« Ma cour est un théâtre d’ombre.
Mais je lis au tableau noir tout ce qui est écrit
Sous leur crânes épais »
(La Tragédie du roi Christophe).
Pour marquer le centenaire de la naissance d’Aimé Césaire (1913-2008), le conseil général a rassemblé dans un beau livre richement illustré cent témoignages qui sont autant d’hommages au poète et chef charismatique de la Martinique (1). Ce n’est que justice car c’est bien grâce à Césaire que ce petit département de l’arc antillais s’est fait connaître dans le monde, ou, à tout le moins, dans toute la francophonie. Sait-on que la poésie de Césaire, son théâtre sont mieux connus en Afrique (où ils sont au programme des lycées) qu’en France même ? Plusieurs contributions nous le rappellent opportunément, qu’elles fassent référence au Cameroun (Romuald Fonkoua), au Gabon (Wilfried Idiatha), au Congo-Brazzaville (René Kiminou), au Mali (Salia Malé) ou à la Mauritanie (Annie et Michel Rémond).
Toutes les personnalités réunies ici peuvent être considérées, à un titre ou à un autre, et suivant la terminologie proposée par Christian Lapoussinière (p. 143), comme des césairistes (comme on serait marxiste, par exemple, c’est-à-dire qu’on se range parmi les disciples du grand homme) ou des césairologues, ou en tout cas des césairiens (admirateurs de l’homme ou de l’œuvre, bref des césairophiles). Dans un livre d’hommages, il n’y a pas de place a priori pour la critique, aussi objective soit-elle. Sans doute est-ce la raison pour laquelle Raphaël Confiant, auteur de Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle (1993), un livre respectueux mais pas complaisant, n’a pas été invité à apporter sa pierre à ce monument. Parmi les absents de marque on compte également Chamoiseau, Breton, Sartre, Fanon… Certes, les trois derniers n’auraient guère pu rédiger un hommage spécialement pour la circonstance mais l’on aurait pu citer leurs écrits antérieurs, comme on l’a fait pour d’autres (Leiris, Glissant, Guberina, Senghor, Darsière…). Il n’y a par ailleurs aucun « grand béké », ni – sauf erreur – aucun représentant du mouvement « Tous créoles », lequel œuvre pour la bonne entente entre toutes les composantes de la société martiniquaise.
La multiplication des épitaphes risquerait de lasser – surtout lorsqu’un auteur, par maladresse ou inconscience, ne peut s’empêcher de se valoriser lui-même à l’occasion de l’éloge qu’il est censé rédiger – si l’on ne glanait au fil de la lecture des souvenirs plus ou moins lointains, des anecdotes saisies sur le vif qui apportent un éclairage nouveau – en tout cas pas banal – sur la personnalité de Césaire. On sait peu de choses, par exemple, sur sa manière d’enseigner : la contribution de Victor-Michel Yang-Ting est à cet égard précieuse. On en sait davantage sur Césaire maire de Fort-de-France, sur sa politique d’embauche qui obéissait à des motifs d’ordre social plutôt qu’aux principes d’une gestion rigoureuse. Il n’empêche qu’il est instructif de disposer sur ce sujet de témoignages de première main. Ainsi Félix Soquet rapporte-t-il cette réponse qui lui fit Césaire, après qu’il lui eût demandé d’embaucher un Martiniquais qui désirait regagner sa terre natale : « Soké ou lé mwen pran’y ! Man ka pran’y ! Mé sav ké sé bon tchè krab ki fè si’y pa ni tèt ! » (« Soquet ! Vous voulez que je l’embauche ! Je l’embauche ! Mais n’oubliez pas que c’est à cause de sa générosité que le crabe n’a plus de tête ! », p. 253 ; voir aussi le témoignage de Jean-Claude Duverger, p. 89). Sans nul doute, Césaire fut un ami des hommes, et particulièrement des Martiniquais. Dans une lettre inédite, datant des années 1950, il énonçait son « souci de vivre en dignité… non égoïstiquement (sic) mais pour tous, à commencer par l’humilié, l’offensé » (cité par Renato et Rosine Saggiori, p. 231). Les amateurs du théâtre de Césaire liront pour leur part avec un intérêt tout particulier la contribution de la compagne de Jean-Marie Serreau, Danielle Van Bercheycke (p. 264). À propos de sa poésie, si souvent hermétique, Kora Véron (p. 270) et René Hénane (p. 112) rappellent que le maître aimait bien laisser planer le doute sur ce qu’il avait vraiment voulu dire… même s’il acceptait parfois de fournir des explications aussi précises que surprenantes.
Dans cet ensemble révérencieux par nature les quelques notations moins respectueuses se remarquent d’autant plus. Ainsi Lionel Trouillot ose-t-il s’interroger sur « la profondeur de l’écart entre la rupture tant saluée de l’œuvre et l’option politique césairienne qui évitera soigneusement la rupture » (p. 262), tandis que Maryse Condé souligne, pour sa part, la différence entre l’Afrique rêvée par Césaire et l’Afrique réelle qu’elle a si bien connue (p. 79). Michel Rocard révèle que le député « Césaire fréquentait peu l’assemblée dont il n’appréciait guère le travail courant » (p. 224). Quant à Daniel Maximin, il ne cache pas que Césaire, à la fin de sa vie, nourrissait « un doute profond sur la mission du poète et l’utilité de la transmission » (p. 166). Il cite à l’appui de ce dire le poème « Crevasses », in Moi, laminaire
« À quoi bon ?
Moi qui rêvais autrefois d’une écriture belle de rage !
Crevasse j’aurai tenté ».
Il est vrai que tout ce recueil, Moi, laminaire, le dernier du maître, est empreint d’une lassitude aussi bien politique que poétique.
(1) Aimé Césaire – 100 regards – 5 continents, Conseil général de la Martinique, 2013, 294 p.