Présentation de la compagnie théâtrale fondée par Emmanuel Genvrin à L’Ile de la Réunion
Pour ceux qui s’intéressent à l’activité théâtrale de la France d’outre-mer, cette immense étude de trois tomes et plus de mille pages sera une excellente introduction. Cette œuvre s’inscrit dans un rapport très personnel avec la matière puisque Emmanuel Genvrin est celui qui a créé la Compagnie Vollard, suivi de près son activité, orienté son évolution et enrichi ses textes par sa connaissance des mythes et de la culture populaire de la région. Il faut ajouter que cette histoire est aussi celle de sa propre vie, celle de son amitié avec les artistes : comédiens, musiciens, danseurs, auteurs dramatiques, poètes, historiens, linguistes, peintres, scénographes et compositeurs.
En guise introduction, l’auteur renvoie à un essai important de Maria Clara Pellegrini (Tome 1 p.17-31) où cette professeure et historienne du théâtre donne des pistes sur le travail de la compagnie. Selon Mme Pellegrini, la Réunion n’a ni réussi à engager une réflexion critique sur la période coloniale ni constitué une identité nationale. À l’époque de la création de la troupe (1979), l’île n’était pas encore affranchie de l’hégémonie de la culture française ni du malaise qui frappait les historiens lorsqu’il s’agissait de parler de colonisation et d’esclavage. Le travail du théâtre Vollard constitua à corriger cette « aphasie historique ».
Mme Pellegrini renvoie à d’autres lieux et d’autres auteurs aux Antilles et en Afrique (tels Aimé Césaire en Martinique ou Léopold Sédar Senghor au Sénégal) qui se sont exprimés contre l’esclavage et les malheurs de la colonisation. Il est vrai que l’esclavage apparaissait comme un sujet de moindre importance dans l’histoire de l’Océan Indien comparée à celles des colonies caribéennes de la France. Une anomalie néanmoins, corrigée par Emmanuel Genvrin avec ses pièces Marie Dessembre , Etuves et l’Esclavage des Nègres qui explorent les rapports entre maîtres et esclaves. La question, coloniale et contemporaine, de l’émigration entre les Dom-Tom et la Métropole est évoquée dans Nina Ségamour, Colandie ou Séga Tremblad.
Pour ce qui est de l’attitude critique et provocatrice de son fondateur, elle se voit déjà au nom “Vollard” qu’il a choisi pour sa troupe de théâtre. Ambroise Vollard, né à la Réunion, fut un marchand de tableaux qui jouissait d’une excellente réputation parmi les artistes dans toute l’Europe et au-delà. Ce qui attira l’attention de Genvrin fut sans doute la proximité entre Vollard et Alfred Jarry, créateur du Père Ubu, pièce célèbre dans le théâtre français en tant que parodie de Macbeth de Shakespeare. Ambroise Vollard a repris ses personnages dans l’Almanach du XX è siècle puis dans ses Piécettes dans les années 1914-1920 où il se moquait des traditions de son pays d’origine (1). Genvrin repris le personnage d’Ubu dans Votez Ubu Colonial où il fait valoir son propre regard sur la Réunion et la politique insulaire.
Lors d’un séjour dans cette île, j’ai fait la connaissance de l’auteur qui m’a offert grand nombre de ses livres, alors que, en conflit avec les autorités, il était menacé de fermer son théâtre. Parmi eux, le fameux Votez Ubu Colonial (le Tome III, p. 8-133, analyse ce livre en grand détail). L’ouvrage est intéressant en ce qu’il résume les œuvres créées par la troupe jusqu’en 1994, date de création de la pièce. Il reproduit également les dessins d’un artiste local, Serge Huo-Chao-Si – dont le style rappelle celui de Pierre Bonnard – qui illustra l’édition de Ubu. Votez Ubu Colonial, de Genvrin, reproduisait aussi des partitions de musique de Jean-Marc Trulès bien avant celles des opéras que lui-même et son collègue compositeur allaient produire quelques années plus tard. La contribution de Trulès s’avérait majeure en ajoutant une grande variété de formes musicales dont les sources européennes et indo-océaniques correspondaient à la philosophie artistique de son ami Genvrin. Le résultat était une vision tout à fait unique et très différente de ce qui s’y produisait auparavant dans la région.
Dans le même livre, Genvrin présente une préface rédigée par Agnès Antoir, historienne, professeure et présidente de l’Association Théâtre Vollard. Le texte saisit l’importance de la musique de Jean-Marc Trulès qui a contribué au succès des productions de la compagnie, lesquelles ont attiré non seulement le public local mais aussi les habitants de Madagascar, de l’Ile Maurice, ou de la Métropole.
La préface et la postface étaient suivies d’un glossaire pour aider les lecteurs à comprendre les expressions créoles argotiques.
Voici une sélection :
Argent braguette = allocation familiale
Cafre = noir
Dodu = prison réunionnaise
Faire tatane = ne rien (ou fainéanter )
Gros zozo = riche, puissant
La dit-la fait = commérage
Maîtresse poulet = métropole
Jamaïque = célèbre d’décharge public
Madame Gaspard = Madagascar
Zamal = marijuana
Zoreil = métropolitain
Cette préface résume les premières quinze années de la création de la troupe et les moments les plus importants de l’évolution de la compagnie. Elle est suivie du texte intégral et de celui d’Alfred Jarry dans une version publiée en 1962. Ainsi les curieux peuvent-ils faire la comparaison entre les deux textes : la version de Jarry qui dénonce les exactions des dictateurs européens et la version de Genvrin qui s’en prend ironiquement aux groupes nationalistes et racistes opposés à la décolonisation (voir par exemple le conflit entre l’OAS et les Algériens en lutte pour leur indépendance).
Par ailleurs, le “Véritable portrait de Monsieur Ubu” dessiné probablement par Jarry lui-même, était une créature à figure à peine humaine avec sa tête pointue et un énorme ventre, à la fois ridicule et effrayante. En revanche l’Ubu d’Emmanuel Genvrin (dessiné par Serge Huo-Chao-Si, publié sur la première de couverture d’Ubu Colonial) est la caricature grotesque d’un homme noir, suggérant les dictateurs africains comme Bocassa ou Idi Amin Dada. Votez Ubu Colonial associe des événements actuels (la guerre de Yougoslavie, les massacres du Rwanda et les propres déboires de sa compagnie avec autorités réunionnaises).
Alfred Jarry est mort en 1907 à la veille de la première guerre mondiale. Ambroise Vollard est mort en 1939 à la veille de la seconde guerre après avoir amassé une fortune en tant que vendeur de tableaux. Genvrin n’a pas voulu rendre hommage au bourgeois mais à celui qui a repris dans ses écrits le personnage d’Ubu en l’associant à l’île de la Réunion. Il a imaginé le premier bouffon vulgaire, incarnation de l’oppression des habitants de l’île. Genvrin, avec son esprit rebelle, reprit le flambeau. La rencontre de ces deux personnalités fut providentielle.
Le texte de Genvrin se termine par une postface, (p. 169-181) intitulé ‘’Ré-Ubu-yon, j’aime ton nom‘’ qui célèbre l’origine de la colonie et s’appuie sur des faits historiques.
On célébrait récemment à la Réunion un “singulier anniversaire”, celui du bicentenaire du nom même de l’ile qui de Bourbon devint La Réunion par une décision de la Convention du 19 mars 1793. Le texte de Genvrin constate la contradiction entre les intentions officielles des fondateurs de la colonie, c’est-à-dire réaliser l’utopie d’un idéal d’harmonie de liberté et de fraternité universelle, et le fait que ces grands principes étaient en réalité trahis par ceux qui tentaient de réduire Genvrin au silence en refusant sa vision critique de l’histoire.
Grâce à Emmanuel Genvrin, son théâtre est devenu un vaste laboratoire de recherche transculturelle et intellectuelle où de multiples réseaux de significations, de sens, et de pratiques s’entrecoupent afin de divertir le spectateur et le faire réfléchir. Genvrin a créé une vingtaine de pièces de théâtre et trois livrets d’opéra abordant les problématiques de l’histoire de l’île. Malgré la qualité de ses productions scéniques et publications, la troupe souffrit des décisions de l’administration française puisqu’à partir du moment où l’État constata l’attitude de l’auteur à l’égard de la politique coloniale, il entreprit de ruiner son théâtre et de traduire son directeur en justice.
La réponse de Genvrin fut de sauver la mémoire de sa troupe. Le résultat est cette somme impressionnante, reproduisant des pièces intégrales et des livrets d’opéra, des partitions destinées à siéger dans les bibliothèques. Il a ainsi contribué à prolonger le souvenir de cet extraordinaire phénomène théâtral.
(1) “Ambroise Vollard […] que Genvrin s’était permis de faire revivre à travers le personnage d’Ubu créé par Alfred Jarry[…] est le dénominateur commun. […] Jarry donna son nom à ce fantoche en le portant à la scène en 1896. Pour certains, il s’agit d’une image prophétiquement vraie, annonciatrice des monstres futurs qui sont nés à partir de la guerre de 1914” (Ubu Colonial, p. 1).
Emmanuel Genvrin, Théâtre Vollard (Tome I 1981-1987; Tome II 1988-1993; Tome III 1994-2021), L’Harmattan, Paris 2022.