances d’incandescence », opposition qui se trouve déjà, en d’autres termes, chez le Glissant des Entretiens. Là, il oppose la « littérature occidentale liée à la recherche de l’être comme être » à la nouvelle « poétique » vouée au dévoilement « des invariants de la relation mondiale » qu’il appelle de ses vœux.
Le manifeste en faveur de la littérature-monde a fait un certain bruit dans le Landerneau littéraire. Sa vision manichéenne qui consiste à diviser les littérateurs entre les bons et les mauvais sur la base du lieu de leur naissance a pu paraître simpliste à beaucoup (2). Pour tous ces derniers, la lecture des Entretiens, sera la meilleure introduction possible aux ouvrages théoriques ultérieurs de Glissant. Aiguillonné par Leupin, Glissant est tenu d’argumenter et de se découvrir, révélant ainsi les nuances d’un discours sur la littérature sans grand rapport, finalement, avec les simplifications du manifeste.
Particulièrement féconde nous a paru l’insistance, de la part de Glissant, sur le thème de « l’errance », qu’il définit ainsi : « C’est quitter, se départir du lieu qui vous a été donné, pour mieux le comprendre ou pour mieux vivre avec ». Et il ajoute : « Ainsi pour nous [Antillais] l’errance nous mène-t-elle à transfigurer l’ancien arrachement esclavagiste à l’Afrique, sans en faire système ». De même, pour en revenir à la réflexion sur les langues qui est présente dès le début desEntretiens, cette idée qu’ « un écrivain aujourd’hui conjecture son œuvre dans une langue, mais en présence de toutes les langues du monde » (3). Ici, à nouveau, les écrivains antillais d’expression française pourraient servir d’exemple, pour avoir inventé une autre langue française, archaïque et poétique, travaillée en profondeur par le créole.
Ces exemples conduisent à s’interroger sur la portée véritable de la théorie et de la pratique littéraires glissantiennes. Ont-elles vraiment vocation à l’universel, au sens où elles vaudraient pour toute la littérature de notre temps, ou ne sont-elles, plus modestement, que la défense et l’illustration, certes remarquables, d’un certain type d’écriture, lequel, pour avoir tout à fait sa place dans le concert des littératures mondiales, ne saurait pour autant prétendre au rôle de modèle ?
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(1) L’ouvrage ainsi nommé paraîtra en 1996. Les Entretiens ont été enregistrés à Baton Rouge pendant les années 1990-1991, bien avant d’être retravaillés par les auteurs pour la publication.
(2) Signalons une critique vigoureuse du manifeste sous la plume de Camille de Toledo : Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, Paris, PUF, 2008.
(3) « Créer, dans n’importe quelle langue donnée, suppose ainsi qu’on soit habité du désir impossible de toutes les langues du monde » (Poétique de la relation).