Mondes indianocéaniques

Retour aux sources et point d’inflexion poétique à La Réunion : une lecture de “Zamal” (1951) de Jean Albany

Résumé :

En 1951, le Réunionnais Jean Albany publie à Paris, aux éditions Bellenand, un recueil de poèmes en français au titre immédiatement signifiant, pour le lectorat de l’île, Zamal. L’audace lexicale due à ce substantif créole désignant le cannabis de La Réunion court ainsi le risque de s’exposer, pour le lectorat parisien, comme un objet exotique, qui sonnerait peut-être tropical, mais qui serait en tout cas d’un lointain ailleurs. Cet ailleurs que recherche J. Albany tout au long des quarante-et-un poèmes est cependant loin de s’aligner aux éternels fantasmes sur l’île-paradis. En rupture principalement avec les formes de l’écriture poétique de l’île, Zamal propose une nouvelle conception de la poésie produite par, et pour, sa terre natale.

 ***

Avant l’émergence, aux lendemains des décolonisations, d’une littérature engagée dans l’ensemble des anciennes possessions françaises, la poésie réunionnaise existe essentiellement dans l’imitation des modèles parnassiens et romantiques. Pour l’élite intellectuelle coloniale, elle ne se conçoit qu’au regard de ces « références » et le discours que ces dernières véhiculent renvoie à une île édénique, un paradis figé dans l’immuable et dans l’éternel. Les questions cruciales, et douloureuses, de l’histoire du peuplement de La Réunion, des changements statutaires ou des problèmes sociaux, entre autres, ne sont pas traitées par les textes littéraires produits par l’île. Aussi problématique soit-il, ce constat n’a ici d’autre but que de montrer l’absence de lien qui régit les rapports poétiques aux espaces : ni les thèmes ni les formes ne dialoguent avec une île inscrite dans une histoire, dans sa propre histoire.

En 1951, Jean Albany (1917-1984), auteur exilé en France, propose de considérer – plus que de reconsidérer – ces questions et les relations qu’il entretient avec son île natale. Dans son recueil intitulé Zamal (1), les quarante-et-un poèmes en vers tantôt libres tantôt réguliers tantôt blancs et en prose, sont guidés par ses souvenirs, ses rêves, son désir de retrouver sa terre et de retourner à sa source. Pour les critiques comme pour les poètes, Zamal fait l’unanimité en tant que texte-clé, tel un tremplin ou un point d’inflexion qui offre un autre mouvement à la parabole poétique. En 1983, les coordonnateurs de la première anthologie consacrée à la littérature réunionnaise en langue créole le reconnaissent, J. Albany est bien le « [p]remier des poètes réunionnais d’expression française à échapper au décalage tropical et à fuir les retombées tardives du Parnasse » (2). La préface offerte, en 1985, par Boris Gamaleya au recueil posthume de J. Albany, Amour Oiseau fou est aussi éloquente : « Puisque l’île était ailleurs, l’Aventure ne pouvait commencer que par un retour. […] Ce souffle nouveau, on le sait, ce 1848 poétique, fut un nom : Jean Albany, un titre : Zamal, une date : 1951. Le bout du monde se faisait début du monde. » (3). Mise en parallèle avec la date de l’abolition de l’esclavage à La Réunion, la date de la publication de Zamal est clairement historicisée : elle porte un événement qui bouleverse fondamentalement le cours de l’écriture, où rien, après, ne sera plus comme avant.

En exposant un titre immédiatement signifiant, pour le lectorat de l’île, l’audace lexicale due à ce substantif créole désignant le cannabis de La Réunion court cependant le risque de s’exposer, pour le lectorat parisien, comme un objet exotique, qui sonnerait peut-être tropical, mais qui serait en tout cas d’un lointain ailleurs. Au regard du processus historique de constitution des formes poétiques, cette contribution propose de montrer, a contrario, que l’écriture de Zamal construit, tout au long du retour vers l’île, une position de rupture, notamment dans ses manières de dire, avec le discours produit jusqu’alors. En projetant de retrouver le lieu originel, l’énonciateur établit d’abord un rapport corporel à l’espace de ses fantasmes : les deux corps confondus, c’est la possibilité d’un échange maintenant dialogal qui s’ouvre et qui bouleverse la manipulation des formes écrites. Ces dernières élaborent ainsi de nouveaux liens avec les intertextualités et les modalités énonciatives où la voix, l’oralité et la musicalité sont au fondement de la « brisure » ici orchestrée.


1. Projet : retrouver le lieu comme corps

C’est la nostalgie (4) qu’éprouve J. Albany à l’égard de son île natale qui l’amène à l’écriture. Dans un entretien en 1975, il dit : « J’ai tant pensé à cette île quand je l’ai quittée. La nostalgie aboutit au poème, on fait un effort, on recrée un monde. À partir du moment où j’ai décidé de reconstruire ce monde, il m’a fallu amasser morceau par morceau, faire un « tapis-mendiant » de souvenirs et de rêves » (5). C’est alors par l’immersion dans les souvenirs, réels et fantasmés, de son enfance, que sa recherche insulaire, et poétique, s’effectue. Dans L’île-écriture, C. Marimoutou montre qu’est organisé le parcours d’un « je » qui consiste en une circularité répétitive au terme de laquelle le poète revient à son point initial. L’écriture de Zamal est ainsi « une écriture nécessairement du manque […] où le « je » cherchera à se retourner, à se regarder, à se refaire. Écrire à l’île, mais aussi, mais surtout écrire l’île pour pouvoir enfin se dire, pour que tout soit possible, la parole, l’être, le monde » (6).

Le premier vers du deuxième poème du recueil, « Solitude » (7), apparaît comme un défi que l’énonciateur se lance : « La source ne saurait où retrouver la pluie ». À ce qui s’apparente à une parole proverbiale, il répond, aux premiers vers de la deuxième strophe, par une opposition : « Mais mon âme voyage / Vers des pays que j’imagine » (v. 5-6). Le voyage consiste à revenir à l’origine de la source, à l’image du dynamisme des attaques strophiques et de leur progression paradigmatique. Le pluriel du vers 6 est en effet remplacé, au vers 10, par l’article indéfini singulier (« Vers un pays que j’imagine »), lui-même remplacé, au vers 16, par deux adjectifs démonstratifs (« Ces ciels et ce parfum que j’imagine »). L’imagination lui permet de sortir d’un flou et d’une indétermination, de se rapprocher pour avoir une image de plus en plus nette, en situation, palpable par la vue et par l’odorat. Les deuxième et troisième strophes, décalées typographiquement au centre, constituent les deux quintils centraux qui se répondent, de la même manière que les première et quatrième strophes, deux quatrains, se répondent. Par le parallélisme, c’est conjointement dans ces effets de résonnance que s’imagine la possibilité du retour.

Dans le troisième poème, « Cyclone » (8), le voyageur dévoile ses perspectives :

« J’ai déclenché en moi ce beau cyclone
Et j’arrondis ma gorge
Écrasant dans mes yeux les larmes de l’enfance » (v. 67-69)

Le phénomène météorologique, thème des plus insulaires, est ici accaparé par l’énonciateur. Loin de présenter une habituelle description de cette force de la nature, le poème renverse l’ordre établi. Le refus de peindre un paysage figé se traduit par la mise en scène du choix conscient d’un sujet qui provoque, et surtout qui détermine, son rapport au motif littéraire. Le cyclone naît et a lieu à l’intérieur du « je », il a lieu par rapport au « je » :

« Ah ! qui ne voudrait être le baba de maïs en filasse
Cheveux de jivaros fumés
Qui ne voudrait être la fleur des graminées dansant
Chantant branlées par le cyclone courrier des Mascareignes.
Et j’y reviens j’y reviendrai
Tant que n’aurai chanté
Ma ravine à pignon d’Inde à bois d’olive à tamarin » (v. 12-18)

La tempête passée et « le grand corps des arbres battus sur les routes » (v. 112), l’énonciateur s’apaise, et c’est à ce moment précis que le temps tant regretté et si recherché de l’énonciation de l’enfance surgit sous la forme d’un italique : « Nous les enfants » (v. 113). S’en suit toute une série de jeux qu’effectuent les enfants les lendemains de cyclone (9), comme si leur énonciation entraînait leur mise en action. C’est donc au terme d’un bouleversement intérieur que le sujet, en même temps qu’il revit ses souvenirs de l’île, parvient à les écrire.

La recherche du lieu est récurrente. C’est elle qui permet le voyage. Dans Zamal, elle s’effectue de deux manières : par l’univers onirique d’une part et par la relation amoureuse d’autre part. La quête individuelle se construit ainsi également par rapport à une autre habillée de deux visages, celui de l’île et celui d’une femme :

« J’ai chanté,
J’ai pleuré
À tes larmes de pluie,
J’ai souri
Aux baisers que te prit le soleil.
J’ai vogué, j’ai volé,
Pour te chercher,
Pour te frôler » (10) (v. 139-146).

 

2. Constructions : approches dialogales et formes signifiantes

Le premier poème du recueil, « Zamal » (11), s’ouvre sur un lien dialogal avec l’Afrique : « Déesse caraïbe et pieds nus tu dansais / Des hanches. Souple contre toi me suis lancé » (v. 1-2). Au rythme de « cent bem-bem » (v. 47) aussi appelés tam-tams, cette danseuse est femme et lieu à la fois : « Fièvre du Bengale, te voilà sœur du vent / Oiseau des îles, or du soleil levant » (v. 6-7). L’énonciateur s’y lie d’emblée, et c’est à son contact qu’il proclame, quatre fois, la locution démonstrative « C’est moi ». Tantôt décalé du reste des strophes et mis en valeur par le blanc typographique (v. 11-54), tantôt aligné à la verticale de gauche en constituant un vers (v. 30) et en étant intégré à la structure phrastique (v. 38), ce présentatif semble dire la conscience et l’existence d’une individualité qui se confond avec les « choses » du lieu (12). Sa présence ainsi énoncée, l’énonciateur s’affirme physiquement, tout en maintenant l’union avec le métissage déclaré, et inattendu, de la danseuse blanche :

« Dans ta sueur primitive
Brise de musc
J’enfouis ma tête
Et les cheveux encore crépus,
Frotte mon corps à ta peau blanche 

De négresse
Qui danse » (v. 65-71)

Si cette construction énonciative s’effectue par le lien à l’Afrique, elle prend également forme par sa disposition. En alternant les distiques, tercets, monostiques et quatrains décalés, le texte injecte de nouveaux sens aux formes poétiques. Scandés par la locution démonstrative, les jeux typographiques de symétrie et de déviations rythment en fait ceux de la danse de la « Déesse caraïbe ». Les formes des strophes et des vers deviennent ainsi des lieux de perception, à l’image des couleurs, des traits, des lignes et des arrondis que le peintre, que J. Albany est aussi, utilise. Comme le dit D.-R. Roche dans Lire la poésie réunionnaise contemporaine :

« Ceci est révélateur d’une poésie qui n’emploie pas les structures régulières de la versification comme des formes données et figées, mais les emploie à des fins expressives dès lors que se trouve instaurée une sorte de dialectique complexe entre les régularités et les ruptures de régularité » (13)

Dans Lire la poésie réunionnaise contemporaine, D.-R. Roche montre, de même, que dans « L’île » (14), texte qui pose une genèse insulaire, la symétrie formelle confrontée à une dissymétrie thématique traduit une contradiction originelle : la violence apocalyptique, donc active, des éléments au moment de la naissance de l’île s’oppose à une vision essentiellement merveilleuse portée jusqu’à lors par les représentations exotiques. Les textes ne sont donc pas lisses, l’île est abordée par ses oppositions et par une énonciation qui donne à voir la dynamique de sa construction. Les continuelles tensions, formelles comme thématiques, qui sont mises en œuvre entre les régularités/irrégularités et les équilibres/déséquilibres sont révélatrices de la conception albanienne de la poésie.

S’organisent alors de nouveaux rapports aux formes poétiques. Elles jouent un rôle dans la structuration du texte et ne sont plus appréhendées comme d’évidents modèles à pratiquer. Le poète les fait signifier, il les charge de sens capables de résonner avec le sujet abordé. Et de la même manière que le sujet travaille à s’énoncer, le poème travaille à énoncer. Autant dans le dit que dans le dire, l’écriture de Zamal cherche à élaborer une vision poétique de La Réunion. Elle s’approprie, incarne et dialogue avec des formes qu’elle manœuvre au gré du « vent qui chante » (15) dans les rouages de son voyage zamalé.

 

3. Ruptures : liens intertextuels et modalités énonciatives

Si les formes classiques de la versification sont évacuées, Zamal instaure d’autres dialogues intertextuels, notamment avec le « spleen » et le haschich baudelairiens, mais aussi avec Blaise Cendrars et Guillaume Apollinaire auxquels sont dédiés, respectivement « Blaise Cendrars » (p. 19-20) et « Mélancolie » (p. 48-49) :

« Entretenant une relation intertextuelle forte avec des poèmes de Mallarmé, d’Apollinaire et de Cendrars, il propose une écriture fragmentaire qui rompt avec les formes utilisées par les poètes locaux. Si les thèmes demeurent en grande partie ceux du paysage insulaire, de la beauté de l’enfance et de l’hédonisme, la relation avec l’espace natal et insulaire est cependant désormais énoncée sous les signes de la fragilité, de l’éphémère et de la mort. Ce n’est pas pour rien que le recueil se présente comme l’espace de construction poétique d’un sujet, au cours d’un voyage qui le conduit de Paris à Paris, l’île ne devenant plus qu’un espace d’écriture et de nostalgie » (16) 

La fin du poème pour B. Cendras crée clairement un lien entre les projets poétiques, comme si au cœur du retour dans l’île se logeait le « besoin » de rétablir des liens, comme si les souvenirs de l’île-femme, comme ceux du « bourlingueur » (17) permettaient l’accomplissement du vital voyage intérieur (« J’avais besoin d’un grand voyage », v. 2) :

« Moi, c’est une fille modeste
Qui m’a piqué au cœur
C’est le cafard, son air moqueur
Qui doucement ont fait jaillir
Ce chant pour Blaise

et pour partir. » (v. 30-35)

Le poème est qualifié de « chant », cette composition musicale qui met en avant la voix. Autrement dit, la nostalgie mène ici à l’art vocal qui devient lui-même écriture. Si « ce chant » prend effectivement sa source dans les profondeurs de l’âme de celui qui l’énonce, il se réalise dans l’énonciation de sa caractérisation. Par voie de conséquence, le chant réalise le voyage, comme ce chant réalise ici ce voyage, éminemment lié à l’oralité, avec et chez Cendrars. Le texte entretient en effet un rythme particulier, visible autant sur la page que dans l’articulation de la langue d’écriture. Composé de quatre strophes (un huitain, une strophe de treize vers, un huitain et un quintil) et d’un monostique, il joue sur une versification qui alterne majoritairement (18) les octosyllabes et les tétrasyllabes. À titre exemple, les cinq premiers vers qui, à la première lecture, sont lus spontanément comme des octosyllabes :

« J’ai quitté la fille que j’aime
J’avais besoin d’un grand voyage
Comme les hommes vont au bordel
Pour posséder leur première femme
Ça leur coûtera les yeux de la tête » (v. 1-5)

Si les deux premiers vers respectent la célèbre règle de la prononciation du e muet devant une consonne, le troisième vers transgresse l’usage classique en osant, après le e muet central, l’adjonction d’un s qui complexifie considérablement l’articulation du vers : soit ce e muet est prononcé et le vers devient un ennéasyllabe ; soit il n’est pas prononcé et effectue dans ce cas une deuxième transgression, telle une licence poétique, en élidant l’e muet devant une consonne. C’est également ce qui se produit dans le vers 4 (« premièr(e) femme »), mais aussi dans le vers 5, où les élisions s’organisent selon une prononciation fortement liée à l’oralité avec cet effet de syncope (« Ça leur coût(e)ra les yeux d(e) la tête »).

La préférence pour les synérèses (« pions » au vers 15, « reviendra » au vers 18 et « vieux » au vers 22), les contractions de « cela » en « ça » et de « tu as » en « t’as » (« T’as tué des bougres », v. 25), le lexique familier et presque vulgaire (« bordel », « copains » au vers 27), ainsi que les expressions (« coûter les yeux de la tête », « faire payer » au vers 28), inscrivent distinctement la parole orale dans l’écrit poétique, elle est même à son fondement. Les quatre occurrences du prénom Blaise révèlent d’ailleurs les tons que prend un énonciateur alors dédoublé d’une part quand il supprime le e final du prénom de son interlocuteur (« Blais(e) veux-tu refair(e) le voyage ? », v. 9), et d’autre part quand il le conserve (« Blaise vieux Blaise », v. 22) et construit un parfait tétrasyllabe. À la lumière de ces jeux sur l’articulation, le vers 29 demande à être relu : « Et de quoi je me mêle ». Mathématiquement hexasyllabique, il devient, en fonction de l’élision, tétrasyllabique de manière à s’associer à l’autre voix homométrique : « Et d(e) quoi j(e) me mêle » ou « Et d(e) quoi je m(e) mêle ». À chaque lecteur, en somme, de s’approprier ce chant.

Zamal cherche à saisir et à se nourrir des situations d’oralité : ce sont elles qui amènent l’énonciateur au lieu. Dans « La Fête du Pongol » (19), poème qui fait référence aux pratiques religieuses des Tamouls à La Réunion (« Malbars », v. 5), les sons du tambour, et plus précisément du roulèr, constituent tout le vers 15, « Dougoudoung doung, dougoudoung doung », tandis que le vers 16 continue sur le même rythme, « Ils dansent, ils dansent, ils dansent ». De même dans « Bal » (« Au bal ils ont chanté / Dansant des maloyas », v. 9-10), mais aussi dans « Pressentiment » où les ressentis vibrent aux sons du bobre (« Bobre, bobre, instrument de musique créole », v. 15).

La voix et la corporalité sont extrêmement présents dans le recueil, nombreuses sont en effet les occurrences du verbe « chanter » et de ses dérivés lexicaux (20). Si certains emplois gardent encore un point de vue sur la féconde nature, ils sont contrebalancés par ce que l’énonciation construit. Revenons au premier vers de « Solitude », « La source ne saurait où retrouver la pluie », qui engendre la recherche de l’origine. Le poème intitulé « Pluie » (21) prend la forme d’une oraison adressée à la « Pluie, chant de pluie… » (v. 31). La métaphore pluviale et son mode énonciatif font ainsi le lien avec l’île natale et rendent possible l’expression des sens (22). Les anaphores verbales « offre à mes oreilles » (v. 76), « Offre à mes yeux » (v. 78) amènent alors à l’élaboration du projet albanien qui se réalise, tout au long de son œuvre, dans et par ce rapport ici instauré à la couleur bleue (23) :

« Offre à mes regards l’autre couleur du monde
Ce bleu inusité dont je rêve aux nuits sans étoiles,
Ce bleu qui s’étale sous mes cils aux jours tristes
Tire moi un cri d’amour
Laisse rouler sur mon front et mes lèvres
Tes derniers baisers, ô pluie purifiante… » (v. 84-89)

Clôturant le recueil, le « Chant à l’aube du monde » (24) rend hommage à l’univers que l’énonciateur est parvenu, tout au long de son parcours, à atteindre, ou plutôt à créer :

« Je sais le poids des jours ;
J’ai fêlé, j’ai donné la première brisure à l’œuf du monde.
J’ai découvert la poésie des choses en déroute
Des choses tristes et de celles qui réjouissent » (v. 17-20)

Appréhendée en termes de rupture (« fêle », « brisure », « déroute », « rompre »), l’accession au double espace – de l’île et de la création poétique – englobe un dessein plus vaste qui met en balance, par celui qui « se sent tout chose », la rivalité étymologique entre res et causa. Plus qu’un objet, cette dernière entrée comprend, comme elle rend intelligible, les raisons, les motifs, en somme la(les) source(s) de l’écriture. Le dernier sizain montre que Zamal est une étape dans la recherche poétique de cela qui fonde l’humanité :

« Enveloppe, je t’ai fondue au galbe du soleil.
Intelligence, je t’ai mise au contact des hommes.
Cœur, tendre cœur, je te délivre peu à peu de tes attaches
Et veux rompre l’ultime anneau de la chaîne
Pour que ma destinée
Reprenne son essor vers les sources du monde » (v. 41-46)

C’est en ce sens que ce recueil inaugure une réflexion sur les sources identitaires, et plus largement sur les identités insulaires. Inscrit dans les « Mascareignes » (25), le « feuillage humain » (26) dont il est question prend une ampleur fondamentalement subjective. Et ce sont ces liens créés entre l’individuel et le collectif, entre les formes et les sens, entre le réel insulaire et son appréhension du dedans, qui proposent et posent une nouvelle approche poétique.

La situation d’exilé de J. Albany et son insertion dans le contexte parisien des années 1940-1950 interviennent évidemment sur ce qu’il apporte aux formes et plus largement au genre poétique. Il exprime d’autres rapports aux lieux, aux langues et aux formes littéraires, et contribue, de ce fait à l’élaboration d’une autre conception de la poésie produite par et pour l’île. La mise en exergue de la parole et de ses modalités énonciatives pose les premiers jalons d’une nouvelle écriture en langue créole que ce même auteur développera à partir de la fin des années 1960. Le lexique créole du titre Zamal appelait déjà au renversement d’un point de vue qui s’inscrit maintenant au cœur des pratiques anthropologiques de La Réunion.

Réédité à compte d’auteur en 1980, Zamal fait aujourd’hui partie des « classiques » des littératures réunionnaises.

***************

(1) ALBANY, Jean, Zamal, Paris, Chez l’auteur, 1980 (1re éd., Bellenand, 1951).
(2) ARMAND, Alain, et CHOPINET, Gérard, La Littérature réunionnaise d’Expression Créole 1828-1982, Paris, L’Harmattan, 1983, p. 210.
(3) GAMALEYA, Boris, « Les préludes d’un enchanteur », préface à ALBANY, Jean, Amour Oiseau fou & Premiers poèmes, Saint-Denis, Azalées Éditions, Fondation Jean Albany, 1985, p. 5.
(4) Dans « Voyage à l’intérieur de la nostalgie (sur Vavangue et deux poèmes) », Carpanin Marimoutou analyse la nostalgie « de l’origine d’avant l’origine » chez J. Albany (dans BERRANGER, Marie-Paule (dir.), Poètes d’Outre-Mer, Nanterre, Université Paris X-Publidix, « RITM Littératures francophones », 1998, p. 68-80.
(5) GILI, Alain, Entretiens avec Jean Albany en 1975, ADER, 1994.
(6) MARIMOUTOU, Carpanin, L’Ile-écriture. Écriture du désir, écriture de l’île, mauvaise conscience et quête de l’identité dans la poésie réunionnaise de langue française (Albany-Azéma-Gamaleya-Lorraine-Gueneau-Debars), Mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes, sous la dir. de Mme Laurenti, Université Paul Valéry-Montpellier III, 1980, p. 10.
(7) ALBANY, Jean, « Solitude », dans Zamal, op.cit., p. 8.
(8) ALBANY, Jean, « Cyclone », idem, p. 9-12.
(9) Idem : – « nous prendrons les grains d’eucalyptus / Pour faire des toupies » (v. 113-114)
« Nous ferons des roulettes avec la paille de cannes » (v. 115)
« Regarderons aux rampes les ravines qui chassent » (v. 116)
– « Et boirons l’eau trouble aux fontaines… » (v. 117)
(10) ALBANY, Jean, « Awawa », idem, p. 17.
(11) ALBANY, Jean, « Zamal », idem, p. 5-7.
(12)« C’est moi. / Je suis dans ta pirogue / Herbe de ta savane / Guerrier je me pavane » (v. 11-14)
« C’est moi / Pointe de la sagaie / Arme de roi / Plus lisse que l’écaille » (v. 30-33)
« C’est moi la liane d’hévéa / Quand tu te cambres, tu te cabres » (v. 38-39).
(13) Idem, p. 27.
(14) ALBANY, Jean, Zamal, op. cit., p. 25-26.
(15) ALBANY, Jean, « Cyclone », op. cit., p. 12, v. 108.
(16) MARIMOUTOU, Carpanin, « Littérature de/sur La Réunion entre 1946 et 1958 : une certaine quatrième république des Lettres », dans COMBEAU, Yves (dir.), L’île de La Réunion sous la Quatrième République 1946-1958. Entre colonie et département, Saint-Denis, Université de La Réunion-FLSH-CRESOI, Saint-André, Océan Éditions, 2006, p. 262.
(17) CENDRARS, Blaise, Bourlinguer, Paris, Denoël, 1948.
(18) Au centre du poème, au vers 17, se positionne un vers de treize syllabes.
(19) ALBANY, Jean, Zamal, op. cit., p. 34.
(20) « Mais chante le cyclone à qui ne comprendrait… » (v. 4), « Chantant branlées par le cyclone courrier des Mascareignes » (v. 15), « Oiseau chantez le vent » (v. 51), « Blanchissant les ravines chantantes » (v. 71), « Et je perçois le vent qui chante en s’éloignant » (v. 108), « Laissant un paon royal chante le vent qui traîne » (v. 120), dans « Cyclone », op. cit. ; « Pour le chanter, pour enchanter » (v. 19), « Puis il chanta » (v. 106), « J’ai chanté » (v. 139), dans « Awawa », op. cit. ; « Et le chant savoureux des marchandes de fruits » (v. 32), dans « Les réverbères », op. cit., p. 24 ; « Là-bas sur l’eau où le poisson miroite, le pêcheur dans son boutre vert oublie sa main rugueuse d’avoir tiré les lignes et laisse couler entre les perles de ses dents la source d’un chant », dans « Nuit du Sud », op. cit., p. 27 ; « Un chant nouveau de tourterelle et de martins » (v. 77), dans « Pluie », op. cit. ; « Tandis que la chanson des cascades se fane » (v. 9), dans « Fragrance », op. cit., p. 42 ; « Et le chant des oiseaux dans le chant des feuillages » (v. 7), dans « L’abeille », op. cit., p. 58.
(21) ALBANY, Jean, Zamal, op. cit., p. 35-38.
(22) Dans « L’éro-exotisme de Charles Baudelaire et de Jean Albany : ou la configuration de l’île désirée », Michel BENIAMINO et Daniel-Roland ROCHE proposent de lire les « sensations qui apparaissent comme instituant un rapport différent à l’espace » (dans Cahiers du CRLH-CIRAOI, « Le Territoire. Études sur l’espace humain. Littérature, histoire, civilisation », Publication de l’Université de La Réunion, Didier-Erudition, n°3, 1986, p. 104).
(23) Cette couleur bleue parcourt l’œuvre de J. Albany : Outremer (1966), Bleu Mascarin (1969), Bal Indigo (1976), Percale (1979).
(24) ALBANY, Jean, Zamal, op. cit., p. 59-60.
(25) ALBANY, Jean, « Cyclone », idem, p. 9, v. 15.
(26) ALBANY, Jean, « Awawa », idem, p. 15, v. 66.

 

Bibliographie 

ALBANY, Jean, Amour Oiseau fou & Premiers poèmes, Saint-Denis, Azalées Éditions, Fondation Jean Albany, 1985.
ALBANY, Jean, Zamal, Paris, Ed. Bellenand, 1951 (rééd. 1980).
ARMAND, Alain, et CHOPINET, Gérard, La Littérature réunionnaise d’Expression Créole 1828-1982, Paris, L’Harmattan, 1983.
GILI, Alain, Entretiens avec Jean Albany en 1975, ADER, 1994.
MARIMOUTOU, Carpanin, L’Ile-écriture. Écriture du désir, écriture de l’île, mauvaise conscience et quête de l’identité dans la poésie réunionnaise de langue française (Albany-Azéma-Gamaleya-Lorraine-Gueneau-Debars), Mémoire de Maîtrise de Lettres Modernes, sous la dir. de Mme Laurenti, Université Paul Valéry-Montpellier III, 1980.
MARIMOUTOU, Carpanin, « Littérature de/sur La Réunion entre 1946 et 1958 : une certaine quatrième république des Lettres », dans COMBEAU, Yves (dir.), L’île de La Réunion sous la Quatrième République 1946-1958. Entre colonie et département, Saint-Denis, Université de La Réunion-FLSH-CRESOI, Saint-André, Océan Éditions, 2006.
ROCHE, Daniel-Rolland, Lire la poésie réunionnaise contemporaine, Saint-Denis, éd. Université Française de l’Océan Indien, Collection des Travaux du Centre Universitaire, 1982.