Absences sans frontières Évelyne Trouillot
Trop peu de bonheur pour qu’on s’en réjouisse face à toutes les calamités possibles… Peut-on imaginer un détenu privé à perpétuité de parloir ? Un soldat interdit de toute permission pour retourner au pays ? Un pensionnaire sans nul droit de visite pour serrer sa famille entre ses bras ? C’est pourtant l’inhumanité du sort que les aléas de la vie ont réservé à Gérard – alias Gerry/Géto – père intègre et généreux d’une enfant née après son départ en exil… La distance est vaste entre New-York et Haïti et pas une fois la jeune Didine qui se prépare au baccalauréat ne pourra embrasser son papa. Ce roman ensoleillé nous peint les mailles d’une relation qui se construit côté mousse et côté jersey entre père et fille dans un tricot qui enjambe la mer des Caraïbes. Sur son île aimée tant malmenée par les intempéries, Géraldine, orpheline de Maman Mo, grandit entre sa grand-mère et sa tante Cynthia/Tanza, fabriquant ses joies comme tous les jeunes des quartiers difficiles de pays bien rangés, mais qui gardent néanmoins leur quota de perdants. Dee ne supporte pas le regard tourmenté que posent les étrangers de passage comme si nous avions l’exclusivité du malheur, comme si aucun jeune d’ici ne savait apprécier la vie, comme si elle ne se battait pas ici, aussi fort qu’ailleurs.
Evelyne Trouillot accompagne son héroïne dans une prise de conscience lucide et courageuse :
Parfois je me dis que la plus grande horreur dont soit capable l’humanité est sa capacité à oublier. Oublier les morts, les guerres, les inondations, les catastrophes, les bombes, les attentats, la famine et les sans-abri. S’élabore alors un récit choral où les voix des 3 G – Gigi, l’aïeule, Géraldine, l’enfant, Gérard, le père – s’interpénètrent en écho comme un long voyage dans un autobus chaotique fonçant sur les chemins défoncés de crevasse en crevasse où « peur et honte font bonne compagnie ».
L’échine des protagonistes plie mais ne rompt pas en affrontant les cyclones naturels autant que ceux provoqués par l’homme, l’attentat du 11 septembre à Manhattan ou le séisme du 12 janvier à Port-au Prince. La verve enchanteresse d’E.T renoue avec la féerie de légendes arthuriennes, elle nous conduit dans la moiteur de la jungle à la rencontre des rites magiques d’une Viviane haïtienne dans le miroir de Brocéliande et balaye pour notre plus grand plaisir deux décennies sous les tropiques.
Je refermais la 667ème page de Middlesex quand j’ai ouvert Absences sans frontières et j’ai eu le bonheur d’y retrouver l’amplitude de la fresque de Jeffrey Eugénides que je venais de terminer à regret. En effet, ces deux romans splendides se répondent par le parallélisme de leurs sagas présentant l’une et l’autre une tribu en équilibre sur deux siècles jonglant entre les continents. Dans ces deux ouvrages, une aïeule rongée d’angoisse traîne le poids d’un secret inavouable. Desdemona chez Eugenides, Marie-Lourdes-Gisèle chez Trouillot, sentent avec horreur l’étau de l’acte honteux se resserrer à l’approche de la mort. Et si les hommes retroussent leurs manches pour aller au travail dans ces familles, les grands-mères, portées avec une intensité grégaire par la peur de voir périr leur descendance, osent franchir le gouffre innommable des tabous universaux. Gigi et Desdemona sont toutes les deux dévorées par une angoisse généalogique : L’extinction de la lignée plongée dans la famine. Les portraits aux accents raciniens de ces femmes font d’elles des personnages qui rejoignent l’universalité des légendes sur le socle de leurs aînés mythologiques, se dressant contre le fatum de toute la force des ongles de leurs corps brisés.
Espaces sans frontières nous parle d’identité et pose les questions fondamentales. Qu’est-ce que vivre ? Qu’est-ce qu’aimer ? Comment tenir debout pour Gérard avec la blessure qui suinte sans cesse, besoin lancinant de voir sa fille en chair et en os. Bony, son ami new-yorkais lui répète : Vas-tu passer ta vie comme un forcené pour
envoyer de l’argent à ta fille sans jamais la voir ? Dans ASF, sigle du titre, la parentalité se développe dans l’absence physique ignorant les frontières où l’homme en vient à se dépouiller de sa dernière peau, celle qu’il revêt sans y penser comme une chemise longtemps portée qui garde l’empreinte de son corps quand il parlait à Dee et à sa famille dispersée entre Haïti, la Floride et le Canada.
ASF est un roman contemporain où le cordon ombilical unissant à cette enfant qu’il n’a JAMAIS vue est remplacé par un lien 100% virtuel. Courriels, chattes sur SKYPE, photos sur Face-book, clips partagés sur You Tube. Les deux seuls « sens » qui réunissent le père et la fille sont la vue – via un écran d’ordinateur et l’ouïe – dans l’écouteur d’un téléphone. Est-ce possible ? N’avoir jamais senti la peau de son enfant ? Ni le rugueux du menton mal rasé de son papa ? Partagé la fraîcheur d’un courant d’air ? Le glacé du cornet de vanille léché dans la tiédeur du soir – je n’oserais dire « le bâtonnet de barbe à papa » – ?!
Jo observe que son ami à défaut de voyager physiquement, navigue un peu partout et son temps libre s’écoule à se former… comme une revanche sur cet exil qui lui dessèche le cœur.
Evelyne T nous emmène là où ça fait mal et elle flanque un grand miroir bien droit devant nous pour que nous fassions face à nos peurs. Elle aborde les débats qui bousculent l’actualité de nos sociétés aux familles recomposables, aux couples de parents homosexuels, aux besoins capricieux de modernité mais aussi de spiritualité et de rites ancestraux. On jauge la béance de la fracture entre les vies des pays dits « du Nord » et leurs voisins « du Sud » où vit une petite Gigi dont la plus grande peur et le plus grand désir à la fois est de rencontrer ce papa en chair et en os.
Paris-Daumesnil, le 31 janvier 2013, Nic Sirkis.