Si l’on peut évaluer avec une certaine marge d’erreur les destructions physiques, les pertes humaines et le nombre de personnes disparues en raison des guerres du Moyen-Orient, on peut difficilement se représenter les conséquences de ces conflits sur le psychisme des individus qui y sont soumis. Il n’y a pas de baromètre des « déstructurations » mentales !
De 1948 à aujourd’hui, les guerres se sont succédées au Moyen-Orient sans se résoudre : israélo-arabes, irakiennes, iraniennes, israélo-palestiniennes sans oublier les guerres libanaises ! L’absence de frontières entre guerre et paix, ce caractère quasi permanent des violences et des destructions, rappelle à certains égards les anciennes guerres de religion en Europe. Qui peut mesurer l’effet de ces violences cumulées et constantes sur les individus qui les subissent. Même pas les statistiques ! C’est là où la poésie, le roman et le théâtre sont irremplaçables pour nous communiquer les conséquences internes de tous ces malheurs.
Aimé Césaire soutenait au cours des années cinquante, qu’il n’y a que la poésie et l’art pour faire face aux formes de violence exercées par les pouvoirs impériaux et colonisateurs, et il encourageait à y avoir recours comme acte de résistance.
Ce qui anime l’engagement poétique et théâtral de Nabil El Azan, c’est à mes yeux une forme désespérée mais vigoureuse de résistance. Les spectacles qu’il met en scène – hier « Le collier d’Hélène » aujourd’hui « Le fou d’Omar » -, répondent bien à cet appel du grand poète martiniquais. Dans ces spectacles, à travers des monologues poignants, des personnages exorcisent la violence, la haine, la honte et le malheur, même s’ils ne parviennent pas à les surmonter. Des spectacles qui mêlent réalité et poésie pour apprivoiser la folie et résister à la désintégration des êtres et des sociétés. C’est ça la force du théâtre du reste : il nous permet de saisir la matière des drames intérieurs et nous fait peut-être accéder à la dimension de leur pourquoi.
L’adaptation scénique de Le Fou d’Omar, roman d’Abla Farhoud qui a obtenu le prix du roman francophone d’Issy les Moulineaux en 2005, est due à Michèle Antiphon et Nabil El Azan. Pour évoquer les destinées d’une famille libanaise musulmane, émigrée à Montréal durant la guerre au Liban, l’adaptation a mis le projecteur sur l’histoire de deux frères, Radwan l’aîné, investi de tous les espoirs du père, Omar Abou Lkhouloud, et qui plonge un jour dans la folie ; et Rawi le cadet qui, paralysé par la volonté du père, ne trouve une issue que dans la fuite et le déni. Tout procéderait donc des espoirs et de la volonté du père… Celui-ci, persuadé que Radwan guérira de sa folie si la détermination familiale est sans faille, il exige des frères et sœurs de nier le mal et d’aider à la guérison de l’aîné, guérison qui interviendra selon lui inéluctablement. Rawi transgresse cet interdit et part au loin chercher le salut. Il s’installe sur la Côte d’Azur, devient auteur à succès, réalisant le destin d’écrivain que son père réservait à l’aîné, et vit sous un nouveau nom : Pierre Luc Duranceau. Il s’est ainsi inventé un double prénom chrétien et un nom de famille français, déclarant quand il est interviewé qu’il est fils unique et que ses parents sont morts tous deux dans un accident de voiture, manière radicale de supprimer tout passé et toute question d’identité. Les deux sœurs se sont mariées et vivent aussi au loin et l’on apprend également que la mère est morte, laissant les hommes de la famille dans un face à face redoutable. Seul, Omar, le père, est donc resté auprès de Radwan avec lequel il vit, à Montréal, et dont il s’occupe.
Comme le roman, la représentation commence au moment où Omar meurt. L’alternance de deux monologues parallèles des frères ponctue le spectacle et offre aux acteurs les éléments d’un texte qui leur permettra progressivement de se présenter/ représenter, chacun pris par son univers intérieur et prisonnier de ses rêves et de ses fantasmes. L’adaptation a introduit une troisième parole, celle d’Omar qui habite la pièce comme un fantôme poétique, mêlant et tissant des textes occidentaux et orientaux, alternant l’arabe et le français. D’emblée, le spectateur est pris par l’univers du déracinement, de la fracture, de la souffrance, du chaos, de la folie, quand commence le premier monologue et que les projecteurs sont braqués sur Radwan étendu au milieu de la scène, la tête renversée vers la salle et ânonnant dans toutes les langues qu’il connaît, la mort de son père.
D’abord quelques mots sur les qualités formelles de ce travail, avant d’aborder les réalités profondes que révèle cette histoire de frères rivaux et proches, confrontés à la toute-puissance paternelle. Le travail d’adaptation réalisé par Michèle Antiphon et Nabil El Azan est parfait pour la scène. L’idée de faire intervenir le père mort – il apparaît entre deux monologues des fils pour réciter des poèmes – permet « d’humaniser » le personnage de patriarche autoritaire, la poésie étant comme un antidote à l’autorité. On rappelle au spectateur qu’avant l’exil, quand il vivait encore au Liban, il était passionné de poésie – lisant Rimbaud… alors qu’au Canada il s’était enrichi en fabriquant des sous-vêtements de la marque « Paradise ».
Tout le travail de mise en scène, de décors et d’éclairage, dans ce petit Théâtre de l’Atalante, est perçu à la loupe tant les spectateurs et les acteurs sont proches. Si le résultat n’avait pas été si abouti, les défauts auraient été grossis par cet effet de proximité. Le soin avec lequel Nabil El Azan a dirigé ses acteurs, leur a fait habiter leur personnage et symboliser les univers qui les font agir, est aussi remarquable que discret. Éric Robidoux, acteur du Québec, a su montrer dans la scansion de son texte à quel point la frontière entre la folie et la lucidité, entre la déraison et la vision, était fragile et que le monde du dédoublement, de la schizophrénie est plus proche qu’on ne le croit généralement de celui de la raison extrême et de la « normalité » réelle. La fixité de son regard, l’écume de ses mots, la fébrilité de ses émotions ne tombent jamais dans l’excès, évitant la caricature de la maladie. Baptiste Kubich, excellemment formé par Richard Brunel à Lyon, campe un auteur à succès au narcissisme éclatant, toujours préoccupé par ses effets de miroir dont la mise en scène abuse peut-être un peu. Il aura beau réussir et se regarder réussir, son monde intérieur le rattrapera constamment. Gabriel Yammine enfin que l’on avait déjà pu applaudir dans « Le collier d’Hélène », est cet « esprit errant dans les limbes de la poésie universelle ». Il donne vie et chaleur, émotion et vérité, à des textes allant de Shakespeare à Mallarmé, du Coran à Hafiz, du livre de Job à Rimbaud, de Goethe à Hölderlin, de Rûmi à Pessoa, maniant les langues avec une diction toujours excellente.
Que nous disent ces monologues qui illustrent les hypothèses qui vont suivre ? En voici quelques extraits. Omar, le père, est mort et Radwan lui parle encore :
« Je fleurirai sur ta tombe, papa. Tu es mort pour moi, papa. Pour que je naisse une fois pour toutes. Pour que je ne meure plus jamais. Père !!
Pierre Luc Duranceau, qui a changé de nom et d’identité se justifie :
« Je m’étais pourtant juré de couper tout lien avec mon père et mon frère. Je me déteste. Je les déteste. Je déteste ce père. Son père. Son père qui a eu six enfants et qui n’a eu d’yeux que pour lui, son portrait craché, qui n’a eu d’intérêt que pour lui. Son préféré, d’amour que pour lui, ce frère maudit, qui nous a volés nos vies. Trop fier, pour accepter que le fils aîné soit frappé de plein fouet. Et voilà la famille entière agglutinée dans le malheur avec un seul mot d’ordre : sauver Radwan. Sauver Radwan c’est sauver la famille. Sauver Radwan, voilà un nouveau ferment du lien familial autrement plus puissant que l’immigration. Se sauver tous ensemble ou s’engloutir tous. Dans ces conditions, s’occuper de soi, vouloir être soi-même, c’était chose impensable. Être heureux pendant que les autres membres de la famille souffrent, non, c’était une trahison. Dans notre mythologie familiale, l’individu n’existe pas. »
Hors du groupe familial pas de salut : un pour tous et tous pour un. Le système patriarcal est préservé et l’individu est nié. Notons ici que pour Omar, le préféré n’est pas le cadet Rawi, comme dans l’histoire d’Abel et de Caïn, mais l’aîné Radwan. Le cadet a beau s’éloigner, essayer d’oublier, mais son passé et surtout l’emprise familiale le tiennent fermement :
« Le mal physique que je ressens, revient, chaque fois, identique. Ce tremblement de cœur, cet acide particulier à l’estomac, cet embrasement soudain, pourquoi ? Parfois je me dis qu’il faudrait mourir et renaître pour que disparaisse ce vieux signal de détresse. »
Mourir et renaître. Pour Rawi et Radwan, le processus psychique est bloqué parce qu’ils ne peuvent pas toucher à la figure du Père. Pas d’Œdipe donc, pas de meurtre symbolique du Père pour renaître. Pas davantage de recours à un Œdipe fraternel. Il n’y a que la distance, le départ, la fuite. Pourtant, Rawi, PLD, est celui qui s’est approché le plus d’un mort/renaissance et a l’intuition du double Œdipe qu’il devrait affronter, à l’égard du Père et du Frère :
« J’ai dû m’endormir et rêver. Je vois mon père. Je l’entends me dire : Je suis fier de toi, mon fils. Je suis fier de toi, mon fils. Jamais je n’ai entendu cette phrase. Dans ce sens, j’ai toujours été orphelin. Comment aurais-tu pu être fier de moi, puisque tu ne m’aimais pas. On ne peut pas être fier de ce que l’on n’aime pas. Mais je m’en fous, je m’en fous ! Crève ! Je serai bien content.
Je n’arrive pas à fermer les yeux sans que l’image de mon père ou de mon frère vienne prendre toute la place de l’écran. Mon frère se superpose à mon père, mon père à mon frère. Je le vois jeune, en fondu, je le vois mourant et tout à fait mort »
Pour Rawi c’est l’amour maternel qui lui a permis de se sauver : « L’amour maternel t’a donné la force de vivre, le manque d’amour paternel t’a donné le désir et la volonté de réussir. »
Pour Radwan, c’est l’amour paternel qui le soutient : « Père tu es le seul qui pouvait me sauver. Plus personne pour me guider. Pour me rappeler la vie. Glisser une fois pour toutes. Abandonner la vie. Comme elle m’a abandonné. Elle tient pas à moi, je tiens pas à elle. … Ma vie est criblée de honte. Trouée. Comme les immeubles de Beyrouth pendant la guerre. »
On pourrait rester à ce niveau du théâtre dramatique où les éléments de la pièce sont parfaitement soutenus dans une construction alternant le réalisme et le rêve, les faits et les fantasmes, les nœuds et les émotions. C’est déjà une réussite d’avoir communiqué ces drames intérieurs issus de l’exil, de la perte, du dédoublement et de la mort. Il y a pourtant matière à prolonger ce premier niveau, de la rivalité des frères, par une série d’approfondissements qui nous donnent progressivement accès à une intelligibilité dépassant l’histoire individuelle, nous ouvrant ainsi tant au symbolique qu’au structurel de la scène proche-orientale.
La rivalité des frères a un caractère universel et n’est pas spécifique d’une région ou d’une culture. Elle s’ancre dans l’histoire d’Abel et de Caïn et leur relation au Père, c’est-à-dire, dans une matrice issue du monothéisme. Ce que j’examinerai donc ci-après, c’est la manière dont a évolué cette rivalité dans le cadre chrétien, puis musulman du monothéisme, sans négliger de pointer les évolutions économiques et leur disparité.
D’une manière schématique, en suivant les grandes lignes de l’évolution politique, économique et sociale, on peut dire que dès les XII/XIIIe siècles, avec le développement économique des centres urbains, commence en Europe un mouvement d’individualisation, qui va se renforcer progressivement durant la Renaissance et parvenir à maturité au Siècle des Lumières. Ce mouvement permet aux individus de s’affranchir de l’autorité, qu’elle soit celle du roi de droit divin ou du père de famille. Avec les révolutions anglaise, américaine et française surtout et la mort du roi, les valeurs citoyennes vont s’affirmer et remplacer par un pouvoir d’individus égaux – horizontal donc – le pouvoir arbitraire du roi – vertical -, légitimé par Dieu. Ce mouvement libère l’esprit critique, un des traits majeurs de la modernité.
Parallèlement à ce mouvement occidental, l’Empire ottoman et ses provinces arabes sont à la traîne, même s’ils tentent avec application de se saisir de cette modernité. Ce qui constitue un frein, ce sont les structures familiales qui emprisonnent l’individu dans un rapport d’obédience au père et en culture d’islam à la lettre du Coran qui renforce cette autorité. Quels que soient les progrès économiques accomplis, ils restent insuffisants pour ouvrir ces sociétés à une modernité exigeante. Les menées hégémoniques des grandes puissances accentuent les difficultés que rencontrent ces sociétés, et avec la fixation que représente le problème israélo-arabe et palestinien, les pays arabes sont bloqués et plutôt que de rejoindre la modernité occidentale se replient par une nécessité de survie sur l’islam et souvent l’islamisme. Ce qui est caractéristique de l’Europe occidentale et plus généralement du monde chrétien, ne semble pas correspondre de surcroît au fonctionnement de l’islam et des pays arabes. La double nature du Christ – humaine et divine – dogme de Chalcédoine – a permis de passer en politique d’une autorité divine à une libération humaine et de la loi du père à celle des égaux. Sans « essentialiser » l’islam, l’unique nature divine dans le Coran et l’absence d’intercession humaine, aboutit à une radicalisation du monothéisme musulman, plus absolu que le chrétien, et renforce par le caractère intangible d’Allah l’autorité du père de famille ou du chef de communauté.
L’évolution de l’homme occidental – dans ses grandes lignes – commencée par le développement économique et culturel des villes, poursuivie politiquement par l’accès à la démocratie, s’est complétée par la révolution freudienne, celle de l’inconscient. Dans la Vienne de la fin du 19e siècle comme dans l’Angleterre victorienne, le complexe d’Œdipe, théorisé par Freud ébranle à son tour le règne omnipotent du Père.
Depuis Freud donc, nous savons très bien que si les frères s’unissent pour « tuer » symboliquement le père, ils ressentent pour cela une culpabilité profonde et se réunissent dans un deuxième temps pour restaurer la loi du père. Le mouvement de libération de l’autorité du père et d’indépendance est suivi par une réhabilitation du père quand les frères ne sont plus menacés par lui. C’est aussi sur le plan individuel les phases du complexe d’Œdipe : le fils dans une relation triangulaire entre père et mère tue symboliquement le père pour exister par lui-même.
Il me semble que nous manquons de ces deux évolutions dans les pays arabes : l’économie et le politique sont paralysés par des régimes politiques à la solde de l’étranger et souvent rongés par la corruption ; la mort symbolique du père qu’accomplit l’adolescent occidental est un processus qui se heurte en pays d’islam arabe à l’impossibilité de toucher la figure du père et empêche donc les hommes de s’autonomiser et d’assumer leur liberté, donc de prendre en charge leur destin et d’être capable d’esprit critique. Si le meurtre symbolique du père développe la culpabilité chez ceux qui l’ont accompli et conduit à la restauration de la loi, l’absence de meurtre symbolique conduit à la honte et à l’humiliation et à l’attente passive de la restauration par les autres (c’est-à-dire en l’occurrence les occidentaux principalement) du mal qu’ils ont fait subir. Je fais l’hypothèse que l’Œdipe se déplace du Père aux Frères dans les sociétés arabo-musulmanes. (1) En apparence unis, les frères sont en réalité dans un rapport de rivalité profond, incapables de se dresser face au Père et dépendent de l’amour de la Mère pour exister, se disputant pour en avoir la priorité. Quand on est en présence de plusieurs mariages du Père et donc de plusieurs mères la rivalité est presque naturelle !
Cette rivalité plus ou moins inconsciente des frères mine en profondeur les relations familiales comme sociales. (2) On la trouvait déjà dans l’ordre de succession des sultans ottomans durant l’histoire de l’Empire ou hier dans le cadre de la monarchie hachémite de Jordanie ; elle existe également dans le cadre de partis politiques, avec par exemple les Ba’ath frères mais ennemis syrien et irakien ! C’est probablement là où se trouve le germe de la division dont souffrent les régimes arabo-musulmans prêtant ainsi le flanc à toutes les manœuvres de division imposées par le monde occidental depuis plus d’un siècle et paralysant ainsi le monde arabe.
Ces réflexions autour du Fou d’Omar et l’histoire de Radwan et Rawi pourraient se prolonger encore au risque de lasser le lecteur, mais il m’a paru important de souligner la pertinence de cette pièce tant sur le registre individuel que collectif dans le monde arabo-musulman. Ce dernier traverse un moment particulièrement délicat de son évolution et on voudrait espérer qu’il retrouve sans trop tarder les capacités d’interprétation de la religion qu’il avait eues à d’autres périodes de sa brillante histoire.
À Abla Farhoud, à Nabil El Azan, à ses acteurs et à tous ceux qui ont contribué à la réussite de ce spectacle revient le mérite d’avoir ouvert tous ces chemins intérieurs enrichis par la poésie et l’émotion.