Extrait du Chapitre 2 « Charles Jencks et le Nouveau Paradigme en Architecture », pp. 45-49.
Plagiat superficiel versus processus fondamentaux
Il s’avère qu’il y a, dans le discours architectural contemporain, une confusion élémentaire entre le processus de conception et la forme finale. Les scientifiques étudient comment les formes complexes surgissent de processus guidés par la croissance fractale, l’émergence, l’adaptation et l’auto-organisation. Ils agissent dans un but précis. Jencks et les architectes déconstructivistes, d’un autre côté, ne voient que le résultat final de ces processus et imposent ces images à leurs bâtiments. Ceci est tout simplement fugace et sans raison. Ils pourraient aussi bien emprunter des images à d’autres disciplines, étant donné que cette application superficielle n’a rien à voir avec la science.
Pour augmenter la confusion, Jencks insiste sur la cosmogénèse en tant que procédé de déploiement continu, émergence qui atteint sans cesse des niveaux d’auto-organisation. Ces descriptions de la manière dont la forme surgit dans l’univers sont correctes, et Christopher Alexander a précisément passé sa vie à essayer de les comprendre. Tout espoir que Jencks comprenne ces procédés s’évanouit cependant quand il présente les travaux d’Eisenman et de Libeskind comme des applications exemplaires au champ de l’architecture de ces idées d’émergence. Aucun de ces édifices n’apparaît comme le résultat d’un tel déploiement, ils en représentent au contraire l’exception, leurs formes étant si confuses qu’aucun processus générateur n’aurait pu les créer.
Il semble que les immeubles déconstructivistes que Jencks aime tant sont peut-être les produits intentionnels de l’interruption de ce processus de déploiement continu qui caractérise la morphogenèse. Ils résident au-delà des limites des conceptions architecturales de l’espace, limites qui ne peuvent être atteintes par aucune évolution naturelle. On tient là un exemple intéressant de manipulation génétique. Comme dans les cas analogues où le développement embryonnaire est saboté, soit par lésion de l’ADN, soit par des substances tératogènes de l’environnement, le résultat est un monstre qui le plus souvent dysfonctionne.
Doit-on considérer que ces édifices sont des aberrations, des monstres, des mutants de l’univers architectural ? Le public n’a-t-il pas toujours été fasciné par les monstres, par l’anormal, en tant que divertissement éphémère ?
L’adaptation est ici la clé. J’ai cherché à décrire comment les processus darwiniens se comportent en architecture, à différents niveaux. Un processus de conception qui génère une chose semblable à un bâtiment déconstructiviste doit avoir un ensemble de critères de sélection très particulier. Personne n’a encore déchiffré ces critères. Cependant, il est évident qu’ils ne sont pas adaptatifs aux besoins humains, mais gouvernés par des préoccupations strictement formelles. Voici certains facteurs responsables du haut degré de complexité désorganisée de ces constructions :
(1) une rupture obstinée avec l’architecture traditionnelle de toute sorte ;
(2) une manifestation d’aléas géométriques et de déséquilibres ;
(3) des expressions ironiques, ou présumées « drôles ».
Tenter d’éviter les régions de l’espace conceptuel occupées par les solutions traditionnelles, qui sont, elles, adaptatives, engendre des formes singulières, mais peu appropriées.
Fractales et formes brisées
En employant des termes scientifiques de manière très approximative, Jencks perd toute crédibilité scientifique. Il parle par exemple de « vingt-six formes de fleurs auto-similaires » utilisées par Gehry pour le musée de Bilbao. Autant que je sache, il n’y a pas de formes auto-similaires utilisées dans cette construction, et pour ce qui est de ressembler à des fleurs, ce n’est pas ici le cas, car les fleurs sont des formes adaptées à des fonctions spécifiques par l’intermédiaire de leur couleur, de leur texture et de leur morphologie, le tout au sein d’une cohérence générale absente dans le projet de Bilbao. Il y a une énorme différence entre une simple appréciation visuelle des fractales et une appréciation d’ordre fonctionnel. Le Guggenheim, désarticulé et métallique, est bien éloigné de toute fleur que je puisse imaginer. Jencks fait ensuite référence à ces formes non-auto-similaires en employant le terme de « fractales fluides ». Je n’ai aucune idée de ce que ce terme signifie, étant donné qu’il n’est pas utilisé dans la terminologie scientifique. Quant aux « courbes fractales », terme qu’il utilise pour décrire ces mêmes figures, il faut encore une fois faire le constat que ces courbes parfaitement lisses ne sont pas fractales.
Il est embarrassant de lire un chapitre entier du livre de Jencks, intitulé « Fractal Architecture », sans y voir aucune fractale, à l’exception, éventuellement, de carrelages décoratifs. Tout ce que je peux en conclure, c’est que Jencks fait un emploi erroné du mot « fractal » en se référant à « brisé » ou « déchiqueté » – alors même qu’il cite le travail de Benoît Mandelbrot. Il est semble-t-il passé à côté de l’idée centrale des fractales, à savoir leur caractère récursif qui génère une hiérarchie emboîtée de connections internes. Une ligne fractale est une structure au grain excessivement fin. Elle n’est pas seulement en zigzag : elle est brisée en chaque point et à chaque échelle (c.-à.-d. à chaque grossissement), elle n’est lisse nulle part. Jencks lui-même admet : « L’intention n’est pas tant de créer intrinsèquement des fractales que de répondre à ces forces, et de leur donner une expression dynamique ». Que signifie tout cela ? Jencks se réfère à un édifice dont le motif superficiel est basé sur les carrelages de Penrose pour le qualifie de « fractale exubérante ». Pourtant, le motif apériodique de Penrose n’existe justement qu’à une échelle unique, et n’est donc pas fractal.
Jencks commente avec admiration des projets inachevés de Peter Eisenman, qui prétendent tous deux être basés sur les fractales. Mais là, Jencks révèle qu’« Eisenman semble ne soumettre ses calques à la science qu’avec un demi sérieux ». Mais la science ne peut être comprise qu’à moitié sérieusement ; seule une compréhension superficielle des concepts scientifiques peut permettre à une personne de traiter des vérités fondamentales de façon si cavalière.
Jencks cite également le bâtiment d’architecture de l’Université de Cincinnati conçu par Eisenman en tant qu’exemple architectural du nouveau paradigme. Néanmoins, dans la perspective d’un mathématicien, il n’y a pas de structure évidente démontrant l’un des concepts essentiels que sont l’auto-similarité, l’auto-organisation, la structure fractale ou l’émergence. Tout ce que je peux y voir est désordre délibéré.
Émergence versus déconstruction
Comme l’admettent ceux qui la pratiquent, la déconstruction vise à déstructurer la forme, à dégrader relations, symétries et cohérence. Elle est exactement l’inverse de l’auto-organisation des systèmes complexes, un processus qui construit des réseaux internes de connectivité. Une énergie de liaison supplémentaire est requise pour maintenir unis les composants du système. La morphogenèse naturelle unit la matière, établit des connexions multiples à différents niveaux et augmentent la cohérence générale du système, tandis que la déconstruction défait tout cela, imitant la décomposition et la désintégration de la forme.
Pour cette raison, les constructions déconstructivistes semblent avoir subi des dégâts structurels sévères tels la dislocation, le déchirement interne, la fonte, les dégâts subis à la suite d’ouragans, de tremblements de terre, d’explosions internes, d’incendies ou (dans un jeu cynique et angoissant avec le destin) de guerres nucléaires.
Les systèmes complexes sont irréductibles, dans le sens où ils représentent bien plus que la somme de leurs parties. Le réseau de connexions reliant les parties entre elles établit la structure fondamentale qui organise et fait marcher le système. On ne peut pas saisir un système complexe en n’examinant que ses parties. Le mot « émergence » est utilisé pour dénoter cette propriété. Quand les composants sont assemblés les uns aux autres pour former un système complexe, des propriétés émergent qui ne peuvent pas être expliquées, sauf en faisant référence au fonctionnement du tout. C’est en fait la connectivité qui guide le système : en vue de créer le tout, les connexions croissent et prolifèrent, utilisant les composants comme points d’ancrage d’un réseau cohérent.
L’architecture et l’urbanisme sont des exemples de premier ordre de domaines dans lesquels les phénomènes émergents existent. Les villes et les bâtiments ont avec la vie cette incroyable propriété d’interconnectivité qui ne se réduit pas à la construction ou la conception de composants séparés. Chaque composant, depuis les éléments structurels de grande envergure jusqu’aux plus petits ornements, s’unit dans une cohérence générale qui crée un ensemble autrement plus grand. Les bâtiments déconstructivistes ont pourtant des caractéristiques complètement opposées, chacun de leurs composants dégradant le tout au lieu de l’intensifier. Ceci est facile à voir : un élément architectural intensifie-t-il les autres éléments qui l’entourent ? La cohérence totale serait-elle diminuée si on l’ôtait ? La réponse est oui, par exemple pour une cathédrale gothique, mais non pour un immeuble déconstructiviste. Je pense que chacun sera d’accord avec moi pour dire que toute portion d’un immeuble déconstructiviste à la mode diminue chacune des autres portions et est en conflit avec elle, ce qui constitue l’opposé de la propriété d’émergence.
***
Extrait du Chapitre 8 « Le Virus Derrida », pp. 113-118.
L’Architecture déconstructiviste
C’est dans l’architecture que les manifestations de la déconstruction sont les plus visibles : formes brisées, déchiquetées, asymétriques et mal proportionnées, évoquant la destruction physique. D’après « A History of Western Architecture » de David Watkin, « les principaux architectes de l’architecture populiste, mais agressive du déconstructivisme sont Peter Eisenman, Frank Gehry, Daniel Libeskind, Rem Koolhaas et l’élève de ce dernier, originaire d’Irak, Zaha Hadid. » La théorie architecturale a embrassé la déconstruction dans le but d’inverser la principale raison d’être de l’architecture : fournir un abri viable. Les déconstructivistes prétendent que la déconstruction n’est qu’un style de plus, et qu’en tant que tel, elle a le droit d’être véhiculée.
Hélas, des structures architecturales aliénantes peuvent causer bien plus de dommages que des absurdités pondues par de confus universitaires. En infectant l’architecture contemporaine, le virus Derrida attaque l’organisation interne et la cohérence des formes, laissant seulement survivre celles qui manifestent une complexité désorganisée. Il a changé les grands bâtiments (immeubles de bureaux, hôpitaux et magasins) en de banales structures commerciales. Comme les déconstructivistes évitent toute autodéfinition, la plupart des architectes déconstructeurs nient être déconstructivistes. Ceci est peut-être dû au fait que les architectes n’aiment pas qu’on leur colle une étiquette, ou qu’ils n’aiment pas admettre avoir changé d’avis.
Dans les années 1980, Derrida travailla avec Peter Eisenman sur l’élaboration d’un projet pour le Parc de la Villette à Paris. Ce devait être un petit jardin incarnant le non-espace déontologique (quoi que cela puisse bien signifier), mais heureusement, le projet n’a jamais été construit. Ce que Derrida a dit du projet démontre la position anti-architecturale de la déconstruction : « [C’est une critique de] tout ce qui a subordonné l’architecture à autre chose – la valeur de, disons, l’utilité ou la beauté ou le vivant… non pas dans le but de construire autre chose qui serait inutile, laid ou inhabitable, mais pour libérer l’architecture de toutes ces finalités externes, ces buts étrangers… pour contaminer l’architecture… Je pense que la déconstruction se produit… quand vous avez déconstruit une philosophie architecturale, des hypothèses architecturales – par exemple, l’hégémonie de l’esthétique, de la beauté, l’hégémonie de l’utilité, de la fonctionnalité, du vivant, du foyer. Mais, alors, vous devez réinscrire ces motifs au sein de l’œuvre. ».
Les buts de l’architecture s’avèrent être précisément ce que Derrida rejette : l’esthétique, la beauté, l’utilité, la fonctionnalité et le foyer. Ce sont ses fondations mêmes, absolument essentielles et non pas étrangères à sa pratique. L’architecture n’a jamais vraiment été subordonnée à quoi que ce soit ; elle émerge et est une expression de la vie humaine.
La déconstruction appliquée aux bâtiments leur ôte leurs qualités architecturales, tout en y « réinscrivant » un semblant d’ordre inutile et superficiel qui n’apparaît que sous forme de motifs abstraits. Même Derrida concède que ce qu’il a en tête pour l’architecture n’est pas l’architecture en tant que telle, mais plutôt une architecture de la mort pour le nouveau millénaire.
Dans un discours publié par l’épouse d’Eisenman, Derrida affirme : « Maintenant, si j’étais forcé de m’arrêter là et de dire ce que devrait être l’architecture du nouveau millénaire, je dirais : dans son style, elle ne doit être ni une architecture du sujet, ni une architecture du Dasein [être ; existence ; vie]. Mais elle devrait alors abandonner son nom d’architecture, qui est lié à ces formes différentes de pensée, mais pourtant continues. Effectivement, l’architecture est peut-être déjà en train de perdre son nom, peut-être est-elle déjà en train de devenir étrangère à son nom. ». Sur « l’architecture de la vie » et « l’architecture de la mort », voir Brian Hanson et Nikos Salingaros (Chapitre 4).
Une architecture qui inverse les processus structuraux afin d’engendrer le désordre délibéré – ces mêmes processus qui, dans des applications infiniment plus subtiles, génèrent la forme vivante – cesse d’être de l’architecture. Les bâtiments déconstructivistes sont les symboles les plus visibles de la déconstruction réelle. Le hasard qu’ils incarnent est l’antithèse de la complexité organisée de la nature et de l’architecture, en dépit des louanges de la presse pour de nouveaux bâtiments « exaltants » comme le Peter B. Lewis Management Building de la Case Western University de Cleveland, le Vontz Center for Molecular Studies de l’Université de Cincinnati Medical Center, et le Stata Center for Computer, Information and Intelligence Sciences du MIT, tous de Frank Gehry. Héberger un département scientifique d’une université dans le symbole de sa Némésis est l’ironie ultime. C’est ainsi que des clients instruits – dont certains universitaires – ont été séduits au point de commander eux aussi de tortueux bâtiments de style déconstructiviste, tel l’Aronoff Center for Design and Art de l’Université de Cincinnati réalisé de Peter Eisenman.
Et alors que certains collègues architectes proclament fièrement les vertus de ces nouveaux bâtiments universitaires conçus par un célèbre architecte déconstructiviste, ses utilisateurs quotidiens le considèrent affreux, bizarre et absurde.
Le fameux Musée Guggenheim de Bilbao en Espagne de Frank Gehry est un exemple de ce style architectural déconstructiviste d’avant-garde qui représente l’imposition contre-nature de formes en ruban très coulantes, gainées dans une enveloppe continue de métal brillant. En plus d’une désorientation délibérée, produite visuellement par l’absence de verticale, Gehry a éliminé ou décousu tous les composants qui auraient pu contribuer à sa cohérence. Une forme répétée dans les directions horizontales et verticales (ou éventuellement les deux) permet de tisser visuellement une large surface. Jusqu’ici, les fenêtres des constructions classiques et modernistes étaient alignées, par une symétrie de translation, et dans d’autres cas, une symétrie de rotation reliait les fenêtres entre elles dans de somptueuses façades, comme celles des cathédrales médiévales.
Le Musée de Bilbao de Gehry supprime tous ces éléments de composition. Il n’y a ni symétrie de translation ni symétrie de rotation. Le cas d’un immeuble de bureaux de Prague, également conçu par Gehry, est similaire : les fenêtres sont soigneusement mal alignées dans les directions verticales et horizontales, ainsi que dans leur profondeur et leur encastrement dans la façade (qui est elle-même étrangement déformée, sans raison apparente), et leur structure interne est faite de façon irrégulière afin d’éviter toute cohérence. Gehry explique : « J’ai travaillé très dur pour essayer de concevoir une fenêtre qui donne l’impression d’attaquer la forme… Je l’ai pensée comme un essaim d’abeilles venant sur un mur. ». Gehry a également pris plaisir à inverser la progression naturelle croissante de la taille des fenêtres au fur et à mesure que l’on se rapproche sol ; ainsi les fenêtres s’élargissent-elles au fur et à mesure qu’elles sont plus hautes.
On sait que le sentiment d’incohérence est renforcé par l’absence de sous-structures à des échelles décroissantes. Or Gehry évite intentionnellement toute similarité d’échelle en utilisant une enveloppe métallique lisse. Dans son immeuble de bureaux de Prague également, si chaque fenêtre peut être considérée à peu près similaire à l’ensemble de la façade, ceci se fait en multipliant l’échelle par un facteur de 10, ce qui est bien trop grand pour que les deux échelles demeurent visuellement connectées et engendrent ainsi une certaine cohérence.
Dans les années 1920, les architectes modernistes, guidés par un fanatisme idéologique visant à démembrer les traditions architecturales du monde entier, décidèrent de n’utiliser exclusivement que les matériaux industriels. Gehry les utilise aujourd’hui avec la même intention de déconnexion sensorielle. Ses bureaux de Prague ont deux tours – l’une solide et l’autre en verre. On sait aussi que ces murs de verre et surfaces de métal poli génèrent une certaine angoisse, l’œil éprouvant des difficultés à se focaliser sur ce type de surface – la première est transparente, tandis que la dernière réfléchit comme un miroir.
Un certain art contemporain, ancré dans la stupidité de l’avant-garde, s’est fait remarquer il y a bien longtemps en attaquant agressivement toute esthétique. Provoquer la révulsion physique constituait une manière pour ces « artistes » d’attirer l’attention des médias. On retrouve aujourd’hui cette tendance dans l’architecture des musées, ce qui explique leur étrange ressemblance avec les mémoriaux aux massacres. Ainsi, Daniel Libeskind utilise-t-il le même type de concept pour élaborer le projet du Musée Juif de Berlin (qui commémore l’Holocauste) et pour dessiner l’extension du Musée Victoria et Albert à Londres. Mais les innovations badines d’un petit groupe d’architectes surfant sur la vague de la mode stylistique ne sont ni bénignes ni innocentes. Épidémie inquiétante, d’autres musées envisagent de nouvelles extensions pour héberger des formes d’art véritables au sein d’environnements insolents et hostiles (Chapitre 4).
Une fois que tout ceci est dit, il reste que la déconstruction en architecture n’est qu’un simple prolongement du mouvement Constructiviste des années 1920, illustré par le Rusakov Club pour le Syndicat des Ouvriers des Transports de Konstantin Melnikov à Moscou, ainsi que par le monument de Vladimir Tatlin pour le Troisième Congrès International Communiste, qui n’a fut jamais construit. L’avant-garde post-révolutionnaire russe associait la politique radicale à un style d’architecture brisée, et il est difficile de trouver une telle dislocation intentionnelle en architecture avant le mouvement Constructiviste (et son contemporain, le mouvement du Bauhaus en Allemagne). Dans « A Dictionary of Architecture », James Stevens Curl définit ce mouvement ainsi : « Constructivisme : anti-esthétique, anti-art, supposition pro-technologique, mouvement de gauche originaire d’URSS… Les aspects anti-environnementaux du Constructivisme russe, formes diagonales irrégulières et imbriquées, expression d’éléments mécaniques, se sont avérés être de puissants guides… pour les suiveurs du déconstructivisme, notamment Hadid, Koolhaas et Libeskind. »
Les immeubles déconstructivistes ressemblent aux ruines des bâtiments dont la structure a été comme violée : Varsovie, Dresde et Hiroshima, juste après leur bombardement ; des immeubles écroulés à la suite d’un grand tremblement de terre ; le 11 septembre 2001, etc.
Les structures morphologiques de ces bâtiments détruits encodent cette violation physique qu’ils ont subie, un certain « caractère » que recherchent délibérément certains architectes déconstructivistes. Les matériaux artificiels sont ici d’une grande aide pour les aider à imiter ces ruines déchiquetées et fragmentées dont la capacité à se maintenir vient du fait qu’elles s’effritent très peu. L’effritement des matériaux naturels génère en effet des ruines d’un tout autre genre, car l’œuvre du temps et de la nature – souvent aidés d’interventions humaines de renforcement et de restauration partielles – tend à éliminer cette violation de la forme des bâtiments.
Le virus Derrida a infecté l’architecture contemporaine avant même la dernière mode déconstructiviste. On peut voir son impact dans les bâtiments « postmodernistes », très populaires entre les années 1965 et 1985, et donc contemporains de la diffusion de la déconstruction dans les champs de la philosophie et de la littérature. Ils sont marqués par le réassemblage d’éléments architecturaux, pourtant identifiables, qui ne coopèrent pas. Ceci est exactement ce que produit le virus Derrida lorsqu’il agit sur l’ensemble de l’architecture : il utilise un répertoire hasardeux d’éléments empruntés à d’autres bâtiments, d’autres styles historiques et matériaux, afin de les rassembler d’une façon qui évite soigneusement toute cohérence de composition.
Les réactions portées contre des bâtiments postmodernistes comme la Neue Staatsgalerie de James Stirling à Stuttgart ne sont pas aussi alarmantes que celles proférées face aux bâtiments déconstructivistes, car le virus Derrida n’y opère pas encore à tous les niveaux. L’ensemble dérange par la manière dont il est assemblé (en réalité, par la manière dont il n’est pas assemblé), mais les parties semblent acceptables, voire attirantes. Comme les plus petits éléments sont eux-mêmes copiés sur des styles architecturaux authentiques, ils tendent à être cohérents à leur échelle. Dans le cas du postmodernisme, le désordre se manifeste à plus grande échelle, d’où son incohérence. Dans le cas du déconstructivisme, le virus Derrida agit à plusieurs niveaux consécutifs. Ainsi, même les éléments architecturaux les plus petits sont aléatoires. Là encore, l’aléa doit s’arrêter quelque part, sans quoi le bâtiment devient inutilisable. Contrairement aux architectes modernistes, qui travaillent avec un vocabulaire stylistique très restreint – mais souvent très cohérent – les architectes postmodernistes sont ouverts à l’usage d’une gamme d’éléments architecturaux de toutes les périodes, détachés de leur contexte. En rejetant tout contexte ainsi que tout style cohérent, les architectes postmodernistes « citent » les références classiques et historiques de manière « ironique », sans jamais produire d’authentiques éléments tectoniques ; ils n’atteignent ainsi jamais l’équilibre de l’architecture traditionnelle.
À la suite de leur engouement initial pour la déconstruction, certains architectes se sont tournés vers d’autres sources d’inspiration, encore plus étranges, comme celles des formes floues et amorphes (blobs) et des pliages. Pourtant, l’omniprésence de la déconstruction n’a permis à aucune architecture vraiment adaptative d’émerger. Le virus Derrida est toujours en marche.
Beaucoup d’architectes essayent désespérément d’innover, tout en évitant soigneusement de considérer la nature humaine. L’architecture confortable, agréable, qui possède le caractère des bâtiments pré-modernistes plus anciens, est taboue, pour des raisons idéologiques. Elle est vilipendée par le pouvoir architectural. C’est là le sombre secret de l’architecture contemporaine : un écrin d’innovations douteuses cache une doctrine de haine des formes traditionnelles.