Pour Alexandre Leupin, professeur d’études françaises aux États-Unis, l’oeuvre inclassable d’Édouard Glissant opère un dépassement de la philosophie.
Une photographie représente Édouard Glissant, assis sur une branchemorte, chapeau et canne à lamain, devant les statues de Laurent Valère, au Mémorial Cap 110. C’est au Diamant, en Martinique. Les bustes, orientés en direction du Golfe de Guinée, lieu du départ des bateaux négriers, évoquent le naufrage d’un navire de traite clandestine, en 1830. «On n’a jamais pu identifier l’équipage, qui a péri dans le naufrage avec un nombre important d’esclaves enfermés dans les cales », insistait souvent Glissant, qui nous a quittés le 3 février 2011. Poète, romancier, dramaturge et philosophe, il nous laisse dans ce qu’il appelle le Toutmonde, entrecroisement de relations qui entraîne dans le mouvement d’une mutation perpétuelle et qui accompagne les transformations en cours.
Quels sont les héritages, les échos et les prolongements de l’oeuvre de Glissant dans le monde d’aujourd’hui ? Comment sa pensée protéiforme dialogue-t-elle avec la culture contemporaine, l’art, la science ou l’écologie? Pour y répondre, le philosophe Alexandre Leupin propose une relecture de l’ensemble des essais de Glissant, depuis Soleil de la conscience, en 1956, jusqu’à Philosophie de la Relation, en 2009. Pour Leupin, la pensée de Glissant ajuste perception sensible et proposition théorique, associe beauté du monde et violence de l’histoire. «L’oeuvre glissantienne est inclassable», écrit Leupin dans Édouard Glissant, philosophe, «“Autre de la pensée”, elle récuse a priori la catégorisation et conteste le conformisme». Au coeur de son livre, comme un fil d’Ariane qu’il déroule, Leupin montre avec justesse que l’oeuvre «inclassable» de Glissant, en dialogue avec la pensée occidentale, opère, au final, un dépassement de la philosophie.
La pensée archipélique de Glissant, philosophique, politique, anthropologique, esthétique, entre la mémoire des humanités et le choc des différences, s’appuie sur un ensemble de notions – digenèse, opacité, tremblement, imprévisible, créolisation, trace, relation, identité nomade, Tout-monde – qui, à l’inverse de la vision continentale, mesurent l’inexprimable du rapport des cultures entre elles. Penser l’autre suppose la fragilité de sa situation, dans la chatoyance du divers, sans réduire l’autre à l’un, en préservant l’incertitude et le tremblement d’un monde en relation. L’esclave, le métis, la femme insoumise, l’homme révolté, l’écrivain tisseur de langues constituent l’humanité de Glissant. De l’oralité à l’écriture, des Caraïbes à la globalisation, la pensée de l’intellectuel martiniquais réinvente une parole unique, à la fois ouverte sur l’altérité et le multilinguisme. Dialoguant aussi bien avec Parménide, Montaigne, Hegel ou Rimbaud, Glissant, sensible aux métamorphoses du monde, célèbre la pensée en mouvement. Comme l’explique Leupin, «Glissant a médité et intégré la tradition philosophique occidentale, d’Héraclite à Deleuze. Cependant, quand on lui demandait quel était le philosophe le plus important, la réponse fusait, instantanée et sans hésitation aucune : “Hegel !” » C’est qu’Alexandre Leupin a bien connu Glissant. Ils se fréquentent pendant plusieurs années, lorsque Glissant, à la fin des années 1980, quitte la direction du Courrier de l’Unesco pour venir enseigner aux États- Unis, à l’université de Louisiane, où Alexandre Leupin est professeur. Plaisir et partage des rencontres: les deux amis échangent souvent sur Victor Hugo, William Faulkner ou Saint-John Perse ; Leupin fait écouter à Glissant la Canzone en ré mineur de Jean-Sébastien Bach ; de leur dialogue autour des poétiques médiévales, Chanson de Roland, sagas islandaises ou « troubadours créoles », naît alors un livre, qu’ils écrivent ensemble, les Entretiens de Bâton Rouge.
DÉCENTREMENT PHILOSOPHIQUE
«L’universel n’a pas de langue», dit Glissant. L’écrivain écrit en présence de toutes les langues. Sonmultilinguisme s’affirme comme manière etmoyen «de ne pas être monolingue dans la langue dont on se sert». Ce décentrement philosophique, opéré par Glissant, transforme le philosophe en penseur de l’ailleurs, du divers et du détour. Alexandre Leupin revient ici, avec précision, sur lamanière dont Glissant développe, face à Hegel, une manière de logique poétique. En plein dans le Tout-monde, en accord avec soi, sachant « jouir de son être», ainsi que le dit Montaigne.
Telle est la leçon de Glissant, à travers l’élan des rencontres et la parole partagée, comme un appel à la dérive délibérée d’un champ à l’autre, de la poétique à la philosophie, comme l’extension du domaine de l’archipel, jusqu’au point où s’affirme aujourd’hui la mêlée du poème et de la pensée.
Si le souffle et l’idée, le rythme et le concept, le lieu et le Tout-monde ont lemême commencement, ils s’offrent en écho l’un de l’autre, comme deux volets d’un même ensemble, éthique et esthétique. Le dessin de la terre change sous nos yeux. Les continents dansent en archipels. Les langues et les pensées se créolisent. L’opacité protège ces variations grandissantes de la Relation. La connaissance s’éprouve aujourd’hui dans l’errance, elle va de lieu en lieu, parcourant ces espaces de la connaissance-en-relation qui se découvrent au fur et àmesure. Le tissu du Tout-monde s’élargit. L’individu se libère. On entend respirer les peuples qui manquent.
Aliocha Wald Lasowski
AliochaWald Lasowski est notamment l’auteur d’Édouard Glissant, penseur des archipels (Pocket, «Agora », 2015).
Alexandre Leupin
Édouard Glissant, philosophe
Hermann, 382 p., 27 euros