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Des mots et des poings

Des mots et des poings

 

Pierre Jourde

Géographie intérieure

Grasset

 

De Pierre Jourde, je ne connaissais qu’un livre et une photo. Le livre : son pamphlet, la Littérature sans estomac, paru en 2002, écrit en collaboration avec Éric Naulleau. La photo : son portrait, toujours le même, publié dans la presse et qui continue d’ouvrir son blog de l’Obs. Une tête de boxeur, que je m’étais dit, du coup pas autrement surpris qu’il frappât dur contre quelques-uns et unes de ses pairs. C’était plutôt bien vu de ma part, puisque j’apprends en lisant les textes qu’il a réunis sous le titre Géographie intérieure, notamment son autoportrait, que boxeur il l’a été, et pas seulement boxeur, mais rugbyman, footballeur, pratiquant également l’aviron, la voile, le trekking, la course de fond, le ski, le tennis et les sports de combat. De quoi impressionner ses contradicteurs, sportifs en chambre de la plume et de l’ordinateur. S’il lui prenait soudain l’envie de laisser les mots au vestiaire pour enfiler les gants… Vaine crainte, la seule fois où il eut recours à sa pratique de pugiliste, c’est lorsque des paysans de son village d’Auvergne, peu au parfum des lois de l’hospitalité, l’accueillirent à coups de pierres, à cause d’un livre de lui où ils crurent se reconnaître sous un jour peu amène. Ce ne sont pas mots qui lui sauvèrent alors la mise, à lui et à sa famille, mais probablement un savant enchaînement de crochets, de directs et d’uppercuts. Ayant donc l’occasion, par la récente publication en volume de certains de ses écrits de circonstances, de faire plus ample connaissance, je me rends compte que ce bagarreur, même avec les mots, s’il est un pugnace n’est pas un vrai méchant. Il est vrai que dans Littérature sans estomac, ils y allaient parfois un peu fort, lui et copain Naulleau (un petit hargneux médiatique celui-ci). Fort mais pas toujours à mauvais escient, même si dans son plutôt ludique jeu de massacres, il choisissait des adversaires qui, décidément, ne boxaient pas dans la même catégorie.

 

Que peut le roman ?

De Pierre Jourde, après la Littérature sans estomac, je n’ai plus rien lu. Pas de services de presse de ses livres. Sans doute l’idée que son éditeur et lui-même se faisaient de nos goûts littéraires, des miens en particulier ? J’en veux pour possible preuve le texte que Jourde donna à une revue où il mettait en cause, de façon très courtoise, gants de boxe accrochés au vestiaire, nos refus, à Philippe Forest et moi, du roman traditionnel et notre supposée addiction à « l’autofiction » alors à la mode et à l’autobiographie. Occasion pour moi pour de lui signaler l’existence, entre autres, de deux de mes livres qui pourraient corriger ses a priori : un roman paru au Seuil en pleine époque Tel Quel (1980), Carrousels, où, s’il est vrai que sa forme n’obéissait pas au canon du roman dix-neuviémiste, il ne faisait pas pour autant fi du réel (l’histoire y est constamment présente : Terreur révolutionnaire, guerre 14-18, Auschwitz, Katyn, guerre des paysans en Allemagne…) ; quant au second livre, un essai publié en 1990 chez Grasset, le Roman et le sacré, il était une défense et illustration du roman s’attachant à prouver la supériorité de ce genre littéraire sur les écrits à caractère autobiographique. Si mon point de vue a évolué — sans en appeler aux arguments des auteurs qui ont pris leur distance à l’endroit du roman, comme Breton ou Leiris, ou à ceux qui l’abandonnèrent faute de ne plus y réussir, ainsi Sartre et Aragon, ou à ceux qui auraient bien voulu s’y adonner mais y échouèrent, Barthes ou Muray — c’est que le roman, au contraire du cinéma, ne me semble plus à la hauteur du réel et des enjeux de pensée d’aujourd’hui.

 

Refus du négatif

Je n’ai donc pas eu l’opportunité de lire les romans de Pierre Jourde, en revanche je lis régulièrement son blog de l’Obs et je pourrais dire, comme tel écrivain, dont j’ai oublié le nom, sur un de ses contemporains : « il est d’une grande intelligence, vu que je suis d’accord avec lui sur tout ». Avec Pierre Jourde, je ne suis pas d’accord sur tout (je ne partage pas l’ensemble de ses détestations ni de ses admirations), mais disons que suis d’accord sur presque tout, ce presque tout n’étant pas loin d’être l’essentiel à mes yeux. Ainsi, je signerais volontiers des deux mains ses points de vue sur la critique littéraire, les détestations d’Israël, l’islamophobie, l’usage du mot « racisme » employé à toutes les sauces, la situation de l’enseignement et de l’université , les manifestations de servitude volontaire et de soumissions (bonjour Houellebecq !) dont nos démocraties nous donnent quotidiennement le spectacle, et sur ce qu’il pointe comme étant à l’origine de tous ces maux : le refus du négatif dans les différentes sphères de l’activité humaine (accord sur ce point avec Muray, Baudrillard, et inévitablement avec Bataille).

 

Exit l’andouille !

Cette chronique ayant principalement pour objet la littérature, il me faut signaler deux entrées de cet abécédaire. À la lettre A : Andouille ; à la lettre S : Style. De la remarque que dans certains livres (de Villepin, Rouart ou Haënel, par exemple) on ne rencontrera jamais le mot « andouille », ou « paupiette », ou « caleçon », Jourde en tire une leçon sur le lien qu’une certaine « littérature » entretient avec le réel. Il est des livres, en effet, pour lesquels les auteurs après s’être auto-promotionnés écrivains et bien admirés comme tels dans leur miroir seraient bien marris d’avoir à écrire tout simplement « il pleut », quand il pleut. Il leur faut alors avoir recours à des flopées de métaphores, toutes plus improbables et ridicules les unes que les autres. Pas question pour eux d’écrire, ils surécrivent, en un mot, il font du « style ». Grandiloquence et lyrisme de bazar sont aussitôt au rendez-vous et là ni Rabelais, ni Swift, ni Shakespeare, ni Molière, ni Joyce, ni Céline, ni l’andouille, ni les paupiettes, ni le caleçon ne sont les bienvenus. « La littérature, écrit Jourde, commence peut-être au moment où l’écrivain refuse de faire de la littérature, c’est-à-dire un usage esthétique de la langue ». Exemple proposé : l’écriture de Houellebecq qui ne se veut pas un style, et qui pourtant en est un, pas « voyant » mais immédiatement « identifiable », caractérisé par « une sorte de voix blanche ironique et désabusée ».

Il est un combat sur un ring où les mots et les poings d’un écrivain-boxeur ne font pas le poids quand l’adversaire face à lui est la mort. La mort, elle, qui frappe hors règles, à poings nus. À la lettre K : Kid Atlas. Cinq pages d’un père, Pierre Jourde, sur la mort de son fils. Le petit « Gazou » devenu le musicien Kid Atlas, meurt à vingt ans. Pour dire sans pathos et au plus juste la douleur d’une telle disparition, la fiction n’est sans doute plus de mise.