Il serait peut-être temps de ne pas oublier, dans la liste des femmes écrivains qui ont marqué la littérature de notre époque — Colette, Simone de Beauvoir, Anaïs Nin, Violette Leduc, Marguerite Duras, Unica Zurn, Gabrielle Wittkop … — le nom de Grisélidis Réal. Je ne suis heureusement pas le seul à me souvenir comme d’une révélation les parutions en 1974 de le Noir est une couleur, puis de la Passe imaginaire, du Carnet de bal d’une courtisane, de Suis-je encore vivante. Journal de prison, et en 1981, Grisélidis, courtisane, longue interview de l’écrivain prostituée recueillie par Jean-Luc Hennig à Genève, remis aujourd’hui en circulation par les éditions Verticales à l’occasion de la sortie chez le même éditeur de Mémoires de l’inachevé. Ce volume comprend pour l’essentiel un choix des lettres que l’écrivain adressa à des proches, amis ou amants. S’il arrive que la correspondance de grands auteurs ne soit pas à la hauteur de leurs livres, en règle générale il y a continuité d’écriture entre les textes de circonstances et l’œuvre littéraire. La correspondance de Flaubert, celle de Céline, ne sont-elles pas à la hauteur de leurs romans? En tout cas, les documents écrits de Grisélidis Réal retrouvés après sa mort le 31 mai 2005 dans son petit appartement genevois, rassemblés par ses quatre enfants et présentés par Yves Pagès, ont la même force, la même violence, le même noir éclat que ses écrits autobiographiques.
Le choc reçu à la lecture des premiers textes de celle qu’on appelait enfant « le petit démon d’Égypte » (son père dirigeait l’École suisse d’Alexandrie), outre leur déroutante beauté, tenait aussi au fait qu’ils avaient été écrits par une prostituée. Une vraie prostituée. Le je de la narratrice était bien le je de l’auteur. Et une prostituée qui avait lu Artaud, Céline, Breton, Bataille, Genet, Miller, Beckett Beauvoir, Sartre… On avait eu l’occasion de lire des textes, et de grands textes, écrits par des femmes alcooliques, droguées, folles, addictes au sexe, mais des textes écrits par une prostituée… Qui plus est, ô scandale, une prostituée affirmant haut et fort sa condition, l’exhibant comme un titre de noblesse. « Putain ! », oui, et fière de l’être. Et circonstance aggravante, mère de quatre enfants ! Panique dans la poulaille bien-pensante, la féministe en premier. Quoi ! une femme libre qui dit avoir choisi librement la prostitution ? Pas crédible ! Et qui nous apprenait que des années après avoir quitté le trottoir, elle avait alors quarante-huit ans, elle y était revenue, de son plein gré. Pour quelle raison ? Pour être plus libre ! Plus libre que dans cet autre type de prostitution qu’étaient à ses yeux les activités sociales auxquelles elle avait été astreinte ; plus libre, et surtout plus protégée qu’elle ne l’avait été dans sa vie de grande amoureuse, vie toujours ratée, toujours tragique. Son Journal d’une courtisane commence ainsi : « Je suis une prostituée. / Je l’ai été, je ne l’étais plus, je le suis redevenue (…) Je refuse de vivre en exploitant les autres — je refuse aussi d’être exploitée. Je suis libre. Libre de mon corps, libre de mes actes, libre de mon esprit, libre de la lutte que je mène et des buts (…) Mes hommes, mes “clients”, viennent vers moi comme des enfants, comme des frères. Nous n’échangeons pas de haine. Pas de coups, pas d’insultes, pas de mépris (…) La nuit, je marche dans la rue, tranquillement, sans hâte, je souris aux hommes qui cherchent. Je les regarde dans les yeux, avec amour, avec prudence. Je veux qu’ils sachent que je suis prête, enfermée dans mon manteau de cuir noir dont le col de fourrure soyeux s’ouvre sur le haut de mes seins blancs, à leur donner ce qu’ils attendent. Des caresses, de la douceur, du plaisir, l’apaisement ». Logique qu’on la retrouve en 1975 solidaire du combat politique des prostituées lyonnaises et parisiennes et s’affichant dès lors comme « catin révolutionnaire ».
L’apaisement, la paix, c’est bien paradoxalement ce qui lui maquera dans ses grandes amours passionnées. Celle pour ce Noir américain, Rodwell, personnage du très beau récit le Noir est une couleur ; celle pour le gigolo berbère, Ahmed Hassine, ce prostitué qu’elle connut en 1971 alors qu’il était incarcéré dans une prison suisse, avec qui elle vécut des années d’un véritable enfer et dont on se fait une terrifiante idée en lisant les lettres qu’elle lui adressa après leurs provisoires puis définitive ruptures.
Non, que les années de prostitution de cette jeune femme, très belle, cultivée, passionnée de littérature et d’art, aient été, elles, paradisiaques, loin de là. Il lui arrive souvent, surtout à ses débuts dans la profession, d’évoquer un enfer, appelant à l’aide ses amis pour l’en sortir. Mais que cet enfer va lui paraître doux, en comparaison de celui qui l’attend, qu’à chaque fois elle a pourtant choisi en connaissance de cause, quand c’est l’amour qui mène la danse. Abandons, violences, battue des nuit entière, visage démoli, cheveux arrachés, humiliée, injuriée, ruinée par son voyou alcoolique et fou… Mystère de l’amour, mystère du masochisme féminin. Vrai, qu’à son « Petit fauve noir », elle avait donné ses instructions dans des lettres enflammées : « tue moi d’amour », « enchaîne-moi », « sois ma drogue, mon poison, mon poignard », « fends-moi, Hassine, saccage-moi »… Comblée, elle le sera au-delà de toute espérance. Saccagée, comme jamais elle ne fut dans son existence de putain. À son ami Henri, après une énième déconvenue amoureuse, elle écrit : « Je te jure que je regrette le temps où j’étais Putain, où j’étais désirée, adorée, aimée, RESPECTÉE ET PAYÉE… ». Les mots qui reviennent le plus souvent dans ses écrits ? Don, pitié, générosité, amour, pureté. Jean-Luc Hennig, dans sa nouvelle postface à la réédition de Grisélidis, courtisane, fait allusion à la doctrine du « pur amour ». Grisélidis Réal, nouvelle Madame Guyon ? La thèse est défendable. Et c’est avec un mélange de jubilation, d’ironie, d’émotion contenue, qu’il peut adresser à son amie un ultime message sur sa tombe, le 9 mars 2009, lui disant sa fierté de la voir reposer dans le prestigieux Cimetière des Rois de Genève (où son corps vient d’être transféré quatre ans après sa mort). Genève, cette ville qui l’avait honnie et persécutée, et la voici ayant pour voisin son vieil ennemi Calvin qui « châtrait les désirs des hommes », mais aussi pour compagnon le grand Jorge Luis Borges.