Mondes européens

Pastiches de Charles Baudelaire

DANS LA PEAU DE CHARLES B…

Les ruines fécondent

 

La littérature est en dernier ressort le garde-fou des hommes qui, engagés dans le véhicule de ces autres sciences qui leur donnent plein la vue le luxe matériel, exposent leur humanité à des accidents graves.

DANS  LA PEAU DE C. BAUDELAIRE

En partance pour l’au-delà, C. Baudelaire qui n’avait rien planté sur terre songea à moi comme son héritier principal. Mais dans son chant du cygne, ce testament où il spécula si longuement sur sa grande fortune, l’agonie, sans doute de plus en plus pressante, ne lui laissa pas le temps de consigner, comme le veulent les mœurs terrestres, qu’il me léguait tous son trésor[1]. Toutefois, je   pense qu’il dut, lors  du traditionnel dîné que le maître de l’univers offre à chacun de ses hôtes dans les cieux, se repentir de cette aberration pour le moins scandaleuse chez les terriens. Et l’autre qui sait toujours si bien se faire exécuter aussi bien là-haut qu’ici-bas n’hésita pas à donner corps à sa dernière volonté.

Mais, de ce grand héritage dont Baudelaire sut faire fortune en son temps en inscrivant son nom au panthéon des sommités de l’art et de l’humanité, je croupis dans l’anonymat d’une chose qui n’est ni utile ni nuisible. La vie m’est un énorme fardeau que je traîne sans destination, une pierre sisyphienne qui rebrousse chemin avant même d’être parvenue au sommet de la montagne –Sisyphe n’était-il pas mieux ? -.

Le fait est que, pour être l’artiste que Baudelaire fut, la nature ne me combla point. Ce génie que Baudelaire ne pouvait transmettre qu’à ce fruit dont il en aurait été la semence me fait cruellement défaut. Dépourvu donc de cette alchimie du verbe qui pensait toutes ses plaies, l’héritage de Baudelaire n’est plus qu’une répugnante fortune, une infortune telle que même le plus indigent des clochards ne pourrait s’en réjouir.

 

AVIS SUR L’ART

Si toute la grande panoplie des activités humaines devait être soumise à un jugement dernier, l’Art seul échapperait à la guillotine. Toutes les autres, celle notamment à qui l’humanité toute entière doit ses vêtements de luxe et qui a l’utopisme de rivaliser d’avec Dieu,  sont vraisemblablement des hommes au cœur sur la main, mais qui ne peuvent s’empêcher de pavé de l’Ours; éternellement occupés qu’ils le sont à déshabiller Saint – Pierre pour habiller Saint –Paul : en dépit de toutes leur bienveillance et de leur frénésie créatrice, malgré leurs découvertes  révolutionnaires et autres, on n’en arrive qu’au bien triste constat qu’ils sont parvenus à reconstituer un paradis artificiel, tout juste à la taille de quelques uns d’ailleurs, et entretiennent dans la conscience de la majorité l’illustre illusion d’un paradis véritable perdu depuis la bourde d’Adam et sa compagne. Leurs exploits élèvent l’humanité de l’endroit autant qu’ils l’avilissent du revers.

Comparé à ces activités, l’Art est céleste ; il est roi. C’est le peintre ailé survolant la terre, pinceau en main pour restaurer éclat et blancheur  sur les mûrs tachetés par  les autres. C’est Eros de ses flèches d’amour distillant partout le bonheur, c’est cette substance magique qui de notre condition la plus misérable sait extraire le plus grand bonheur. Bref, c’est la seule humaine activité que Dieu voudrait bien parer d’auréole car il fit le monde de beau et de bonheur par essence, mais l’homme ne travaille au quotidien qu’à l’enlaidir.

 

MON CHAT

« Mon beau chat, mon bon chat, mon cher toutou, approche ; que je te mette au parfum de ce que sera ta condition dans ma modeste demeure. Je ne suis pas de ces richissimes qui orgueilleusement et pour exhiber leur prospérité traitent leurs chats comme des rois, alors qu’on les voit aveugle et sourd aux souffrances et S.O.S de leurs semblables. Je suis plutôt de cette horde sociale qui supporte mal ce lourd et écrasant fardeau tombé du ciel, en châtiment au péché originel dit-on, et ne donne au chat que la place qui est sienne parmi les humains. Tu devras donc compter sur ton talent de chasseur aguerri pour gagner ta pitance et moi, pour t’être utile, ne t’offrirais que mon toit et mes restes. »

A ces propos en lesquels le moi profond s’identifiais parfaitement, notre chat qui me dévisageait tantôt avec un enthousiasme corroboré par sa queue dansante miaula tristement, le pas déjà déterminé vers une destination future. C’est l’expression, chez ces pauvres bêtes, d’une grande déconvenue et du dégoût.

« Ah ! Misérable chat ; et si je t’avais bercé d’illusion, tu m’aurais gobé et te serais frotté à moi le dos arrondi en guise de satisfaction. Ainsi, vous-même, êtres de peu de scrupule, vous êtes en tout point ces femmes avec qui il faut toujours tâcher de s’afficher sur de beaux jours, fut-il en distorsion à la réalité. »

 

UN BON DEMOCRATE

Un de ces épouvantables prétendus élus du peuple et bon ami à moi que j’avais l’occasion de revoir vingt huit ans après que la magie de la démocratie ait décidé de faire de lui un homme inaccessible me révélait pendant un tête-à-tête les insoupçonnables déconvenues des arcanes du pouvoir.

«—Et pourquoi t’entêtes-tu à rester là, puisque le peuple lui-même te désavoue ? »

L’homme épouvantable me répond : «—Mon cher ami, d’après les immortels principes de la démocratie, un élu parle et agit au nom de son peuple : ses désirs sont leurs désirs et ses humeurs leurs humeurs. Je suis un élu du peuple et quand je dis qu’il n’est pas temps que je cède mon précieux fauteuil, c’est la parfaite volonté du peuple. »

Au nom de la morale j’avais sans doute raison, mais du point de vue de la logique il n’avait pas tort non plus.

 

LE VALIDE ET L’INVALIDE

 

Un individu visiblement valide s’en prend à un  aveugle parce que ce dernier prétend que « Dieu n’est qu’un pantin qui n’est même pas foutu de préserver ses intérêts, vu qu’il se laisse piller ses propres œuvres par une simple créature ailée de rien du tout ». Alors que l’aveugle, en situation de légitime défense, retrousse ses manches, intervient un troisième larron qui s’évertue à leur servir de tampon. «  Ne te bas pas contre  un mec qui voit clair », dit-il à l’aveugle. Propos dont l’étrangeté me laissera à jamais pantois car bien des années après, j’en suis encore à me demander lequel de ces deux  belligérants avait effectivement la vue claire :

Était-ce celui là donc les yeux avaient sans doute bien fait de se  refermer sur l’horreur universelle qui  presque toujours corrompt le jugement humain ou était-ce cette marionnette, dernier survivant d’une ère bien révolu ne se rendant pas à l’évidence des années lumières qui nous séparent d’un certain Adolphe pensant et parlant pour tous ?

 

L’Artiste suprême

IL ne réalisait encore que ses toutes  premières toiles, mais c’était déjà avec ce je ne sais quoi qui, même un nombre infini de génération après, fait toujours de lui le parangon auprès de qui les artistes les plus illuminés se décoiffent par admiration, que dis-je, par adoration. Cependant, ses œuvres présentaient dans leurs fonds ce quelque aspect fâcheux que l’on retrouve inéluctablement dans le travail de tout bon néophyte. Et depuis lors, des générations se sont écoulées, notre jeune artiste a dû prendre de l’âge, la production de ses chefs d’œuvres avec, mais pas son art car  il a continué à les reproduire sans jamais songer au moindre repentir. Et quoiqu’il demeure à nos jours le summum, l’invaincu, l’inégalé et l’éternel, ses œuvres traînent partout cette même tare que la grande communauté des critiques du champ pictural a convenu d’appeler l’imperfection.

C’est fou ce que même les artistes les plus aboutis ne manquent pas d’imperfection.

 

Un fou sur l’avenu Um-Ernest-Felix

C’était un de ces rares jours que l’histoire avait marquée si profondément de ses emblèmes ; de ces empreintes que même les mémoires les plus volatiles sont forcées de conserver comme des palimpsestes, et que les hommes sont obligés de s’arrêter un instant par an pour observer avec nostalgie ou ravissement. Au lieu dit Avenu Um-Ernest-Felix se postait, comme une statue en mémoire d’un martyr, un homme aux allures peu orthodoxes, un de ces hommes que les yeux du vulgaire regardent avec dédain et que son esprit juge aussitôt de déséquilibrer. Affublé d’une gandoura aux couleurs nationales, notre homme qui visiblement jouait ses arrêts de jeu dans ce monde devait être un document de référence pour l’histoire de ce pays. Mais son drapeau avait ceci d’étrange qu’il était partout ensanglanté, saignant d’un sang rouge vif, détail horrible mais suffisamment étrange et éloquent à la fois pour forcer l’attention de chaque usagé de cette rue dont le nom, en hommage aux martyrs, contraste cruellement avec la réalité dans cette république où on a fait métier de saboter l’action et la réputation de ceux qui se sacrifient pour l’amour de la patrie.

 

LES MONOPOLISATEURS

La pire des choses que les gouvernements terrestres du Père céleste portent vulgairement comme une auréole sur leurs vêtements blancs, c’est sans doute cette attitude morbide à parler sans cesse de visu même des choses qui ont précédé l’humanité et à être chacun prompt à proclamer : « Nul ne sera épargné… s’il ne s’abrite sous mon toi !».  Et si l’on en est tous aujourd’hui à penser comme d’une seule âme que pour une peccadille Dieu déporta le paradis terrestre vers les cieux alors qu’à bien observer ce dernier n’aurait jamais bougé d’un iota, c’est que fatalement ces gouvernants auraient transmis leurs gènes à leurs sujets qui, dans leur cavalcade quotidienne pour le monopole, ne songeraient nullement à préserver ces  fleurs qui parèrent jadis le jardin d’Eden.

Pris dans cette étoffe, dans cette fantasmagorie de prestidigitateurs, la vérité se serait diluée. Elle serait ce qu’il y a de plus rare et de plus vulgaire à la fois, elle serait partout et nul part sur terre. Toute chose qui nourrit l’impression, heureuse où malheureuse que, vu le fait que l’univers lui-même n’est qu’un composite, si Dieu daigna laisser traîner quelque stricte vérité sur terre c’est bien celle qu’il n’en exista aucune.

 

UN INTELLECTUEL DE RACE

J’avais rencontré à Batourri un de ces hommes à qui le trop plein d’école joue de sales tours. « L’école fait la lumière dans les esprits,  mais elle a visiblement jeté de l’ombre dans celui-ci », pensais-je sur l’instant : s’il discutait d’un sujet donné avec son prochain, très vite il mettait en avant son endurance académique en gage de l’irréfutabilité de son propos. Et s’il se trouvait face à un de ceux là que le choix, conditionné ou délibéré,  pousse très tôt à autre chose qu’à l’enrichissement de l’esprit, il s’ingéniait alors non pas à le convaincre par la force de son argumentaire, mais à montrer « l’inaptitude à la raison » de ce dernier.

Cet individu avait suscité ma curiosité. Et de pensée en pensée, j’avais fini par voir en lui l’échantillon, le spécimen, l’archétype même de l’intelligentsia de notre temps, le modèle auprès duquel quelques uns, s’ils ne sont pas conformes,  ne sont que des copies ratées.

 

LE MEPRIS

Le jour ici depuis fort longtemps a perdu ses ailes, et l’obscurité y règne en maître absolu, assurant par ses désastreuses intempéries la plénitude de sa souveraineté. La nature y dégage un triste  mélange d’impressions de ruine et d’hostilité, de quoi créer dans tout esprit l’intime conviction d’être un héritier de Charles Baudelaire l’homme (pas l’artiste). Dans une telle atmosphère pétrie de sècheresse et de grisaille, nulle faute aux bétails dont les bêlements intempestifs embastillent la quiétude, ni aux oiseaux dont l’art frénétique ne mène plus qu’à des « bouchez-vous les oreilles » et encore moins à ces bêtes que le rêve d’un ailleurs à végétation luxuriante suspend dans les nuages. Et le pire, c’est que l’horizon tout attristé est perdu derrière de sombres masses volatiles qui limitent la vue et n’autorisent l’espoir qu’en  songe : c’est la ruine parfaite, c’est la catastrophe, c’est l’enfer.

Mais dans cet univers de décombres absolus, dans ce chaos vivent des hommes et des femmes aux visages hilares, vivent des familles que rien n’a privées du sens de l’humour ; des familles qui arrivent encore à rire aux éclats. Qu’est donc le bonheur si ce n’est de se complaire dans sa situation !

« LE MALHEUREUX » ET LE ROMANCIER

« La nature sur certaines personnes jette son dévolu et on dirait qu’elle voit en elles Adam et sa compagne ressuscités qu’il faut sévèrement châtier pour leur bourde d’antan. Je fais partir de ces personnes là, celles-là pour qui le bonheur n’est qu’une vue de l’esprit. Certes je ne puis me prévaloir de l’exclusivité de ma triste condition, mais je puis dire que l’existence me comble particulièrement de ses sévices. Et pourtant, et pourtant je suis un privilégié au beau milieu des décombres qu’est ma vie,  à côté de ces autres personnes visiblement comblées par les délices de leurs vies. J’ai le privilège de ne point me faire d’illusion sur les bontés de l’existence. Même l’idée de la mort peut trotter dans mon esprit avec une parfaite indifférence de ma part, car j’en suis arrivé à la conviction que la vie n’a rien de si agréable pour qu’on regrette tant de la perdre. J’ai notamment le privilège, contrairement à vous autres cher écrivain, de n’avoir aucunement besoin de me livrer à une quelconque torture intellectuelle pour réussir un roman : un simple souvenir de mon existence macabre ferait un best-seller… »

J’avais à peine fini d’écouter ce parfait spécimen de la populace qu’il me semblait voir Charles Baudelaire tirant de l’or de sa bout, et je puis admettre aujourd’hui que le seul possible bonheur sur terre consiste à domestiquer ses malheurs.

LE BONHEUR DE SOUFFRIR

Malheureux peut-être l’homme, mais heureux l’artiste que l’angoisse déchire. Il n’y a certainement pas plus fécond que les déboires d’une vie.  L’échec, le souci, la déception, le désespoir,…toutes ces choses qui  se hissent en permanence comme des barricades entre l’homme et son bonheur constituent par ailleurs la caverne d’Ali Baba de l’artiste. Car en vérité, en vérité, l’art suprême consiste à extraire de l’or de la boue, un agréable parfum d’une pestilence mortelle…C’est en cela justement  que l’artiste est un privilégié parmi les mortels. Lui en qui on mit à la création ce géni par lequel il peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, exilé comme il l’est dans l’univers des muses d’où il voit le paradis là où le commun des mortels ne voit qu’une tombe et la mort. Musicien, peintre, poète et tous ces autres artisans du beau  ne doivent en fait  leur auréole de vedette  et même leur souffle de vie qu’à la laideur de leur existence qui est consubstantielle à celle du monde.

 

LE SOLITAIRE

       L’esprit de groupe est la monture qui mène aux victoires. Mais c’est dans la multitude que l’Homme se perd le mieux. Socrate, Baudelaire et bien d’autres à qui on fit jadis le reproche de toujours s’exiler de la foule sont en fait ces forts esprits à qui la nature fit le don céleste de voir là où le commun des mortels brille par la cécité, et qui savent que la foule a rarement bon goût. Observons à ce propos que les chefs d’œuvre ne répondent que très rarement au rendez-vous de l’opinion universelle ? Ainsi, le plus grand mérite de ces grands hommes, là où il convient de leur tirer un grand coup de chapeau, c’est qu’ils ont su  résister à cette avalanche que l’on nomme abusivement “sens commun“ et qui presque toujours drainent tous les hommes dans la même sépulture.

En fait, seule la solivolontude[2] confère lucidité et dignité. C’est la paire de verre optique par laquelle le solivoloque scanne son univers pour la percevoir dans sa nudité la plus absolue, c’est la clef par laquelle le prisonnier social se libère de ses chaînes ; c’est l’échelle de l’Homme caverneux vers l’Epistémè.

 

LA BEAUTE HUMAINE

         La beauté humaine est  quelque chose de bien moins superficielle que ce que le commun des mortels perçoit. Pour avoir fortuitement joui de cet instant magique où la bonne humeur du créateur le rend encore plus habile dans son Art, certains croient voler au dessus de la masse ; un peu comme ces riches à qui la fortune escamote l’esprit. On les voit se livrer en spectacle là où quelque situation interpelle leurs valeurs humaines, ne trouvant pour seule solution ingénieuse à un problème qui se pose que l’exhibition éhontée de leur pelage bien fait, prenant plus de plaisir à dialoguer avec leur conseil de charme qu’à écouter leur prochain.

Hélas ! La vraie beauté est moins dans les présents de mère nature que dans ceux qu’on  s’offre soi-même. Elle est dans l’âme, elle est dans la personne humaine qu’on se forge. A ces parnassiens d’un autre genre, à ces narcisses contemporains pour qui la grâce physique tient lieu de va-tout, on a envi de dire : « ne comptez point sur l’émotion que votre emballage suscite chez votre hôte d’honneur pour vous garnir de sa sympathie si vous n’y avez rien mis de sympathique  ».  Car  il n’est pas assez d’être dans le beau ; il faut encore faire en sorte d’avoir toujours le bien pour soi. Quelle stupidité que de croire que notre charme physique excuse toutes nos ignominies!

 

QUESTION D’HABITUDE

       Vous avez servi de la mer à boire à un célibataire invétéré qui depuis toujours partage tout seul son lit à 10 places si vous lui gratifiez d’une compagne. Loin de ne pas la trouver à sa mesure ou à son goût, il passera cependant des nuits blanches et malheureuses, dépité de ne plus pouvoir se mouvoir à sa guise. Maintenez-le ainsi le temps d’une éducation et ce lit qui lui semblait soudainement amenuisé redeviendra spacieux. Mieux encore, sa compagne qu’il rangeait initialement sous la bannière des moustiques et autres vermines empestant son sommeil passera finalement pour l’épice de ses nuits.

 

Pu tlam

Un vendeur d’illusion crut bon d’associer l’image d’une sommité de l’art  à la promotion d’un produit de marque, un de ces produits qui savent bien entretenir, chez nous comme ailleurs, l’illusion d’un paradis terrestre. On pouvait ainsi voir, posant sur une affiche ladite sommité, un certain Syap Titep, artiste musicien au passé glorieux, avec à ses côtés la mention « Inspiration ?  Pu tlam c’est mon secret ». Pour les habituer de l’univers publicitaire, il s’agissait là bien d’une invite à rejoindre le club des fidèles de cette pisse de Dionysos. Tout cela était bien pensé, mais c’était sans compter avec la courbe descendante de cet artiste au combien émérite dont l’inspiration connaissait depuis quelque temps une érosion certaine. « Si Pu tlam peut tuer le génie d’une star de cette envergure, que ferait-il d’une starlette et de tous ceux qui nourrissent de grands rêves? »,  laissa alors propager un inconnu, sans doute au service d’une marque concourante. Et il n’avait pas tort. C’est un usage bien connu chez ces  illusionnistes de se servir de l’aura des sommités du monde de l’Art pour surfer sur les fantasmes des gens et se faire du beurre. Mais quel génie de rechercher dans l’image d’une star de musique à l’inspiration tarissant le fertilisant d’un produit qu’on veut faire germer !  Depuis lors,  tel un épouvantail, Pu tlam est la boisson qui tient tous les sujets de Dionysos à distance ; la boisson que personne ne voudrait boire même si c’est la seule disponible dans un restaurant bar gratuit. Finalement donc, cette affiche n’eut chez les amoureux de l’alcool qu’elle convoitait que  l’effet inverse  escompté par son concepteur.

 

PAROLES DE SAGE

Une de mes villégiatures habituelles sur les très reposantes terres de mes aïeux me donna un jour de faire la rencontre d’un homme d’une rareté absolue. S’il participait à une discussion avec ses pairs, il écoutait et observait très religieusement les uns et les autres que l’illusion d’une exclusivité de bon sens pousse généralement à la confiscation de la parole et transforme ce qui eût été un enrichissant débat d’idées en vaine querelle. Et lorsqu’il lui était enfin permis de prendre la parole, il démontait alors avec une  dextérité hors du commun les arguties que l’empressement de ses interlocuteurs avait précédemment poussé à étaler inconsciemment, pour enfin émettre un avis qui curieusement fédérait toujours toutes les parties. Et lorsqu’il surprenait un conflit ou une situation de mésentente entre des tiers mêlant ou non un proche, il ne dérobait pas à sa tradition : il donnait le temps nécessaire à l’observation et à l’écoute avant de se prononcer très souvent avec une telle relativité mais toujours avec une telle clairvoyance qu’il poussait presque toujours les belligérants à reconsidérer leurs positions initiales, si ce n’est à s’embrasser. A la découverte de cet homme d’une époque à venir dont je brulais d’admiration, je ne pu m’empêcher de lui demander quel était son secret. Et lui de me répondre par ces sages paroles : « Sais-tu, mon fils, pourquoi le créateur nous dota de deux yeux comme de deux oreilles mais seulement  d’une bouche ? » Perdu dans ce qui me semblait  alors relever de la pure métaphysique, je restai longtemps muet avant de l’entendre finalement poursuivre comme dans un monologue : « C’est qu’il voulut que nous observions et écoutions toujours beaucoup plus que nous ne parlions ». Je me résolus à l’instant de faire mien les préceptes de cet illustre inconnu ; que comme lui je marcherai désormais sur le sentier de l’écoute et du relativisme ; que j’en ferai le fil d’Ariane de tous mes agissements. Mais c’était sans compter avec mon égo surdimensionné qui saute sur la moindre occasion qui lui est offerte pour se mettre en vedette et ne laisse presque jamais le temps à ces préalables de toute action qui, seuls, savent l’assaisonner de lucidité.

 

UN FOU QUI DANSE

Depuis le balcon d’un immeuble, le seul qui surplombe spleentown et ses artères, bien servi qui veut s’abreuver de quelques tragiques spectacles de notre temps. D’ici on peut observer une foule qui fourmille dans les rues, chacun son énorme chimère sur le dos : qui de devoir engranger tout l’or du monde, qui d’autre de devenir le roi des rois, qui encore de posséder l’univers tout entier. Ceux qui traînent un orteil qu’ils jugent trop gros côtoient ceux qui ne supportent pas un doigt trop petit. Et même si par leurs identités on peut les distinguer, ces hommes sont comme sortis du même moule: dans leurs visages de papier mâché, comme si le ciel leur tombait sans cesse sur la tête, se dégage le sombre nuage d’une angoisse existentielle, comme s’ils rapprochaient le créateur d’une maladresse certaine. Mais derrière ces pleurnichards désenchantés et clamant avec force leur Baudelairisme, face à un bar qui célèbre Orphée à vous assourdir pour l’éternité, un fou se trémousse avec l’allégresse de quelqu’un qui est comblé par mère nature. Un fou qui danse. Quelle leçon de vie !

 

 

LE POETE ET LA ROSE

Le poète et la rose ; deux bons  vieux amis

Que le destin fatal unit à l’infini.

Dès le couché du jour plein de vitalité,

Ils sont agonisants quand sonne le levé :

La nuit, dans ses songes, comme la belle rose

Que la mère nature allaite d’un air frais,

Le poète vibre de volupté, de paix,

Dans sa bulle à lui,  un grand jardin de roses.

Mais quand arrive l’aube et que l’astre du jour

Ouvre tout grand les portes à ses brillants ardents

Grands yeux d’assassin, la rose est comme au four

Et son compagnon poète aux aboie, suffocant.

Désillusion d’un monde en dégénérescence,

Pensée  nostalgique de l’univers des muses.

Certes dans ses nuages vivrait-il à son aise,

Mais en « dieu humain » cela nuit à son essence[3] :

 

Honte à qui peut trouver le sommeil chez soi

Quand des cris dans le voisinage scient le toit.

 

 

 


[1]Le spleen, l’angoisse et le dégoût existentiels

[2] Attitude qui consiste à être volontairement portée vers la solitude, attitude d’affranchissement du sens commun ou du rejet de toute contrainte au conformisme. Attitude qui consiste à ne jamais laisser son regard et sa conception du monde souffrir du déterminisme du sens commun.

[3] Le poète symbolique doit s’élever au dessus des préoccupations «  éphémères » de son époque (celles-ci dénaturent et avilissent son œuvre) pour rester éternel en contemplant et en dévoilant les mystérieuses « correspondances » de la nature.