Comptes-rendus Critiques Publications Théories

« Des artistes comme il n’en faut plus ! » (*)

Rimbaud et Verlaine en revues

Parade sauvage, n° 35

Le dernier numéro de la revue Parade sauvage consacrée à Rimbaud, quoique plus mince que les précédents (le n° 34 comptait 476 pages), contient un très long article analysant la seule première séquence d’Une saison en enfer par Alain Bardel (1). On sait l’incertitude à propos de la signification qu’il convient d’accorder à une Saison en général : vraie ou fausse contrition de la part du poète ? A. Bardel voit dans « Mauvais sang », « une sorte de fable sur les impostures du christianisme et de la religion bourgeoise du progrès » portée par deux voix qui se contredisent sans cesse, l’une, le plus souvent emphatique qui ridiculise les idées que le narrateur entend disqualifier, et celle où il porte rétrospectivement un jugement moqueur sur ses errements passés. Différencier ces deux voix n’est pas aisé, le ton restant ironique de bout en bout et il ne faut pas moins de 66 pages à l’auteur de l’article pour tenter de les démêler. La sixième section de « Mauvais sang » fait entendre, par exemple, la première voix : le narrateur qui s’est proclamé « nègre » dans la section précédente, maintenant baptisé par les colons blancs a « reçu au cœur le coup de grâce » et conclut sur les mots « Dieu fait ma force, je loue Dieu ». Hélas – si l’on peut dire – la section suivant se termine bien différemment : « Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous ».

S’il est impossible de rendre compte de toutes les analyses contenues dans cet article, on peut évoquer rapidement le passage de la cinquième section où le narrateur proclame : « l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites ». A. Bardel y voit une allusion à l’homosexualité de Rimbaud : « plutôt que de s’avouer victime d’un interdit visant l’amour des hommes, il préfère alléguer une énigmatique interdiction visant l’amour des femmes » (p. 122). Mais l’on peut aussi prendre cette déclaration comme l’aveu d’une impuissance sexuelle. C’est, l’on s’en souvient peut-être, l’hypothèse avancée par Benjamin Fondane dans Rimbaud le voyou (2).

Parmi les autres articles, Christophe Bataillé pousse l’interprétation des « Chercheuses de poux » en présentant les deux sœurs comme prises elles aussi dans un délire érotique, tandis que le dernier vers « Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer » évoquerait selon lui « la petite mort orgastique » (p. 17). Antoine Nicolle revenant pour sa part sur la prose « H » dans Une saison en enfer, insiste sur toutes les raisons qui poussent à voir l’initiale du nom Hugo dans ce H.

Dans le numéro 33 de Parade sauvage, Alain Chevrier proposait une séduisante explication du dernier vers du poème « Les mains de Jeanne-Marie » : « En vous faisant soigner les doigts ». Il rappelait qu’il existait un instrument de torture métallique appelé « poucette » qui permettait d’écraser les pouces en donnant des tours de vis supplémentaires. Le mot lui-même est employé par Hugo, par exemple, dans le poème « Réponse à un acte d’accusation » des Contemplations : « À la pensée humaine ils ont mis les poucettes » (3). Dans le présent numéro, c’est à nouveau en faisant appel à un objet très concret que Geneviève Hodin a réglé le sort d’un octosyllabe du « chant de guerre parisien » : « Non la vieille boîte à bougies ». Une boîte à bougies (une photo est fournie dans l’article) contenait des sortes de pailles en métal que les médecins introduisaient dans l’urètre ou le rectum. Cette interprétation s’accorde parfaitement avec cet autre vers du poème : « O Mai ! Quels délirants culs-nus ! » (4).

Parade sauvage, 2024, n° 35, 256 p., 42 €.

(1) Alain Bardel, « Les marchés grotesque. Politique et religion dans ‘Mauvais sang’ », Parade sauvage, n° 35, p. 79-145.
(2) Michel Herland, « Rimbaud voyou valeureux ou fils prodigue ? », Francopolis, printemps 2025,
http://www.francopolis.net/revues/M.Herland-Rimbaud-2025-1.html
(3) Alain Chevrier, « Qu’est-ce qui fait saigner les doigts de Jean-Marie », Parade sauvage, n° 33, p. 335-340.
Michel Herland, « Rimbaud à la loupe : la dernière livraison de Parade sauvage », Francopolis, novembre-décembre 2023.
http://www.francopolis.net/revues/M.Herland-ParadeSauvage-NovDec2023.html
(4) Geneviève Hodin, « Toute la lumière sure la ‘boîte à bougies’ du ‘Chant de guerre parisien’ », Parade sauvage, n° 35, p. 213-215.

+          +
+

Revue Verlaine, n° 22

À côté de Parade sauvage, la revue savante consacrée à Rimbaud dont les numéros récents ont été présentés sur Francopolis, les éditions Classiques Garnier publient d’autres revues, sur le même modèle, vouées à l’exégèse d’autres grands auteurs de la littérature française. Rimbaud faisant immédiatement penser à Verlaine, il était tentant d’examiner la revue le concernant dont le vingt-deuxième numéro (daté 2024) est paru cette année.

Verlaine (1844-1896) qui était l’aîné de Rimbaud (1854-1891) lui a non seulement survécu mais il eut surtout une carrière littéraire infiniment plus longue, depuis les premiers essais de l’adolescence (dont certains seront repris dans les Poèmes saturniens, premier recueil publié en 1867) jusqu’au dernier poème, « Désappointement », écrit quelques jours avant sa mort. Ses Œuvres poétiques complètes occupent plus de 1300 pages dans notre vieille édition de la Bibliothèque de la Pléiade datée de 1951. C’est dire que la matière ne manque pas pour les spécialistes de cet auteur qui sont d’ailleurs souvent les mêmes que ceux de Rimbaud.

°        °
°

La Revue Verlaine est divisée en trois sections : Microlectures ; L’œuvre en contextes ; Langue et versification, suivies par les inévitables recensions. À titre d’exemples, nous évoquerons ici rapidement un article de chaque section, en commençant par Marc Dominicy qui étudie « Vers pour être calomniés », un sonnet de Jadis et naguère (1885) mais sans doute composé en 1872 alors que Verlaine cohabitait avec Rimbaud (1). Vu ce contexte, il paraît assez évident que la calomnie n’en sera pas vraiment une, que les accusations sous-entendues dans le poème seront fondées et que Verlaine en peignant de chastes amours cherche à leurrer les lecteurs.

L’article discute précisément la thèse de Benoît de Cornulier, lequel date le poème de 1878 au lieu de 1872, ce qui lui permet d’affirmer la sincérité de la contrition de Verlaine (2). Comme le rappelle Dominicy, Cornulier joue sur l’ambiguïté de certains vocables. Par exemple le vers 6, « Tant notre appareil est une fleur qui plie » ne renferme selon lui aucune connotation sexuelle : « notre appareil » ne serait qu’une référence à l’anatomie globale du corps humain et la « fleur qui plie » évoquerait le « roseau pensant » de Pascal, etc.

Ainsi vont les querelles d’exégètes… Un regret : que l’auteur de l’article n’ait pas creusé la difficulté du vers 12, « Ô bouche qui ris en songe sur ma bouche », avec ce « ris » qui a priori n’a rien à faire là. Il rapporte simplement que Cornulier interprète pour sa part « ris » en « rit », ce qui est conforme au bon sens mais certainement pas à l’orthographe ! Nous n’en saurons pas davantage.

°        °
°

Dans la deuxième section, Emmanuelle Desnos Orr étudie quelques poèmes inspirés par les séjours londoniens de Verlaine, avec ou sans Rimbaud (3). Après avoir décrit le Londres des bas-fonds et l’argot des gais de ce temps-là (le parlyaree), elle décèle dans les poèmes en question nombre d’allusions possiblement cachées à l’homosexualité. Ainsi dans « Streets » le mot « cottage » qui désigne aussi bien en anglais le « cottage » au sens où nous l’entendons que les lieux d’aisance, des lieux de drague des gais, ou le mot « gigue », sachant qu’en argot londonien jig n’est pas seulement une danse mais aussi un terme signifiant l’acte sexuel.

Le même mot se retrouve dans le vers : « Où des orgues moudront des gigues dans les soirs » du poème « Kaléidoscope », dans lequel le verbe « moudre » peut lui aussi recéler un sens caché dans la mesure où il pourrait faire référence au nom anglais des joueurs d’orgue de barbarie, organ grinders (to grind : moudre). Selon l’auteure de l’article, s’il ne faut pas voir de connotation directement sexuelle dans cette référence cachée, les joueurs d’orgue de barbarie utilisant aussi le parlyaree, cela viendrait renforcer le sous-entendu érotique du vers.

Emmanuelle Desnos Orr s’intéresse pour finir au « Sonnet boiteux » dont le dernier vers, « Ô le feu du ciel sur cette ville de la Bible », fait clairement allusion à Sodome et Gomorrhe. À propos du verbe « piauler » (« Tout l’affreux passé saute, piaule, miaule et glapit »), également chez Rimbaud, elle renvoie à son article, déjà à propos du parlyaree, dans Parade sauvage n° 34 où elle associe « piauler » à to waul (gémir), sachant que l’expression strolling and caterwauling (to stroll : se promener) est employée par les mollies (homosexuels) au sens de racoler et draguer (4).

°        °
°

Extrayons de la troisième partie l’article d’Alain Chevrier – par ailleurs membre du comité scientifique de Parade sauvage – sur les hiatus chez Verlaine (5). Après un rappel des règles en la matière, cet article passe en revue de nombreux hiatus, permis ou non, chez Verlaine et d’autres, en s’attardant sur « l’explicit » du poème « Parsifal » : « – Et, ô ces voix d’enfants chantant dans la coupole ».

Le sonnet tout entier mérite des éclaircissements sur le fond, heureusement fournis dans l’article, pour qui n’est pas familier avec l’œuvre wagnérienne. La forme les mérite aussi et pas seulement le dernier vers. Ainsi n’est-il pas superflu de noter les deux enjambements du premier quatrain, les homéotéleutes (gentil/babil, or/adore), la rime interne (amusante/pente). Quant au hiatus « Et, ô », il est fautif. Pour qui en douterait, Chevrier cite le Traité de Quicherat :

« La conjonction et, suivie d’une voyelle, fait également hiatus. La raison en est que le t ne se prononce pas. Il semble que ce mot soit écrit par la seule voyelle é fermé. Ainsi l’on ne peut dire en vers : Et il vient, sage et heureux » (6).

Verlaine aurait pu rétablir aisément une forme correcte en écrivant « oh » ou « ho » au lieu de « ô ». Selon Chevrier, il n’aurait maintenu – volontairement – le hiatus que pour marquer « un rapport nouveau, une dissonance ».

Comme Parade sauvage la Revue Verlaine est rédigée par des spécialistes à l’intention d’autres spécialistes de la littérature mais il suffit d’être un amoureux de la poésie pour y faire son miel.

Revue Verlaine, Paris, Classiques Garnier, vol. 22, 2024, 364 p., 42 €.

(1) Marc Dominicy, « Sur les ‘Vers pour être calomniés’ », Revue Verlaine, n° 22, p. 39-57.
(2) Benoît de Cornulier, « Sur un sonnet « calomnié » de Verlaine (vers 1878) » in Seth Widden (dir.), Rimbaud, Verlaine et Cie, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 137-150.
(3) Emmanuelle Desnos Orr, « ‘Prude avec tous les vices se proposant’, Verlaine et le parlyaree », Revue Verlaine, n° 22, p. 77-112.
(4) Emmanuelle Desnos Orr, « Du parlyaree dans les Illuminations », Parade sauvage, n° 34. L’occurrence du verbe « piauler » chez Rimbaud se trouve à la fin du poème « Ville » : « un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue ».
(5) Alain Chevrier, « En partant du sonnet ‘ Parsifal’, les hiatus chez Verlaine », Revue Verlaine, N° 22, p. 189-226.
(6) L. Quicherat, Traité de versification française, Paris, Hachette, 1838, p. 55.

(*) Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, « Mauvais sang ».
Le dessin en tête, représentant Rimbaud et Verlaine en train de se faire cirer les chaussures est extrait d’une lettre de Verlaine à Edmond Pelletier datant de septembre 1872.
http://abardel.free.fr/iconographie/correspondance/cannon_street.htm