Oncle Chau reprit sa place en face de moi. Je sortis de ma poche une sorte de bristol sur lequel j’avais recopié quelques notes. Elles me tiennent compagnie. Me protègent des contagions de l’ordinaire.
– Ce sont les premières lignes du livre de Paul Morand « Venises ».
Oncle Chau inclina la tête. Je lus :
« Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise ; le sort m’y fixa, souvent à mon insu, mais certes pas à la légère.
Venise résume dans son espace contraint ma durée sur terre, située elle aussi au milieu du vide, entre les eaux fœtales et celles du Styx.
Je me sens décharmé de toute la planète, sauf de Venise… »
Tu te rends compte : décharmé. Magnifique, non ?
– Il a écrit ça quand ?
– 1970 …71
– Dirait-il encore la même chose aujourd’hui ?
– Paris, Londres, se ressemblent-elles encore ? Londres est plus que jamais fière d’être Londres, Paris est devenue moralisatrice, hargneuse, bardée d’interdits et d’agents verbalisateurs. Venise ? Philippe Sollers a l’air de s’y trouver bien : il a toujours une terrasse ombragée et une belle Italienne pour partager une salade de poulpes fraiches et une bouteille de Valpolicella… Et ses précieux fantômes dans ses pas… Stendhal, Saint -Simon… Casanova… quelques nonnes délurées…
Et ça … Il parlait déjà du monde d’hier, les années 20 : « Le plaisir était sans contrainte, mais pas sans tenue… On en était encore au savoir-vivre. Les Américains européanisés ; pas le contraire… On n’eut pas vu une hôtesse se levant de table entre les plats, photographier elle-même ses invités, pour un hebdomadaire illustré, rentrant ainsi dans ses débours. » (p. 26-27)
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Malgré ses trente ans à peine dépassés, Léopold Alpha, à la différence de ses contemporains déjà engagés dans une compétition vorace, ne fait pas grand-chose, il mène une existence contemplative, irriguée par une nonchalance métaphysique. Ces temps-ci, son étoile polaire est la fabrication d’un film dont il élabore le scénario à petites enjambées. Ambition finale : sa présentation à la Mostra de Venise, « dans les pas de Marcello Mastroianni et les marques laissées par les talons aiguille d’actrices comme Anna Magnani ou Monica Vitti dans l’Avventura. » A la suite de quoi, il pensait mourir.
Ses années lycéennes lui avaient été ni ennuyeuses ni exaltantes, simplement un long moment à passer pour accéder aux premières marches de la liberté : l’obtention du baccalauréat et la réussite à l’examen du permis de conduire. La fréquentation des Pensées de Pascal et des scepticismes de Montaigne le vaccinèrent contre les illusions vaniteuses de la nature humaine. Enfin, l’heure attendue de la classe de latin l’arrachait à la mollesse générale, l’entrainant pour un temps dans l’atmosphère enfiévré du forum, les passions du pouvoir ou les sommets aventureux des expéditions lointaines. À la sonnerie annonçant la fin du cours, la proximité du Capitole et de la roche tarpéienne remettait les envolées héroïques à leur place : entre les pages du Gaffiot (dictionnaire latin-français, 1700 pages).
C’est ainsi qu’il participait à la marche générale du monde sans vraiment en faire partie. « À quoi bon ? » répétait-il.
Même si, tout au long d’un éternel été sur la Costa Brava gorgé de chaleur, de ski nautique, et de boites de nuit noyées de rythm’n’blues et de gin-tonic jusqu’à l’aube, une superbe Francesca, italienne de voix et de corps, lui avait accordé sa préférence sans restriction. En reprenant la route de Rome au volant de son spider Alfa Romeo 1600, elle lui avait dit : « Alpha, tu n’es pas fait pour la vie. » Ça, il le savait bien :
– Personne n’était fait pour la vie. Tout cela n’était que le résultat raté d’une gigantesque erreur cosmique qu’on n’avait pas encore réussi à corriger.
Dans un Paris printanier, une élégante amie, un peu philosophe, très journaliste dans un magazine féminin spécialisé dans le bonheur, tenta sa chance. Il lui récita mot pour mot le mythe de Sisyphe d’Albert Camus et lui offrit le premier roman d’un jeune auteur pessimiste Michel Houellebecq Extension du domaine de la lutte ; il lui proposa aussi d’avoir un accident fatal à bord d’une Aston Martin à la manière de Roger Nimier revenant de Deauville…
L’élégante philosophe abandonna la partie et s’envola…
– Peut-être pour Ibiza ? Et il avait ajouté :
– La littérature porte malheur. Beaucoup d’écrivains finissent par se suicider. (Dans la mesure où on considère le suicide comme un malheur). Les survivants continuent d’écrire… Pourquoi faire ? La postérité… Tu parles. Si vous voulez être sûr et certain d’être lu après votre mort – au moins une fois – écrivez votre testament. Pas quelques lignes pour léguer votre vieille bicyclette et douze assiettes, non, quelque chose de conséquent, un long et sublime roman de 500 pages dans le genre Au-dessous du volcan, qui sera dit par un notaire saturé devant des héritiers cupides et impatients de savoir comment ça se termine…
Il dit aussi : « Les types qui chaque semaine sauvent la planète de la destruction, sont pathétiques. Qu’est-ce qu’ils doivent s’ennuyer les week-ends où il n’y a pas de guerre… Moravia avait raison : dans l’existence, il n’y a que deux choses importantes, la guerre et le suicide. Romain Gary fit les deux… C’est peut-être ce qu’on peut appeler une vie réussie. On n’a jamais su ce qu’il en pensait lui-même. » (p. 42-45)
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Une patrouille de militaires – trois garçons et une fille – s’inscrit soudain dans le mouvement général de la rue. Rangers, treillis de combat, lunettes noires, le doigt sur la gâchette des armes, silencieux, concentrés, aux aguets. Mais où est l’ennemi ? Où est la guerre ? Quelle guerre ?
Bien sûr on est au courant. Les images se télescopent et se superposent, on a déjà vu mille fois ce genre de scène dans les journaux télévisés ; bon, c’était ailleurs, au loin.
Leur sillage laisse sur le trottoir un bizarre mélange de sentiments contradictoires entre soulagement et incrédulité – c’est pour rire ou pour de vrai ? Comme disent les enfants pour se rassurer.
La clientèle du café feint l’indifférence. Crâne : « on ne va se laisser impressionner pour si peu », on joue à celui qui sait : « de toute façon, ils ne servent à rien ». Ou on fait comme si on avait rien vu.
Quand même, un infime raidissement pénètre les attitudes et les conversations qui insensiblement ralentissent ou s’accélèrent, montent ou baissent d’un ton pour masquer le trouble.
Au fil des mois, la routine s’est installée, maintenant les soldats font partie du décor de la ville. Invisibles. Dévitalisés. Comme un spot de publicité pour une crème de beauté qui passerait à intervalles réguliers sur les écrans inertes des smartphones. L’horreur n’est encore qu’un fantasme pour console vidéo.
Une voiture folle surgit sur la place, pulvérise la terrasse du café, trace son sillon de mort jusqu’au comptoir : 12 morts, une trentaine de blessés. Autant de futurs disloqués dans le sang et les lambeaux de chairs. Un barbu exalté brandit un couteau en hurlant la grandeur de son maître, il le plante dans la poitrine de la jolie serveuse Clémentine. Ses torts : une jupe trop courte ou un pull trop moulant. Ou simplement d’être une femme.
D’anciennes images enfouies remontent à la surface.
Le 30 septembre 1956, Alger, une jeune militante du FLN, Zohra Drif, dévoilée pour passer les barrages de l’armée sans être soupçonnée, dépose une bombe au milk bar, habituel rendez-vous des familles et de la jeunesse européenne. On y sert les meilleures glaces de la ville. L’instant d’après : le carnage, morts, morceaux d’être humain, amputations. Une petite Danielle de cinq ans a une jambe arrachée, sa grand’mère est tuée, c’était la veille de la rentrée des classes.
La patrouille a disparu au coin de la rue, elle remmène avec elle les germes de l’inquiétude. Retour à l’innocence. N’y pensons plus. Demain sera un jour comme aujourd’hui. Les clients du Balto sont intacts. Les lycéennes éclatent de rire, des garçons les ont rejointes, il y a une soirée de prévue chez l’un d’eux. Clémentine virevolte en desservant les tasses vides.
Patti Smith dit qu’il est facile d’écrire sur rien ; est-ce que tout cela est vraiment rien ? (p. 68-70)
Michel Bénézy : C’est la vie, Arch, peut-être rien que ça, La Garenne Colombes, Writor’s Studio, 2018, 79 p.