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Bonnes feuilles: Edouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde

Bonnes feuilles: Edouard Glissant, philosophe. Héraclite et Hegel dans le Tout-Monde

http://www.editions-hermann.fr/4926-edouard-glissant-philosophe.html

L’archéologie est indispensable ; nous ne pouvons nous contenter de faire commencer Glissant à Glissant, même si, à bien des égards, son dire est inaugural par son originalité. Mesurer son apport, c’est le faire dialoguer avec ceux qui l’ont précédé. Si Glissant commence à Glissant, ce qui est l’un des travers fréquents de la littérature secondaire qui lui est consacrée, le risque est grand de transformer la méditation philosophique en mots d’ordre, l’avancée en absolu et en universel, le Tout-Monde en totalitarisme auquel rien n’échapperait ; lire Glissant, ce n’est pas anamorphoser ses propositions en impositions, la Relation s’y refuse absolument et toujours.

Commencer à Glissant seul, en l’assaisonnant d’une pincée d’histoire, d’un chouïa de sociologie, d’une larme d’idéologie, c’est effacer une profondeur historique et philosophique, faire table rase d’un contexte qui donne tout leur densité aux vérités inouïes qui se profèrent dans l’œuvre : « Voyez que le texte qui serait inédit sans retour, et la phrase qui ne redouble pas, et l’innovation dénuée d’écho, même s’ils fulgurent, ne finiraient souvent qu’en ramas d’herbages desséchés, dans des traces et des sillons, entre deux récoltent qui, à miracle, se répètent. Comme les littératures, la philosophie de la Relation est ressassement et déplacement, tout ensemble. » (PhR 94) Il n’est pas d’inédit qui vaille sans répétition de ce qui le précède, et il n’est de tradition qui vaille sans relecture à partir de ce qu’elle a engendré. Enfin, le ressassement, c’est la figure de l’obstination de quelqu’un qui veut se faire comprendre et qui sait qu’il n’a pas encore été compris : « Ces propositions doivent être répétées, jusqu’à ce qu’elles soient au moins entendues. »  (TTM 39)[1]

En ce sens, ce travail vise à la légitimation de Glissant comme l’une des grands penseurs de la philosophie dans son ensemble. Le dire « subversif », « révolutionnaire » est un geste trop facile, si l’on n’a pas mesuré ce que Glissant transgresse. Une « subversion » ainsi conçue vide l’œuvre de son plein-sens, a fortiori de tout sens, elle chute dans le pur verbalisme de la belle-âme. On dira que j’entends en revenir aux vieilles lunes de la légitimité, des territoires et des filiations (y compris intellectuels), en bref tout ce que Glissant critique. Il n’en n’est rien : il faut démontrer que l’œuvre de Glissant est construite dans un dialogue vivant avec des dits très anciens, qui reviennent par leur présence renouvelée hanter notre contemporanéité. Il s’agit de voir comment Glissant transforme le passé culturel pour le projeter dans l’avenir, non de le réduire à une quelconque tradition. D’une certaine façon, on ne « dépasse » pas Héraclite et Hegel, on les relit, on les réactualise : on les modifie ; on n’hérite pas linéairement de la légitimité de la philosophie ; on y fait retour en cercle, et subitement, elle se trouve changée par ce regard rétrospectif. S’il y a légitimation possible, elle est de l’ordre de ce qui, par un apparent paradoxe, donnerait ses lettres de noblesse à la bâtardise et canoniserait l’hérésie. Il s’agit donc d’évalueren quoi la philosophie de Glissant n’est pas un chapitre ajouté à une histoire de la philosophie, à une tradition établie, mais qu’elle est une contribution d’une hardiesse et d’une originalité sans précédent à la philosophie même, qui fait que, dans toute sa rigueur, elle excède la tradition occidentale de la pensée.

La pensée de Glissant n’est pas une fuite dans l’irrationalisme et la confusion, elle est un rationalisme ouvert à l’imaginaire avec qui elle dialogue ; simultanément, elle un imaginaire qui ne cède ni au solipsisme, ni au fantasme, où à l’erreur, ou à la faute, mais qui se débride des contraintes d’une raison pure et solitaire. Plutôt que de subversion ou de contestation mécaniques, l’œuvre de Glissant est de re-connaissance, aux multiples sens de ce terme : revisitation de pensées très anciennes qui ne manque pas de les brusquer par une connaissance renouvelée, réaffirmation de la validité de ces pensées, reconnaissance (même implicite) d’une dette spirituelle, et enfin, voie vers une nouvelle manière de connaître.

Certes, il y a chez Glissant un rejet de la filiation sous toutes ses formes, y compris familiales, un refus net de l’identité racine, de la pesanteur des héritages conceptuels : c’est une pensée qui sait qu’elle n’a plus de pères, non parce qu’elle les a tués, mais parce qu’elle les a intégrés et dépassés. La croyance en la filiation est la névrose du fils, qui reconduit le Père en le contestant ou en le réaffirmant : toutes les valeurs patrilinéaires reviennent dans sa révolte. C’est pourquoi le rejet glissantien de la filiation ne s’exprime jamais par déclamation, proclamation, décision arbitraire – ce qui viderait l’outrepassage de tout sens et reconduirait le poids du passé. Le dépassement de tous les héritages se fait d’abord par une relecture soigneuse, attentive, éveillée, des traditions philosophiques ou littéraires, ensuite par leur incorporation quasi organique à l’œuvre. Celle-ci est alors est non la subversion des traditions, mais leur mise en relation : « Mais je ne récuse pas, j’établis corrélation » (IP 42). Toute pensée, tout art est mis en rapport avec son Autre.

Le refus de filiation démontre aussi la circonspection de Glissant au regard des surmois théoriques, donc systématiques, et surtout de leur obscure intériorisation par le penseur, ce qui les rend inaccessible au « soleil de la conscience » à une révision consciente[2]. Il s’agira donc de prendre la mesure et la démesure de cette relation organique aux héritages culturels. Glissant propose une lecture non-traditionnelle des traditions culturelles : il ne considère pas seulement ce qu’elles furent, mais surtout ce qu’elles ouvrirent comme possibles, comme devenirs, et ce qu’elles occultèrent, oublièrent ou refoulèrent de ces virtualités.

Si la philosophie de Glissant est aujourd’hui originale, c’est aussi parce qu’elle mêle dès le départ, sans repentir et sans excuses, le discours philosophique et le discours poétique, la raison et l’imaginaire, les traditions d’Occident et d’ailleurs. La réflexion est menée tout autant par le poème, le roman, le théâtre que par l’essai ; la poésie et la littérature sont pensée, sans être poésie ou roman à thèse, ce qui ferait de la littérature un avatar romancé de la philosophie (comme cela arrive souvent chez Sartre, par exemple, Les mots, excepté). Et la philosophie est une poétique, sans que Glissant s’abîme dans une mystique incohérente et faussement littéraire. Cette double caractéristique fut aussi une tradition : les présocratiques, Platon lui-même, Montaigne et Nietzsche en sont les moments les plus importants. Mais Glissant a aujourd’hui très peu de contemporains qui soient ses pairs, qui manient avec tant de virtuosité tous les genres où il a déployé son inspiration. Il est l’un des rares modernes à avoir articulé le poétique et le philosophique sans nécessairement les tenir pour contradictoires, et à l’avoir fait avec un talent de poète qui se manifeste partout, dans les traités comme dans les entretiens très nombreux qu’il a donné. L’ensemble de l’œuvre est ainsi une créolisation entre philosophie et poésie, une mise en relation poétique de deux imaginaires et deux savoirs conçus depuis Platon comme distincts, voire même opposés, et que les spécialistes de la philosophie et de la poésie tentent souvent de préserver de toute contamination.

Il faut se prévenir contre l’illusion que Glissant fait dans le vague, le « flou artistique », que sa pensée est dépourvue des assises philosophiques qui assurent sa consistance, sa cohérence et sa vérité : quand il parle de la tradition philosophique, il en a une idée tout à fait claire et précise ; quand il avance des propositions qui renouvellent ou subvertissent cette tradition, il le fait avec tout autant d’exactitude, en en pesant la redite ou le dérèglement mot par mot, avec une singulière minutie.

Édouard Glissant est philosophe.

 

 

[1] Voir l’article de Diva Barbaro Damato, « La répétition dans les essais d’Édouard Glissant », dans Poétiques d’Édouard Glissant, pp. 147-155.

[2] À titre d’exemple, et sur un autre plan : « L’intériorisation du racisme […] est le fait du métis lui-même. » L’intention poétique, Paris, Le Seuil 1969, p. 219.