« Au moins cette beauté doit-elle avoir la puissance d’un poème,
c’est-à-dire d’un crime ». Jean Genet
Le théâtre de Genet est fait d’outrance et d’excès. Il ne se complaît pas dans le médiocre. Les sentiments ordinaires n’y ont pas leur place. Les vertus, surtout, n’existent pas. Il n’y a pas d’amour sans haine, de respect sans moquerie, de modestie sans orgueil, d’attention sans dérision. Et puis, au-delà de tout ce qui précède, il y a la malédiction suprême – « La scène est un lieu voisin de la mort » – et les comédiens ne sont déjà plus de notre monde : il leur faut « des accoutrements terribles, qui ne seraient pas à leur place sur les épaules des vivants ». Impossible donc d’aborder une pièce de Genet sans accepter d’être confronté à la cruauté sous toutes ses formes : jalousie, mépris, méchanceté, jusqu’au meurtre. Il faut « que le mal sur la scène explose ».
Mais le théâtre a sa logique propre qui s’impose même à un Genet. Il est faux-semblants, retournements de situations, coups de théâtre. D’autant que Genet n’a jamais cherché le réalisme. « Écrire une pièce (c’est) choisir un fait réel et le métamorphoser en fait imaginaire ». Dès lors, puisque le théâtre est d’imagination, tout est permis. Il nous transporte dans un autre monde, quelque part entre la réalité et l’enfer. Et ce faisant, il n’est pas surprenant que Genet revendique le droit de faire s’exprimer ses personnages dans un style fabriqué, « tordu », différent du langage ordinaire : « Pour inventer, il faut que je me mette dans un état qui suscite des fables, ces fables elles-mêmes m’imposent un style caricatural » – ce qui se vérifie moins, au demeurant, pour Les Bonnes que pour les pièces ultérieures.
Couverture de l’édition Gallimard « Folio »
Les Bonnes partent d’un fait divers qui avait ému la France entière. En 1933, dans la tranquille ville du Mans, deux sœurs, Christine et Léa Papin, âgées respectivement de vingt-huit et vingt et un ans, avaient assassiné d’une manière particulièrement sauvage leur patronne et sa fille. Il est à peine nécessaire de préciser que le dénouement de la pièce Les Bonnes (d’ailleurs inspiré par Cocteau) n’aura rien à voir avec le fait divers. Néanmoins, les deux sœurs sont bien là, sur la scène, et même, à un moment, la patronne. Et la pièce se terminera bien par un meurtre. Quels que soient les détails de l’intrigue retenue par Genet, on voit tout de suite combien la situation de départ est riche de possibilités. Surtout si l’on ajoute un ressort assez classique de la comédie, celui qui fait endosser le rôle et le costume du maître par le valet. Le comédien, alors, n’est plus le simple interprète de son personnage, il devient l’interprète d’un personnage interprétant lui-même quelqu’un d’autre.
Ceci étant posé, la situation dramatique s’accommode de lectures très différentes les unes des autres et l’on comprend pourquoi tant de metteurs en scène de grand renom, en France comme à l’étranger, ont eu envie de faire jouerLes Bonnes. Quitte à trahir les intentions de Genet, on peut privilégier le marivaudage, le théâtre dans le théâtre ; ou la critique sociale, la lutte des classes, l’exploitation des domestiques ; ou la sensualité, l’érotisme qui sont toujours sous-jacents à l’égard et en provenance de la maîtresse si élégante ou entre les bonnes elles-mêmes ; ou enfin – et cette dernière lecture est sans doute la plus fidèle à l’auteur – la folie, la folie qui n’a peur de rien, pas même de la mort, car elle est elle-même la mort. Enfin, l’amour est une autre piste sur laquelle nous engage le texte. Au-delà de leur génie de l’autodestruction et à travers tous leurs fantasmes, les bonnes entretiennent la flamme de l’amour, par quoi elles demeurent humaines. Les deux sœurs s’aiment, d’un amour malheureusement gâché par le dégoût qu’elles éprouvent pour leur commune condition.
Solange (parlant à Claire sa sœur) : Je te répugne et je le sais puisque tu me dégoûtes. S’aimer dans le dégoût, ce n’est pas s’aimer.
Claire : C’est trop s’aimer.
Elles aiment toutes les deux, d’une sorte d’amour filial, leur patronne qui le leur rend bien (« vous êtes un peu mes filles », leur dit Madame). Évidemment, cet amour est impur puisqu’il s’y mêle la jalousie et la haine, d’un côté, et la condescendance, de l’autre.
Elles aiment surtout, toutes les trois, le quatrième personnage, Monsieur (qu’on ne verra jamais sur la scène) et cet amour-là – par exception à la « morale » de Genet – est sans arrière-pensée. À la suite de manœuvres qu’explique la pièce, Monsieur est menacé de prison, ou pire, et toutes les trois, dans des termes voisins, se déclarent prêtes à le suivre, jusqu’au bagne si besoin est.
Madame : Je l’accompagnerais jusqu’à la Guyane, jusqu’en Sibérie… Avec quelle joie j’accepterais de porter sa croix ! D’étape en étape, de prison en prison, et jusqu’au bagne je le suivrais.
Claire (à Solange) : Tu accompagnais Monsieur, ton amant… Tu partais pour l’île du Diable, pour la Guyane, avec lui… Tu étais heureuse de ton sacrifice, de porter la croix du mauvais larron, de lui torcher le visage, de le soutenir, de te livrer aux chiourmes pour que lui soit accordé un léger soulagement.
Solange : Claire, ose dire que tu n’as jamais rêvé d’un bagnard ! Que jamais tu n’as rêvé précisément de celui-là.
Genet a laissé des indications relativement précises, quoique contradictoires, sur la manière dont il convenait de jouer ses pièces et Les Bonnes en particulier. Les didascalies incitent à choisir un décor réaliste : la chambre d’une riche bourgeoise (à moins qu’il ne s’agisse d’une femme entretenue ?) avec fenêtre, commode, armoire, etc. Le texte intitulé « Comment jouer Les Bonnes », écrit plus tard (1963), semble ouvrir sur une interprétation plus épurée : un jeu « furtif », des gestes retenus ; les comédiennes « toucheront aux objets du décor comme on feint de croire qu’une jeune fille cueille une branche fleurie » ; elles sont « priées de ne pas poser leur con sur la table » (sic) – sans que cela exclue d’ailleurs l’outrance (« les robes seront extravagantes »). Genet a également développé sa conception du théâtre et du jeu théâtral dans les lettres qu’il a adressées à certains metteurs en scène de ses pièces (Roger Blin, Jean-Louis Barrault, Antoine Bourseiller, Patrice Chéreau) où à ses éditeurs (Bernard Frechman, Jean-Jacques Pauvert) et d’où sont extraites les citations au début de cet article.
Dans la pratique, les metteurs en scène se sont permis tout ce qu’ils voulaient. Rien de commun par exemple entre l’interprétation initiale, celle de Louis Jouvet (1947), qui jouait à fond sur le réalisme, et celle que proposa Victor Garcia en 1971 (voir photos), sans oublier – pour s’en tenir aux plus célèbres – celles de Tania Balachova (1954), du Living Theatre (1965), de Moriaki Watanabé (1995) ou d’Alfredo Arias (2001).
Louis Jouvet – 1947 Victor Garcia – 1971
La liberté des metteurs en scène s’est exprimée jusque dans le choix du sexe des comédiens chargés de jouer les trois rôles féminins. Toutes les combinaisons possibles ont été expérimentées. Trois femmes, bien sûr, mais aussi trois hommes, ou un homme et deux femmes, ou même une femme et deux hommes. En 1963 Jean-Marie Serreau a monté Les Bonnes à Paris avec trois comédiennes noires, tirant ainsi la pièce vers une peinture coloniale de la servitude.
Jandira de Jesus Bauer signe à Fort-de-France une mise en scène qui parvient à demeurer fidèle à Genet tout en racontant une histoire qui n’est plus tout à fait celle de Genet, aussi bien dans la forme que dans le fond. Bien qu’elle respecte le texte de la pièce – amputé cependant de sa fin – Jandira Bauer pousse à la limite l’idée du théâtre selon Genet. La scène n’est plus seulement pour elle ce « lieu voisin de la mort » évoqué plus haut. Elle devient l’endroit où se retrouvent les spectres des protagonistes d’un drame ancien. Jandira Bauer veut nous pousser à croire – contrairement à la lettre des Bonnes mais conformément à la véridique histoire des sœurs Papin – que Madame a bien été assassinée et que les meurtrières ont été exécutées. Dès lors, seuls des fantômes peuvent encore hanter le grenier de la maison. Même si le spectateur non averti n’en a pas exactement conscience – en tout état de cause l’argument précis des Bonnesest difficilement accessible au spectateur qui n’a pas une connaissance préalable du texte -, le décor comme la mise en scène le conduisent vers une interprétation de ce genre. Le décor n’est en aucune manière une chambre à coucher, c’est un lieu à moitié vide jonché d’objets hétéroclites et les apparitions de Madame, hors contexte, au début comme à la fin de la pièce, confirment l’impression que nous nous trouvons dans un univers où les règles de la physique ordinaire ne sont plus applicables.
Jandira Bauer est d’origine brésilienne, sa lecture des Bonnes est inspirée par le vaudou, ses personnages sont habités par les esprits, les deux bonnes sont habillées en blanc et la musique qui vient rythmer certains moments forts du texte vient du candomblé. Outre le texte, Les Bonnes version Bauer sont néanmoins fidèles à Genet par une foule de détails. Les « robes extravagantes » ne sont pas portées par les comédiennes mais elles sont bien là, une rouge et une noire, pendues aux cintres, plus grandes que nature. Le réveil, plus grand que nature lui aussi, est dans un coin du décor. De même le téléphone, par l’intermédiaire duquel Monsieur doit faire savoir qu’il a été libéré, même s’il ne servira pas : Claire s’adressera plutôt à une sorte de masque humain peinturluré, posé non loin, censé représenter la tête de Monsieur. Et si les comédiennes ne passent pas leur temps juchées sur la pointe des pieds (conformément aux indications de « Comment jouer Les Bonnes »), du moins sont-elles pieds nus et Madame fait une entrée remarquée sur la pointe des pieds. Enfin lorsque Claire, conformément au texte, dit « chantons », les deux sœurs se mettent effectivement à chanter et même à danser ensemble.
On a vu plus haut que Les Bonnes pouvaient être tirées dans des directions bien différentes. L’interprétation de Jandira Bauer frappe d’abord par son côté « arts premiers ». Les objets, la musique, la gestuelle des comédiennes, tout est fait pour évoquer une Afrique primitive (ou sa transposition sur les rivages du Brésil) plutôt qu’une demeure bourgeoise de la province française. Quant aux comédiennes black (Yna boulanger, Madame), blanc (Jeanne Baudry, Claire), beur (Amel Aidoudi, Solange), elles ne sont pas non plus de nature à nous replonger dans l’ambiance de la maison Lancelin (le nom véritable de Madame).
La piste que nous évoquions plus haut de l’amour n’est pas vraiment explorée, par contre le spectacle est marqué par une sensualité à fleur de peau. Ces trois femmes (car Madame est partie prenante, elle aussi) sont sans doute perdues dans leurs contradictions entre l’amour et la haine mais cela n’est guère apparent, quoi qu’en dise le texte. Nul besoin de mots, par contre, pour nous convaincre que le désir circule entre les personnages, tant le jeu des comédiennes est à cet égard explicite. Sur ce point-là Jandira Bauer ne respecte pas l’injonction de Genet (que les actrices évitent de « poser leur con sur la table ») mais elle reste cohérente avec son intention de nous transporter au pays de la capoeira et des maillots de bain provocants, pas au Mans et encore moins en 1933.
Les comédiennes donnent le maximum. Elles ne nous émeuvent guère – là n’est pas le propos – mais elles nous impressionnent. Jeanne Baudry nous faciliterait la compréhension du texte si elle articulait davantage. Les deux robes blanches des sœurs pourraient être retravaillées : celle de Solange, qui hésite entre le style maman et le style putain, comme le banal bain de soleil de Claire. La robe de Madame (pourpre cardinalice et surplis blanc) est au contraire du plus bel effet. L’ensemble (les corps, les costumes, les éléments du décor, les lumières) forme un tableau merveilleusement coloré, quelque chose de chaud et d’accueillant qui vient renforcer l’impression de spontanéité et de liberté sauvage qui résulte du jeu des comédiennes. Était-ce le propos secret de Jean Genet et/ou de Jandira de Jesus Bauer ? Cette mise en scène conduit en tout cas à penser que la vie a beau être pleine de bruit et de fureur, de malheur et de chagrin, elle est trop jouissive pour qu’on y renonce aisément. Les spectateurs d’Avignon pourront en juger par eux-mêmes cet été.
N.B. : Les citations et les photos d’époque sont tirées de l’édition de La Pléiade du Théâtre complet de Jean Genet (Gallimard, 2002, 1463 p.)