Yachine, le héros du dernier roman de Mahi Binebine, meurt dès le premier chapitre. Tout au moins nous annonce-t-il, de là où il se trouve désormais, qu’il est mort, seulement âgé de dix-huit ans.
Revenant sur l’histoire de sa courte vie, le jeune narrateur relate son quotidien dans le quartier nord casablancais de Sidi Moumen, « confluence naturelle de tous les déclins », bidonville jouxtant une énorme décharge publique, séparé de la capitale économique marocaine par une muraille que personne n’ose franchir. Ce monde de déchets, de détritus, d’immondices est l’univers de Yachine, de son frère Hamid qui vit des « ressources » de l’énorme poubelle, de ses amis Youssef et Nabil qui se retrouvent pour jouer au football sur leur terrain-dépotoir, de Yemma, la mère du narrateur…
La vie, on l’imagine, est des plus dures ici : violences, misère, prostitution, drogue, meurtres, odeur pestilentielle. Pourtant, aussi surprenant que cela puisse paraître, le narrateur vient à dire que là réside « l’âme » de son quartier et qu’il lui est « arrivé d’être heureux dans ces décombres hideux, sur les ordures de ce cloaque maudit, […] à Sidi Moumen, [s]on pays ». Car il y a connu l’amour, rapidement, avec Ghizlane, le temps de quelques effleurements de la main ou d’un unique baiser.
Qu’est donc-t-il arrivé à Yachine ? Les indices essaimés au fil du texte nous font rapidement comprendre qu’il était de ces quatorze kamikazes qui, en mai 2003, se firent exploser dans le centre de la ville, faisant plus de quarante victimes. Le romancier tente alors de comprendre et de mettre à jour ce qui mène un jeune homme à commettre l’irrémédiable. Il ne s’agit pas de juger mais de suivre, de l’intérieur d’une conscience, le chemin qui mène à l’intégrisme.
Tout s’est joué avec la rencontre d’Abou Zoubeïr qui devint le « guide spirituel » de ces désœuvrés à la dérive : « sa nouvelle raison d’être était de nous aider à purifier nos âmes, à nous mettre sur le droit chemin. En effet, ce chemin nous a conduits tout droit vers la mort, la nôtre et celle de nos prochains que nous étions censés aimer ». Yachine et son frère Hamid trouvèrent un emploi stable grâce à leur nouveau gourou. Ils purent ainsi s’émanciper et, accompagnés de quelques amis, ils construisirent leur propre baraque. Mais, comme le note le narrateur, « à Sidi Moumen, dès qu’une machine est rodée, voilà que les grains de sable viennent l’enrayer. Inéluctablement ».
Cet embrigadement, cet endoctrinement qui mène un homme à se faire exploser est des plus terrifiants car il semble répondre à une certaine « logique ». La voie de ces laissés-pour-compte est toute tracée, eux qui rêvent de « traverser les sept cieux et [de] renaître ailleurs, loin. Le plus loin possible de Sidi Moumen ». Il aura suffi d’une rencontre, de quelques paroles… C’est cette tragique trajectoire que retrace brillamment Mahi Binebine, dans un récit frayant tour à tour avec la tendresse, l’horreur et la poésie…
Arnaud Genon