Référence de l’ouvrage : . ISBN 978-2-213-63518-7
Le dénominateur commun à tous ceux qui ont la peau noire est qu’ils ont l’instinct de plainte quasi récurrente sur leur destin d’immigrants, d’anciens esclaves/colonisés. Ils s’en déchargent difficilement si bien que leur discours au quotidien est fait de lamentations et, au final, d’immobilisme dans un passé qu’ils doivent pourtant assumer afin d’œuvrer, dans le présent, sur les piliers novateurs et fondateurs d’un avenir à leur avantage. Tel est l’argument central de l’ouvrage de Mabanckou. Pour lui, le passé n’est pas un héritage qui nous enfonce dans un éternel sanglot, mais un argument nécessaire qui nous renseigne sur les défis à assumer dans un monde où se conquièrent les articulations du possible.
Mabanckou se refuse donc d’appartenir à une classe de personnes dont le regard est tourné vers l’arrière plutôt que vers l’avant où l’histoire se construit. Il veut être hic et nunc un artisan actif de ce qui sera plus tard du registre des faits historiques. Il n’est pas un spectateur passif, plaintif et absent dans la réalité du temps qui passe et n’attend personne. Résolument tourné vers l’avenir, il a le dos contre le passé qui maintient certains dans le statisme : « au lieu de s’occuper de son présent, [le Noir] s’égare dans les méandres d’un passé cerné sous l’angle de la légende » (pp.13-14). Pour lui, finis les pleurs et le ressentiment, bienvenus la positivité et l’ardeur au travail. Ainsi, entre « il faut en vouloir à la France » (p.9) – prototype passéiste – et « l’histoire africaine reste à écrire avec patience, avec sérénité » (p.9) – prototype d’une mentalité évoluée et transcendantale – Manbanckou opte certainement pour la deuxième posture mentale.
Le Sanglot de l’homme noir, que Mabanckou définit d’ailleurs comme « la tendance qui pousse certains Africains à expliquer les malheurs du continent noir – tous ses malheurs – à travers le prisme de la rencontre avec l’Europe » (p.11), est un condensé de 12 chapitres anecdotiques sur les expériences de l’auteur dans ses multiples contacts avec ses « frères » africains mais aussi avec les Occidentaux dans ses échanges entre le Congo natal, la France et la Californie où sa destinée socioprofessionnelle l’a conduit. Ces chapitres sont chacun une réponse précise aux idées diffusées par certains auteurs (Brucker, Montesquieu, Maalouf, Ouologuem, Adiaffi, Kourouma, etc.) avec lesquels Mabanckou envisage un certain dialogue littéraire ou philosophique. Tout le projet de l’ouvrage, qui en fait est une exhortation à la dialectique, se dégage d’ailleurs de la pertinence entre le titre introductif (Le sanglot de l’homme « noir ») et celui conclusif (Les soleils des indépendances). On se rend à l’évidence que l’invitation est adressée au lecteur, Blanc ou Noir, de se déconsidérer du sentiment de fardeau qui l’accable pour rendre possible le rêve du changement à travers l’émergence d’une liberté d’esprit qui augure la conquête des grands défis actuels du monde globalisé.
C’est sous le registre de la narration démonstrative des menus faits que Mabanckou va rendre explosif son discours au travers des cas pratiques. Ainsi va-t-il mettre en minorité l’argument de l’Africain rencontré dans un gymnase à Paris II selon lequel les races se hiérarchisent d’une manière ou d’une autre au point que le sort du Noir soit d’avance scellé : « Un Noir ne peut JAMAIS être un vrai prof dans une grande université de ce pays ! » (p.27) ; ou encore « Le Noir, son destin, ici, c’est ça : garder les biens des Blancs, veiller à la sécurité des Blancs, un point c’est tout ! » (p.30).
En tout cas, s’il est évident que Mabanckou charge son écriture d’invectives contre cette mentalité de défaitiste doublée d’un certain racisme du Noir en direction du Blanc, il milite aussi pour le trait de complémentarité et non celui forcément d’opposition qui puisse régir le contact entre ces deux races. Se servant ainsi des convictions de Maalouf, on devrait pouvoir inclure ce qu’on pense « être son identité une composante nouvelle » (p.50). C’est aussi cela qui permettra au Noir de rentrer efficacement dans la praxis sociale du mélange d’identités qu’impose le monde actuel. Ce mélange conseillera aux Blancs et Noirs des attitudes psychologiques nouvelles où il n’est plus question d’origines béates avec des questions inappropriées telles que : « Vous êtes Français ? » (p.51), « votre père et votre mère, ils sont de quelle origine ? » (p.52). Avec Mabanckou, loin de toujours rentrer dans les superficialités des différences qui éloignent les hommes de leurs semblables, il faut plutôt garder la lucidité des enjeux actuels des échanges humains : « Ma conception de l’identité dépasse de très loin les notions de territoire et de sang. Chaque rencontre me nourrit » (p.59). Mabanckou place la réflexion au niveau des vertus de la différence contrairement aux limites de l’identité tournée sur elle-même. Assurément, le mouvement est essentiellement humain. C’est pourquoi on peut justifier la présence, dans le monde, des Africains.
Cependant, il faut dire à l’Africain que son continent mérite aussi qu’on y vive ; à condition qu’il le sache, évidemment. La montée de l’immigration tient de ce que bon nombre d’Africains sont animés par l’idée de la « terre d’abondance et de bonheur » (p.80) et qui est une « impression » (p.81) « sans doute source de la fascination aveugle qui pousse les migrants africains aux aventures les plus tragiques. » (p.80). En tout cas, Mabanckou cherche à responsabiliser les dirigeants africains pour susciter en leurs jeunesses, le sentiment de patriotisme et d’appartenance à un État qui travaille sur leur devenir ; il pointe également du doigt les immigrés eux-mêmes qui nourrissent auprès de leurs frères restés en Afrique l’illusion d’une terre promise en Europe.
Bien entendu, les décideurs français passent sous la trappe de la critique de Mabanckou. Celui-ci ne comprend pas qu’un pays comme la France, doté d’une « des plus belles Constitutions du monde » (p.42) condamnant toute idée de discrimination, soit celui qui plombe ce principe dans des dichotomies entre « naturellement » (p.93) Français « de souche » (p.108) et Français naturalisé. Par conséquent, ces frustrations poussent les écrivains noirs à se demander s’il faudrait continuer de publier dans une langue dont le pays ne leur promet que l’ingratitude liée à leurs origines (p.135) tout en les éloignant de l’ « authenticité » (p.140). Une fois de plus, Mabanckou prend de court les pionniers d’une telle pensée en leur opposant au préalable de codifier leurs langues africaines et de doter au continent toute l’industrie du livre pour qu’enfin arrive l’authenticité s’il en existe véritablement. Une conception pareille ramènerait encore la problématique des différences culturelles à un simple géographisme où il serait encore question de race, langue, culture. Pourtant, le monde s’uniformise de plus en plus. Pour Mabanckou, l’unique chose dont les sociétés humaines ont besoin, c’est « une confrontation, […] un face-à-face des cultures. Peu importe le lieu » (p.160).
Au final, il est véritablement question d’assumer le passé, dans ce qu’il a été, et qu’ensemble, Blancs et Noirs décident de s’envisager dans un présent et un avenir partagés. D’ailleurs, le Noir n’est-il pas resté assez stérile dans sa mentalité ? Mabanckou semble pointer aussi du doigt la responsabilité de l’Africain qui s’est lui-même peu jugé : « Nous sommes comptables de notre faillite. » (p.174). L’ouvrage se referme : « les Africains sont également présents au banc des accusés… » (p.175).
Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’homme noir, Paris, Fayard, 2012