Dans “Un bon fils” (Grasset), Pascal Bruckner révèle le passé nazi de son père. Et dévoile, en creux, le
portrait d’une France qui n’a pas fait le deuil de la guerre et “rejoue sans cesse l’Occupation” : tout s’est
arrêté, dit-il, en 1944…
Barbara Lambert : Les origines de l’antisémitisme de votre père, vous les voyez dans ses origines familiales. Il appartenait à une famille de huguenots qui avaient été contraints de quitter la France pour se réfugier en Allemagne…
Pascal Bruckner : D’abord, il y a le climat de l’époque. Il ne faut pas oublier que la France d’avant-guerre était globalement antisémite. C’était “l’esprit du temps”. Et puis, il y avait les origines allemandes, et le besoin de contrer le père qui s’était battu contre l’Allemagne en 1914 : entre mon père et mon grand-père, le conflit était très fort. Je pense aussi que mon père a été happé par l’atmosphère de la Seconde Guerre mondiale, par la “race supérieure” des vaincus. Les Français étaient à genoux, comme beaucoup de gens de sa génération, il a, je crois, été totalement fasciné par la puissance allemande.
BL : Votre mère, aussi, était fascinée par l’Allemagne… de la même façon qu’elle était fascinée par votre père, qui la maltraitait…
PB : C’est la loi du plus fort. Il y avait aussi cette idée à l’époque que les démocraties étaient en train de mourir, qu’elles étaient faibles, divisées par les partis. On pensait que le fascisme d’un côté, le communisme de l’autre allaient les écraser. Le trait commun qu’avaient mon père et ma mère, c’était leur haine de la démocratie. Je crois que mon père a été littéralement dévoré par la grande victoire du Reich.
BL : Votre père a devancé le STO et est parti travailler en Allemagne chez Siemens. Vous dites que vous auriez préféré qu’il soit un vrai tortionnaire plutôt qu’un sous-fifre…
PB : C’est une remarque esthétique… Quitte à avoir un père dans le camp des méchants, autant qu’il le soit jusqu’au bout (sourire). En même temps, s’il avait été un vrai tortionnaire, j’aurais pu le détester complètement. Or je n’y arrivais pas. Quand je ne le voyais plus, j’avais des remords, alors je le rappelais…
BL : Vous avez culpabilisé de ne pas le détester complètement ?
PB : C’est un mélange : il y avait l’ancienne culpabilité de ne pas le détester et le constat que je ne pouvais pas aller jusqu’au bout et l’abandonner. Là, je me serais senti, pour le coup, très coupable. On n’abandonne pas son père, ni sa mère, ni ses enfants. Malgré tout, il y a des liens qui résistent aux idées politiques et à la vie commune.
BL : Est-ce que vous aviez évoqué avec lui la possibilité d’écrire sur lui ?
PB : Oui, je lui avais dit : “ Tu sais, quand tu seras mort, je raconterai tout ”. Il m’avait répondu : “Je n’en ai rien à foutre. Je n’ai pas de mouchoir dans ma poche. Tu peux dire ce que tu veux, cela m’est complètement égal”. Il était toujours très fanfaron. Mais enfin, je pense que cela ne lui aurait pas plu. Je crois aussi que je vais avoir des réactions très négatives de la famille. Personne n’est au courant, sauf une cousine. Mais des deux côtés, ils vont certainement être blessés.
BL : Pourquoi publier ce livre, aujourd’hui ? Avez-vous attendu la mort de votre père pour le faire ?
PB : C’est vrai, j’ai attendu la mort de mon père. C’était en 2012, il y a un an et demi. Mais mon éditeur insistait depuis trois ans pour que j’écrive ce livre.
BL : Vous voulez dire que vous n’en aviez pas envie ?
PB : Non . Je n’avais pas du tout le “feeling” pour ce livre. Cela me paraissait à la fois indiscret et inintéressant. A force d’insistance, j’ai commencé à prendre des notes. Et puis, c’était comme s’il fallait renverser un tabou. Comme s’il y avait quelque chose à bousculer que je voulais absolument garder secret, ou en tout cas discret. Je n’ai jamais aimé l’autobiographie. J’ai toujours trouvé que c’était très indécent, et voilà que je m’y plonge à mon tour.
BL : C’est vous qui avez choisi le titre, “Un bon fils” ?
PB : Ah oui, c’est moi. Je l’ai imposé chez Grasset, au départ, ils n’étaient pas très chauds. C’est ironique, bien sûr. “ Un bon père ”, cela aurait été difficile…
BL : Vous n’y mettez que de l’ironie, ou un peu de culpabilité, aussi ?
PB : Les deux. “Un bon fils”, je l’ai quand même été jusqu’au bout, je n’ai pas abandonné mon père en dépit de tout le contentieux qui nous sépare. Mais on n’est jamais tout à fait un bon fils, comme on n’est jamais tout à fait un mauvais fils. Dans un cas comme dans l’autre, on risque de se vanter.
BL : Vous auriez préféré, dites-vous, qu’il soit un vrai tortionnaire, mais le fait est qu’avec votre mère ou avec vous, il l’a été vraiment…
PB : Avec ma mère, oui, pas vraiment avec moi.
BL : C’est quand même très violent, il y a des coups, des blessures…
PB : C’était le climat de l’époque. En parlant avec mes cousins, et avec d’autres gens plus jeunes, je me suis aperçu que jusqu’à la moitié des années 70-80, les châtiments corporels étaient de règle.
BL : La violence verbale est énorme…
PB : Il était très violent, il hurlait tout le temps. C’est cela que je lui reproche, plus que ses idées. Chacun, après tout, a droit à ses opinions, même extrêmes et absurdes. C’est surtout avec ma mère qu’il a été très violent. C’était une entreprise de démolition systématique, du premier jour jusqu’aux six derniers mois.
BL : Vous dites avoir conservé les lettres qu’il envoyait à ses maîtresses…
PB : Ma mère me les avait confiées.
BL : Votre mère ?
PB : Oui. Elle me racontait les coucheries de mon père, les photos qu’elle trouvait où il était tout nu avec une femme… C’est très bizarre, hein ? Elle se faisait un petit dossier. Elle m’avait dit : “Garde-les, un jour, j’en aurai peut-être besoin”, comme si elle allait le quitter. J’en ai lu pas mal. C’est très lyrique, assez romantique, un peu désuet mais c’est assez beau. Il a écrit jusqu’à la fin des lettres à sa vieille maîtresse. J’ai failli en détourner une, et puis, je me suis dit que cela ne me regardait pas.
BL : L’antisémitisme de votre père, étrangement, est fluctuant…
PB : Oui, il y a eu une période de “rémission” qui a duré presque vingt ans…
BL : … Et qui correspond à une période de prospérité matérielle… Cela décrit bien le mécanisme de rejet de l’autre qui frappe quand on est en position de faiblesse…
PB : Oui, on pourrait presque en faire une analyse marxiste : on a les opinions de son niveau de vie. Dans cette période d’aisance, il est devenu philosémite, ce qui est un antisémitisme inversé. Il s’est ouvert à beaucoup de choses, il a voté à gauche, communiste, même. Il était abonné au “Nouvel Observateur”. Chaque fois qu’il le recevait, je l’entendais soupirer : “Ils nous font chier avec leur génocide. Combien de temps ils vont continuer à nous bassiner avec ça ?”. A la fin, avec la mort de ma mère, le passage à la retraite, tout est revenu, comme un bloc de mémoire.
BL : Pour vous, l’antisémitisme est une des formes de la haine de l’autre ?
PB : Le Juif, ce n’est pas l’autre. Ce peut être n’importe qui. C’est le Même dans l’Autre, ou l’Autre dans le Même. On apprend que M. Untel est juif, et tout à coup, on réinterprète toute sa conduite. Un Arabe ou un Africain, on voit tout de suite que c’est l’Autre. Le Juif, c’est “le poison qui corrompt la nation”. Ce n’est pas la même chose. L’antisémitisme s’adresse aux presque semblables, à ceux qui ont tout comme nous sauf le petit détail qui les fait basculer dans une altérité sournoise alors qu’on reconnaît tout de suite les Arabes, les Africains, les Indiens : les jeux sont clairs. La haine du Juif, c’est le bacille qui dévore la nation française. C’est une idée qui date du XIXe siècle. L’antisémitisme est beaucoup plus ancien.
BL : Vous mettez beaucoup en parallèle l’histoire familiale et l’histoire politique. On se demande même si, à travers votre histoire, on ne touche pas à celle de la France de l’après-guerre. Vous rappelez d’ailleurs que vous naissez à la toute fin de la guerre, en 1948…
PB : Oui, il y a un parallèle. Ma famille lisait beaucoup les journaux, on écoutait beaucoup la radio. On n’a pas eu la télévision : on a raté cette révolution-là, c’est venu après. Mais c’est aussi le portrait d’une génération que je fais à travers ce livre.
BL : Le portrait d’une génération ou de la France d’après-guerre ?
PB : D’une génération dans la France de l’après-guerre et dans la France de 1968. C’était le monde d’avant, étroit, confiné, un peu sale. On idéalise trop le passé, je trouve. On ne se rend pas compte d’où on vient, ce n’était pas terrible. Mais c’est vrai qu’il y a un parallèle avec l’histoire de la France.
BL : Vous dites que le roman familial de la France, c’est la Seconde Guerre mondiale, dont elle n’est pas sortie, qu’aujourd’hui encore, nous “rejouons sans fin l’Occupation”…
PB : Tout le temps, sans cesse… La France s’est arrêtée en 1944, avec la libération de Paris et de l’Alsace-Lorraine. On a l’impression qu’on n’est pas sorti de là. Il y a vraiment deux mémoires qui s’affrontent en France : la mémoire de la colonisation et la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Mais on s’aperçoit que la mémoire de la colonisation concerne en fait très peu de monde. Cela concerne évidemment les Algériens, mais eux-mêmes sont peut-être mieux chez nous que chez eux. La France a été un grand pays colonialiste, un Empire, mais un Empire peut-être pas si populaire que cela.
BL : C’est-à-dire ?
PB : Le colonialisme n’a pas été une cause très populaire en France. Les Français étaient plutôt hexagonaux. Le gouvernement a dû lancer une sorte d’agence de propagande pour partir aux colonies. A l’exception de l’Algérie qui a été une colonie de peuplement, quand l’Empire s’est effondré, les Français l’ont très bien vécu. Ils ont même été plutôt soulagés. La Seconde Guerre mondiale, c’est le vrai traumatisme qu’on porte.
BL : La mémoire de la guerre a donc été plus traumatisante que la mémoire de la colonisation ?
PB : Je crois, oui. La France a quand même été occupée trois fois en un siècle : en 1870, tout l’Est et le Nord en 1914 et l’intégralité du pays en 1940. Je pense qu’on a beaucoup de mal à se relever de cela. Tout le monde aujourd’hui parle en terme de résistants, de fascistes, d’occupants… L’adversaire a toujours le visage du nazi. Chacun se drape dans la pose du Résistant. Il y a trois semaines, les manifestants contre le pacte de responsabilité sont passés en dessous de chez moi. Ils ont chanté “ Le chant des partisans ” et “ L’Internationale ”. Comme si refuser le pacte avec le patronat, c’était finalement de nouveau dresser le pays contre l’abomination nazie. Il y a une folie française.
BL : Et il faudrait quoi, pour arrêter cette folie ? Il faudrait être rebelle comme vous l’avez été pour résister à votre père nazi ?
PB : Non, non, non. D’abord, je crois que l’antagonisme franco-allemand n’est pas du tout éteint. Je l’ai cru à un moment, dans les années 80-90, quand l’Allemagne était une bonne grosse puissance pépère qui allait se réunifier. Mais en fait, le succès économique allemand a ravivé toutes les tensions. L’autre jour, Emmanuel Todd expliquait à la télévision que l’industrie allemande voulait “ exterminer ” l’industrie française. Je pense que le mot “ extermination ” n’était pas choisi en vain : il est quand même un peu fort…
BL : Vous dites que vous êtes resté progressiste, mais que ce qui vous fâche le plus, ce sont les erreurs de la gauche…
PB : La seule bêtise qui me met hors de moi, c’est la bêtise de gauche. La droite m’intéresse moins, elle est plus classique, plus stéréotypée. Ce qui me fascine et me révolte à gauche, c’est la manière avec laquelle les gens de gauche retrouvent des réflexes conservateurs à partir d’un raisonnement délirant.
BL : Par exemple ?
PB : La fascination de toute une partie de l’extrême gauche pour l’islamisme, “l’islamo-gauchisme”, c’est un truc absolument dingue. Je me demande comment des trotskistes, des Mao, des ultraprogressistes peuvent justifier le voile, l’inégalité entre les hommes et les femmes au nom d’un islam vu comme la religion des damnés de la terre.
BL : Vous évoquez la responsabilité des élites. Vous dites qu’elles “veulent le suicide ou du moins l’effacement de l’Europe pour expier nos crimes d’antan”…
PB : Je pense en effet qu’une partie de l’Europe, l’Europe de l’Ouest, veut sortir de l’Histoire. L’Europe de l’Est a été colonisée, mise plus ou moins en esclavage. Elle a connu une très courte période de démocratie, elle a été partagée entre le régime d’extrême droite et la tutelle de Moscou, mais elle a un sens de la liberté beaucoup plus aigu que nous. Je crois que l’Europe de l’Ouest voudrait tranquillement sortir du temps, être simplement engagée dans les joies de l’économie et de la consommation et se poser en exemple pour le monde entier. Mais tout ce qui passe nous prouve qu’on ne peut pas sortir de l’Histoire, sauf à disparaître complètement.
BL : Et c’est un mouvement irréversible selon vous ?
PB : Non, mais c’est une tendance que j’avais remarquée en 1983, quand j’avais écrit “Le sanglot de l’homme blanc”, en 2006 quand j’ai publié “La tyrannie de la pénitence” et que je retrouve aujourd’hui. Face à Poutine, par exemple, il n’y a que les Américains qui réagissent. L’Europe est dispersée, ne sait pas quoi faire. Elle n’a pas d’ennemis, elle ne connaît que les malentendus, donc, il faut qu’elle s’explique indéfiniment. Si elle est gentille avec ses adversaires, ils finiront par être gentils avec elle. Cette attitude peut s’expliquer par les tragédies qu’on a vécues pendant tant de siècles, que les Américains n’ont jamais connues. Les Américains n’ont jamais été occupés — comme les Anglais, d’ailleurs, c’est curieux. Les Anglais ont été occupés il y a mille ans, mais depuis, jamais.
BL : L’occupation serait donc le plus grand traumatisme ? A ce propos, vous citez une phrase pour le moins étonnante de Stéphane Hessel :
“L’occupation allemande était, si on la compare avec l’occupation de la Palestine par les Israéliens, une occupation relativement inoffensive, abstraction faite d’éléments d’exception comme les incarcérations, les internements, les exécutions ainsi que les vols d’oeuvre d’art”…
PB : C’est dingue, non ? C’est la compagne de mon père qui avait trouvé cette phrase et qui la lui avait apportée.
BL : Vous faites partie de ceux que l’encensement de Stéphane Hessel a fait hurler ?
PB : Oui. Je le connaissais un peu. Il était très aimable, mais c’était une fausse valeur. C’était un grand Narcisse. Je crois que c’est surtout cela qui le caractérisait. C’était le narcissisme du vieillard qui, tout à coup, devient leader d’opinion.
BL : Mais vous dites, vous-même, que votre narcissisme vous a sauvé…
PB : Ca peut être très bon, le narcissisme. C’est comme le cholestérol : il y a le bon et le mauvais ! L’égoïsme est une vertu salvatrice, et le narcissisme, c’est quand même la capacité à se considérer comme une personne estimable. Je ne sais plus où, Freud dit qu’un groupe ou une armée ne peut pas suivre un chef qui est dépourvu de narcissisme. Je me demande, d’ailleurs, si ce n’est pas le problème de Hollande. Il manque de beaucoup de choses, mais de cela le plus, peut-être…
BL : Valls n’a peut-être pas le même manque…
PB : Effectivement…. Mais c’est important. Parce que le narcissisme du chef rejaillit sur ceux qui suivent. C’est vrai que Valls l’a beaucoup. Peut-être qu’il va éclipser le Président…
BL : Certains le disent…
PB : Je pense que c’est son but, hein ?
BL : Vous racontez qu’après votre rencontre à vingt ans et des poussières, Alain Finkielkraut et vous êtes devenus “jumeaux” au point que vos voix, vos manières de raisonner ont fini par se confondre. Vous dites même avoir partagé les mêmes petites amies…
PB : On a quand même fini par réussir à se séparer. Très souvent, pourtant, quand je l’entends à la radio, je finis ses phrases avant lui.
BL : Est-ce que le fait qu’il était fils de déporté et vous, fils de nazi, a agi dans votre rencontre et dans votre “reconnaissance” ?
PB : Non, nous étions deux fils uniques qui cherchaient un frère. Au départ, on parlait très peu du judaïsme et de la guerre. C’était la révolution sexuelle, le rock… il y avait d’autres sujets beaucoup plus intéressants et beaucoup moins sombres. On parlait beaucoup du rapport avec nos mères, parce qu’on avait tous les deux des mères très dévoratrices. On voulait se dégager de notre famille, et en même temps, ne pas succomber à l’air du temps, qui était un nouveau dogmatisme. C’est cela qui nous a rapprochés, lui et moi.
BL : Est-ce qu’Alain Finkielkraut n’a pas justement, finalement, succombé à l’air du temps ?
PB : Non, il est toujours vent debout contre les préjugés, contre l’héritage de mai 68. Il a quand même tracé un chemin très original dans l’invective, dans l’indignation. On n’a quand même pas le même caractère.
BL : Vous dites qu’il est tourné vers le passé, qu’il désespère de l’homme, alors que vous continuez à y croire…
PB : Il y a, peut-être, de cela. Lui, est constamment dans la fureur, l’ébullition. Il s’emporte contre la modernité, alors que moi, j’aime mon époque. C’est la grande différence entre nous. J’en connais tous les défauts, en même temps, il n’y aura pas de deuxième chance : c’est maintenant ou jamais. C’est maintenant qu’il faut vivre, sinon, la vie va passer devant nous.
BL : Que pensez-vous de son arrivée à l’Académie française ?
PB : Si ça lui fait plaisir… Je crois qu’Alain en avait très envie. Pour lui, c’est la consécration, la revanche. Ses parents sont arrivés de Pologne, son père avait été déporté. C’est un hommage qu’il leur rend : “Vous voyez : j’incarne l’hyper francité”. C’est une manière de reconnaissance, aussi, pour lui.
BL : Comment est-ce que vous avez décidé de vous séparer ? Vous en avez parlé ? Vous vous êtes dit : il faut prendre du champ ?
PB : Un jour, on s’est dit : on va écrire des livres chacun de notre côté. Lui, sur le judaïsme où, évidemment, il était plus qualifié que moi. Moi, sur le tiers-mondisme. Par moment, on se disait : “tiens, on devrait faire quelque chose ensemble”, mais les dés en étaient jetés. Il y a eu des petites phrases, on n’a jamais abordé le sujet directement. Petit à petit, la séparation s’est faite. Il s’est marié. Et puis voilà…
BL : A la dernière page du livre, vous révélez qu’à la faveur d’une hospitalisation de votre père, vous avez découvert qu’il était circoncis. Estce que cela change, “éclaire”, le regard que vous portez sur son antisémitisme ?
PB : Non, pas du tout. Je suis tombé de ma chaise quand j’ai vu ça. Même aujourd’hui, je me demande si je n’ai pas rêvé. J’aurais dû poser la question aux infirmières. Quand j’en ai parlé à mon père, il n’a pas nié. Il a juste dit : “ Ca ne te regarde pas, fiche-moi la paix ”. Je ne crois pas qu’il était juif. Ou alors, c’est vraiment qu’il y a du lourd dans la famille.
BL : Et vous, vous avez “joué au Juif”… Alors que vous êtes d’origine protestante, vous n’avez pas démenti quand certains vous ont présenté comme juif. C’était votre “revanche” sur ce père nazi : “J’ai joui, dites-vous, de corrompre le nom de l’intérieur”…
PB : Exactement. Et cela s’est accentué avec les années. Petit à petit, j’ai reçu du courrier de toutes les associations juives. A chaque fois, je répondais : “Mais non, vous savez, je ne suis pas juif”. Soit, les gens disaient : “Ce n’est pas grave”, soit ils disaient : “On respecte votre choix si vous ne voulez pas le dire”. J’étais toujours pris entre deux feux. Finalement, j’ai laissé faire. C’est une ambiguïté qui, finalement, est plutôt plaisante. C’est revenu très fort avec les sites islamistes selon lesquels je suis sioniste, pro-américain… Sur Google, sur toutes les listes d’intellectuels et d’artistes juifs, cela revient sans arrêt. Il n’y a que Soral qui m’ait traité de “Shabat-goy”… de traître, de vendu. Je me suis dit : “Tiens, il connaît le terme ?” (rires). Mais c’est une ambiguïté qui dure, et qui sera peut-être dissipée par ce livre. Ou pas…
Propos recueillis par Barbara Lambert
“Un bon fils”, de Pascal Bruckner, Grasset, 250 p., 18 euros
Paru dans Atlantico