Mondes indianocéaniques

Le moring, danse réunionnaise de combat

Le Zarboutan nout kilitir (ZNK) est un titre décerné par la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise, chaque année en octobre, qui honore des femmes et des hommes qui ont œuvré pour la sauvegarde, la transmission et la création de la culture réunionnaise. Ce texte a été écrit à l’occasion de la cérémonie ZNK qui a eu lieu le 17 octobre 2009 à Saint-Benoît (La Réunion), et qui honorait, pour le moring, Maxime Narsama et Bachelier Siampirave.

Photos : © René Carayol. Démonstration de moring par l’école Moring Lo Por au Kabardock (Le Port, 2009).

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Lanbians le ron (1)

« Zène zan la pi kapab ! Zène zan la pi kabap ! Zène zan la fimé ! », crie le combattant qui entre dans le ron. Un cercle de trois mètres de diamètre environ a été tracé au sol. Autour, la foule s’amasse : spectateurs, supporteurs, parieurs, et d’autres combattants. Ces derniers sont presque tous torse et pieds nus, et portent un simple morès (pantalon de toile). La foule encourage chaque combattant et sollicite les adversaires potentiels… Elle s’impatiente. Dans le cercle, le moringèr continue à crier, à inviter un adversaire à le rejoindre et l’affronter. Il danse, bombe le torse, cherchant à provoquer et à impressionner. Il court en suivant les limites du cercle. En bordure du ron, un « arbitre » bat un fèr blan (fer blanc) de ses baguettes. Il donne le ton et le rythme, et ainsi organise le match. Le moringèr change de refrain. Philippe Bourjon, ancien pratiquant de boxe française, raconte :

« Zoizo ti dans mon fason, Zoizo ti dans mon manièr, Zoizo montr a moin ton fason, lé, lé, Zoizo montr a moin ton pié ». Après avoir ainsi agacé ses rivaux, le combattant [annonçait] son âge, ou les âges d’hommes qu’il acceptait de combattre « Zène zan diz nèv an, zène zan vint an ».

Selon les régions, il semble que la chansonnette ait été facultative, au contraire du rituel constant de l’annonce des âges. Aucune catégorie de poids n’entrait en ligne de compte : c’était à la sagacité ou à la témérité de chacun d’évaluer ses chances en fonction du gabarit du ou des adversaires potentiels ; nul n’était contraint à combattre, sauf à perdre face devant les sollicitations du public. [Philippe Bourjon]

Alors que la tension monte, entre un combattant encouragé par ce public. Il suit la course de son adversaire à l’intérieur du cercle. Les baguettes frappent toujours le fèr blan. Et le rythme se casse d’un coup : la course s’interrompt, et l’homme de devant se retourne, sans crier gare, lançant un puissant coup de pied. L’autre recule pour esquiver la frappe. Le rythme est maintenant plus vif, plus prenant. Les coups tombent et s’enchaînent pendant quelques minutes, avant que l’ « arbitre » ne calme le jeu ; le rythme retombe. Les deux hommes cessent momentanément de combattre, et reprennent la course, l’un précédant toujours l’autre. Le combat n’est pas terminé. Il se conclut par la chute de l’un des combattants, ou parce que, trop épuisé, l’un des deux déclare forfait. S’il ne se retire pas de lui-même du ron, la foule est autorisée à le faire.

Les coups ne se portent qu’avec les pieds, parfois la tête, et les mains ne servent qu’à anparé (à bloquer, à se protéger). L’historien Sudel Fuma et Jean-René Dreinaza, ancien champion de France de boxe française qui a œuvré à la reconnaissance du moring, expliquent :

La bourrante, simple ou double, qui est un coup de pied chassé porté de face avec le talon sur une trajectoire rectiligne, le « talon zirondelle », le « talon malgas », le « kou de pied sizo », le « kas kou san tous », le « coup de tête cinq mètres » étaient connus de tous les moringueurs. Toutes ces techniques étaient apprises sur le terrain par les pratiquants de moring qui conservaient jalousement leurs secrets et ne les transmettaient qu’aux initiés. [Sudel Fuma et Jean-René Dreinaza]

Imaginons une séance de moring : nous sommes samedi soir, et il y a là autant de femmes que d’hommes pour observer le combat. Tous sont ouvriers ou colons. Un shinoi a prêté l’arrière-cour de sa boutik. Tant que l’un des deux adversaires n’aura pas touché le sol ou reçu un violent coup, le combat continuera. Le perdant devra quitter le cercle, mais le vainqueur, lui, restera jusqu’à épuisement, rencontrant jusqu’à trois adversaires à la suite… voire davantage.

 

La batay kréol : du moraingy au moring

L’histoire du moring, aussi dit batay kréol, est en lien avec l’histoire du peuplement de La Réunion. Arrivé entre le 17e et le 18e siècle avec les esclaves africains débarqués des navires négriers, il trouve ses origines, pour la forme anciennement pratiquée dans l’île, essentiellement à Madagascar. Le mot réunionnais « moring », d’après les historiens, viendrait du terme malgache « moraingy ». Il s’agit, pour cette forme malgache, d’une lutte rythmée et codifiée entre deux combattants et pouvant, selon les régions de la Grande Île, se décliner selon différentes modalités :

Sur les plateaux du centre, seuls les pieds et les jambes peuvent intervenir pour déséquilibrer l’adversaire […], c’est le daka ou diamanga […] ; le tolona se pratique plutôt dans l’est du pays, c’est une sorte de lutte par empoignade et immobilisation au sol ; quant au ringa que l’on rencontre plutôt dans le sud malgache, c’est [une] lutte souvent sans merci qui se termine lorsque la tête de l’adversaire est plantée au sol. [André Jean Benoit]

Il existe, ailleurs dans l’Océan Indien comme dans le monde, d’autres variantes de ce type de combat : le murengué à Mayotte, le nkodézaitsoma dans la Grande Comore, le danmyé à la Martinique, la capoeira au Brésil, etc. L’ensemble de ces pratiques que l’on retrouve tant en Amérique du Sud que dans les Antilles ou les Mascareignes, est en lien avec l’histoire de la traite et de l’esclavage. Car, d’une côte à l’autre de l’Afrique étaient pratiquées, de manières rituelles et ancestrales, des luttes opposant le plus souvent des hommes. Ainsi, et pour exemple, la capoeira telle qu’elle est aujourd’hui pratiquée en Amérique du sud, dériverait probablement d’une « danse du zèbre », le n’golo, originaire de l’Angola. À partir du 17e siècle, à partir des grands mouvements de traite atlantique et india-océane, les hommes et les femmes d’Afrique et de Madagascar déportés vers les lieux de l’esclavage ont transporté avec eux des rites, des savoir-faire et des pratiques. Parmi ces rites et ces pratiques figurait cet art guerrier qui, au fil des voyages et des échanges, s’est transformé, s’adaptant à chaque fois aux nouveaux lieux et aux nouveaux rythmes de vie. C’est donc ainsi qu’est probablement né le moring de La Réunion. Il n’est pas la copie d’un art martial et dansé qui se pratiquait sur les plateaux de l’Afrique ou de Madagascar, car il s’est transformé, modulé et adapté aux conditions de vie dans l’île. Chacun, qu’il soit originaire du Mozambique ou encore de l’Est ou du Nord malgache, a apporté sa touche, et a ainsi contribué à modifier sa propre pratique tout en l’enrichissant d’autres codes. Philippe Bourjon, étudiant de l’Université de La Réunion à la fin des années 1980, avait travaillé sur le sujet et avait émis l’hypothèse que certains ronds de moring s’étaient ouverts aux matelots de la marine française pratiquant la boxe française et la savate. Ce qui, selon lui, expliquerait la similitude de certains types de coups. Le moring est donc un produit de la créolisation : en fonction de ceux qui le pratiquaient, en fonction des lieux où il se pratiquait dans l’île (dans les quartiers d’esclaves, dans les kalbanon des engagés et des ouvriers d’usine, dans les camps de marrons, etc.), mais encore en fonction des instruments de musique qui étaient disponibles dans ces lieux (fèr blan, roulèr, bobre, etc.), il s’est continuellement transformé, ne se figeant pas.

Les origines du moring sont donc diverses : principalement venu d’Afrique et de Madagascar, il s’est agrémenté de techniques européennes (savate et boxe française), jusqu’à s’enrichir aujourd’hui de nouveaux apports. Ainsi, le moring qui est pratiqué aujourd’hui dans l’île n’est plus le moring qui se pratiquait au début du 20e siècle, pas plus que ce dernier n’était le même que celui du 19e siècle. Au fil des années et des générations, le moring a constamment évolué, faisant bouger ses codes et sa pratique. Il existe aujourd’hui à La Réunion un comité officiel et des tournois de moring. La batay kréol est donc désormais un sport officiellement reconnu, qui s’apprend et se pratique dans des écoles. Comment et pourquoi se sont opérés ces changements ? Quel était le moring de nos gramoun ? Comment jouaient-ils ? Où ? Dans quel contexte et quelles conditions ?

 

La marginalisation

C’est en 1992 que paraît le premier ouvrage portant sur la pratique du moring à La Réunion. Il s’intitule : Le Moring, Art guerrier. Ses auteurs – tous deux Réunionnais – Sudel Fuma (historien et chercheur à l’Université de La Réunion) et Jean-René Dreinaza (ancien champion de France de boxe française), écrivent alors en ouverture de leur livre :

Patrimoine culturel de l’île de La Réunion, le Moring, art de combat autrefois pratiqué, fait partie des traditions réunionnaises malmenées par l’histoire coloniale et par les Réunionnais du 20e siècle. Pourtant, ce legs de nos ancêtres qui associe rythme musical, expression corporelle et pratiques magiques au même titre que certains arts martiaux asiatiques, est d’une richesse culturelle incomparable. [Sudel Fuma et Jean-René Dreinaza]

Plusieurs éléments présentés ici sont à noter : oui, le moring fait partie du patrimoine culturel de l’île ; oui, il a été malmené par l’histoire et les Réunionnais eux-mêmes ; et enfin, oui, il est d’une richesse culturelle exceptionnelle, malheureusement oubliée et laissée de côté durant de nombreuses années. Selon d’autres recherches menées par Jean Poirier, Hubert Gerbeau et Sudel Fuma, c’est autour des années 1940-1950 que la pratique du moring aurait disparu à La Réunion. Présente auparavant dans la littérature, des relations de voyage ou la presse écrite, à partir des années 1940, ses traces se font de plus en plus rares. Alors qu’à la fin du 19e siècle certaines relations présentées dans Le Petit Journal de l’Île de La Réunion en parlaient, alors qu’au début du 20e siècle Marius et Ary Leblond, dans Ulysse, Cafre, en faisaient l’éloge, au fil des ans, les traces de sa présence dans l’imaginaire et les discours réunionnais s’estompent.

À compter de la Départementalisation de 1946, l’île change de statut et devient un Département d’Outre-Mer. C’est l’annonce de changements juridique, économique et culturel. A compter de cette date, le lien à la France est repensé : les Réunionnais son invités à calquer leur mode de vie, leurs habitudes et leurs pratiques, sur ceux de ce qu’on se met à appeler une « Métropole ». L’ensemble des infrastructures, des routes aux écoles, en passant par les hôpitaux ou les habitats, devront s’adapter aux canons du continent. Et il en sera de même pour la culture. Le moring, dont la pratique sociale et les rythmes musicaux se rapprochent du maloya, est frappé du même sceau de déni, de marginalisation, de folklorisation et d’ « interdiction ». Il n’est certes pas officiellement interdit mais, lentement, il disparaît de l’espace public pour laisser place à d’autres pratiques corporelles, celles-là codifiées, enseignées et pratiquées dans des cadres plus réglementés : la boxe, le football, le rugby, etc., dans les écoles, dans des clubs sportifs, etc.

C’est donc dans ce contexte d’assimilation culturelle, d’affirmation d’un lien fort et exclusif avec l’Europe, que disparaît le moring ; ou tout du moins, que l’intérêt pour sa pratique s’essouffle. Durant ces années, quelques jeunes continuent à le pratiquer, mais ils sont rares, et surtout, ils sont confinés dans des « quartiers » en marge des villes : dans les hauts de Sainte-Suzanne ou de Sainte-Anne, à La Mare à Sainte-Marie, au lieu-dit la Butte Citronnelle ou au Cœur Saignant au Port, au Barrage à la Saline, du côté de Ravine Blanche ou de la Ligne Paradis à Saint-Pierre, à Trois-Mares au Tampon, etc. Tous ces lieux ont en commun d’être soit des anciens « quartiers d’esclaves », soit des tabisman, soit des bitasion, villages d’engagés et de travailleurs de la terre aux abords des usines ou des plantations. Car, avant l’abolition de l’esclavage (de 1848), le moring était l’une des principales « activités de loisirs » des esclaves, intervenant comme une respiration dans le quotidien. Il se jouait les samedis et les dimanches, les jours de fête ou de marché. À la suite de l’abolition, ses principaux pratiquants, descendants d’Africains, de Malgaches, de Comoriens ou encore d’engagés indiens, continuèrent à perpétuer sa pratique en s’y adonnant ces mêmes jours de fête, et notamment à l’occasion de la fèt kaf, le 20 décembre (fête de l’abolition de l’esclavage dans l’île) :

À Saint-Denis, chef-lieu de l’Île, d’anciens esclaves bâtissent leurs cases dans les lieux-dits « Les Lataniers », « Camp Ozoux », « Camp Calixte », « Patate à Durand », « Le Butor ». On retrouve le même phénomène dans les campagnes où les Noirs construisent leurs paillotes sur le pourtour des grandes plantations ou au bord des ravines, exploitant, comme les Petits-Blancs, des lopins de terre exigus […]. Cette analogie de conditions de vie permettra au moring de se faire connaître et même d’être pratiqué par certains Créoles de couleur ou Petits Blancs. Cette catégorie de pratiquants reste limitée par rapport à celle des descendants afro-malgaches de la Colonie. Le nouvel ordre social issu de l’abolition de l’esclavage avait donc contribué à la propagation du moring dans d’autres couches de la société coloniale. Jusqu’à la Première Guerre Mondiale, les combats de moring resteront ainsi la principale activité de loisirs du petit peuple créole de La Réunion. [Sudel Fuma et Jean-René Dreinaza]

Aujourd’hui, les plus anciens pratiquants des années 1940 et 1950, héritiers des connaissances des pionniers du moring, sont devenus des gramoun. Ceux qui sont encore vivants sont nés entre 1920 et 1930, et portent une mémoire méconnue et encore peu collectée : celle de la poussière des ron, du bruit des baguettes sur le fèr blan, des cris de provocation des gayar zène zan

 

Moring zordi, moring lontan

Si le moring est aujourd’hui considéré comme un sport, il ne l’a pas été avant la fin des années 1980 et la création officielle d’un « Comité réunionnais de moringue » en 1994. D’après les témoignages des anciens, le moring tel qu’il est pratiqué aujourd’hui est très différent de celui qu’il était au tournant des années 1940-1950. Mais pour comprendre ce changement et les différences profondes qui fondent un moring contemporain dit « codifié » d’un moring lontan dit « traditionnel », il faut faire un détour par les initiatives prises ces dernières années par de nombreuses associations, et notamment par celle de l’ancien champion du monde de boxe française, Jean-René Dreinaza.

À partir de 1989 et d’un premier voyage fait à Madagascar sur les traces du moring, des clubs se créent dans l’île. Deux d’abord, pour ensuite s’élargir à un plus grand nombre, non seulement à La Réunion mais encore en France continentale (en 2008, il a été recensé plus de 250 licenciés répartis en une vingtaine d’écoles : les associations Kaiasse, Odas, Moring do fé, Volkan Kréol, à Sainte-Suzanne, Saint-François, etc., mais encore à Marignane et Gignac, etc.). Mais c’est en 1994 qu’a lieu le changement le plus significatif : dans le cadre d’une exposition inédite sur le moring montée au Musée de Villèle, se mettent en place des échanges entre des jeunes et des pratiquants. En sus, cette même année, se crée le Comité réunionnais qui conduit en 1995 à une demande de reconnaissance de la discipline par les pouvoirs publics. La demande aboutit l’année suivante et, le 13 septembre 1996, le Ministère de la Jeunesse et des Sports reconnaît officiellement le moring comme discipline sportive à part entière. En 1997, les premiers diplômés de ce moring « sportivisé » font leur apparition, et en 2000 a lieu le premier tournoi de l’Océan Indien. Ainsi, pour que le moring revienne sur le devant de la scène réunionnaise et qu’il puisse être enseigné dans des écoles, il a fallu de nombreuses années de revendications et de démarches tant administratives que promotionnelles. Mais ce retour sur le devant de la scène s’est fait au prix de transformations de la pratique elle-même.

Le moring du Comité qui est aujourd’hui enseigné dans les écoles est un moring codifié, comprenant des règles strictes, une tenue vestimentaire précise (pantalon blanc et cordon à la ceinture), et des types de touches ainsi que des acrobaties qui le rapprochent indéniablement de la capoeira (Brésil). À la suite des nombreux échanges qu’il y a eu entre les moringèr réunionnais et, entre autres, les capoeiristes brésiliens, que ce soit à La Réunion, en Europe ou en Amérique latine, le moring a changé sa forme et bouleversé ses codes. Il existe aujourd’hui de nombreuses acrobaties qui ne figuraient pas dans le répertoire des anciens pratiquants réunionnais. Et nombreux sont les gramoun à affirmer qu’ils ne se reconnaissent pas dans cette nouvelle manière de jouer : « nou té fé pa la zimnastik, nou ! » s’exclament certains d’entre eux. (2)

Il y a donc d’un côté exprimé par les gramoun le souhait de conserver une pratique telle qu’elle était (ou telle qu’elle était supposée être) ; et inversement, est exprimée par des jeunes réunionnais la difficulté de la transmission… Le moring, comme tout objet de la créolisation, évolue selon le principe de la perte et du don : une partie du patrimoine se perd, au profit d’une autre qui, comme une greffe, vient enrichir la souche originelle.

Lors de nos propres entretiens chez les gramoun qui ont pratiqué dans leur zène tan le moring, nous avons parfois été confrontés à des silences : tous n’osent pas toujours avouer qu’ils ont zoué moring, et parfois même, leur épouse et leurs enfants ignorent qu’ils l’ont pratiqué autrefois ! C’est que le moring a son histoire et ses lieux d’histoire : les tabisman et les bitasion, les abords des usines et des champs, à la fin d’une longue semaine de durs labeurs. Assimilé parfois à une culture kaniar – c’est avant tout un art martial, donc un combat – le moring a encore souffert durant de nombreuses années d’une mauvaise réputation. Pour certains détracteurs de la pratique, il ne s’agissait pas que d’honneur ou de gloire, mais aussi de sang, de rak… Pourtant, aux dires des gramoun, s’il y avait effectivement des coups portés (contrairement au moring contemporain qui se joue sans touches), s’il y avait une ferveur palpable dans les ron, il n’y avait pas pour autant de violences liées à des rancoeurs ou des règlements de compte :

Nul n’entre dans le rond « colèr », ou saoûl […]. Le combat de moringur […] ne devait pas être le lieu de règlements de comptes pour motifs privés. Les uns et les autres se rencontraient pour le jeu et la gloire, et il arrivait souvent que des moringueurs fameux dans leur canton fassent 80 km à pieds pour rencontrer à l’autre bout de l’île un combattant dont ils avaient entendu dire qu’il était très fort. [Philippe Bourjon]

Certains moringèr ont laissé une trace inoubliable dans l’esprit des pratiquants, et leur nom résonne encore dans la bouche des anciens comme des légendes : Loran lo Diab, Lamar Kafé, Koko Lanfèr, Anri la Flèsh, Kadine, Shouflèr, etc. Entrer dans le ron, c’était avant tout pénétrer dans un espace « sacré »… On ne s’y battait pas, mais on « jouait » : « toutes les informations s’accordent pour dire, écrit Philippe Bourjon, que le moringue est un jeu : “battre moringue” semble faire directement allusion au houleur [ou au fèr blan], alors que l’expression consacrée pour le combat est “zoué moring” ».

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Ta-kata-katak ! Lorsque les baguettes s’arrêtent, le combat se termine. Les plus abîmés des combattants se retirent, soutenus par leurs dalon. La foule, elle, se disperse, mais non sans avoir échangé les dates et lieux des prochains ron : le moring n’est pas qu’une pratique martiale, dansée et rythmée, c’est aussi une pratique sociale. Les jours de moring, on parcourt de longues distances à pied pour jouer ou tout simplement pour observer. Et autour des ron, avant et après les combats, on prend le temps de discuter, d’échanger, de s’informer de la vie d’untel, dans tel ou tel quartier. On ne se ferme pas, mais on s’ouvre. Et l’on s’ouvre encore à ceux, plus jeunes, qui désirent apprendre. On leur apprend les types de frappe, leurs noms, leurs manières de se donner, le moment opportun pour les porter, mais aussi les règles et codes à respecter, les manières de battre le rythme, de le casser pour annoncer le début du combat… Quels sont les noms des grands moringèr ? Où se trouvent les ron les plus prisés ? Quel gramoun peut enseigner telle touche ? Autant de questions dont les réponses ne se transmettent que par voie orale. Si le moring a survécu aujourd’hui, s’enrichissant selon ce principe de créolisation d’autres apports (des Comores, du Brésil ou d’ailleurs), c’est parce qu’il y a eu des hommes – et des femmes – pour le raconter, le dire et l’enseigner. En somme, pour faire don de leur mémoire, de leurs pratiques, savoirs et savoir-faire.

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(1) Ce texte n’aurait pu être rédigé sans les aides précieuses de Stéphane Boquet (ESC MCUR) et de Jean-Claude Calimoutou (association Kaïasse).
(2) Propos filmés et recueillis par Jean-Claude Calimoutou auprès de Maxime Narsama, Bachelier Siampirave et Madame Imare (archives de l’association Kaïasse).

 

Bibliographie

André Jean Benoit, Le Moringue, Son histoire à travers la presse et les textes anciens, Saint-Gilles-les-Hauts (Villèle), CURAPS / Université de La Réunion, 1994.
Philippe Bourjon, « Et pour quelques symptômes de plus », in Christian Ghasarian et Jena-Pierre Cambefort, Roles et enjeux, Approches d’Anthropologie Généralisée, Saint-Denis, Université de La Réunion, 1988, pp. 57-90.
Yvan Combeau, Une décolonisation française, L’île de La Réunion 1942-1946, La Réunion (Saint-André), Océan, 2006.
Jean-René Dreinaza, Techniques et apprentissage du moring réunionnais, La Réunion, Comité Réunionnais de Moring, 2000.
Sudel Fuma et Jean-René Dreinaza, Le Moring Art guerrier. Ses origines afro-malgaches, sa pratique à La Réunion, Saint-Denis, Université de La Réunion / Océans éditions, 1992.
Aurélie Lallement, Le « moringue » à travers son aspect identitaire, Mémoire de Maîtrise (Ethnologie), sous la direction de Yu-Sion Live, Université de La Réunion, 1999.
Marius-Ary Leblond, Ulysse, Cafre ou l’histoire dorée d’un Noir, Paris, éd. de France, 1924.