1. Introduction
En mai 2013, Madame Carlotti, ministre française chargée de présenter le plan Autisme 2013-2017 (le 3ème plan), voulut avoir le dernier mot : « En France, depuis quarante ans, l’approche psychanalytique est partout, elle concentre tous les moyens. Il est temps de laisser la place à d’autres méthodes pour une raison simple : ce sont celles qui marchent et elles sont recommandées par la Haute Autorité de santé. »[1] Elle ne faisait là qu’emboiter le pas à l’incessante querelle opposant les approches de style psychothérapeutique aux prises en charge « fondées » sur des approches éducatives et comportementales que la Haute Autorité de santé soutenait dans son rapport de 2012 au détriment des premières. Dans le droit fil du tollé que provoqua ce rapport au sein du milieu analytique, Jean-Claude Maleval, Professeur des universités à Rennes, dans une lettre ouverte à la ministre de la Santé, eut quant à lui ces mots :
Que se passerait-il si Mme Carlotti et ses amis avaient le pouvoir d’interdire les recherches universitaires sur les approches psychanalytiques de l’autisme ? Les uns et les autres ont-ils oublié qu’au XXe siècle ce fut au nom de la science, dont ils se revendiquent, que certaines idéologies conduisirent au pire ? En s’inscrivant dans ce courant de négation de la psychanalyse, c’est à la liberté de pensée que s’attaque le 3e plan autisme.[2]
Les déclarations de la ministre déléguée aux Affaires sociales et à la Santé sont certes péremptoires et reflètent l’esprit caricatural d’une parole prise par le « temps » médiatique. Mais comment un intellectuel aussi fin que J.-C. Maleval, formé à ruser avec les médias, peut-il revêtir la posture de l’orfraie qui tenterait de déchirer par ses cris une « nuit sécuritaire » tombant ? Comment expliquer ce recours à la platitude d’une reductio ad hitlerum pour disqualifier un destinataire ? Comment avancer le raccourci entre science et idéologie totalitaire sans pressentir le pathétique de la proposition ? Il y a là ce que nous pourrions appeler un « maniérisme » de l’indignation, c’est-à-dire l’expression inhabitée d’un comportement emprunté à un rôle prescrit d’avance, tel que le comportement désincarné se « rigidifie dans le cérémonial »[3] et « monte sur ses grands chevaux » : « rien ne peut proprement être opposé au comportement maniéré qui prendra un retour au bon sens pour une contrainte à la banalité, à la bêtise ou à la trivialité. »[4]
L’essentiel n’est toutefois pas pour nous de proposer ici une phénoménologie de l’indignation désincarnée, quant à sa forme empruntée au maniérisme antipositiviste doublé d’une posture antifasciste[5], mais de partir d’un examen de ce qui semble motiver son contenu.
La thèse que recouvre l’indignation peut être résumée de la manière suivante. La psychanalyse s’attache — seule —, dans le champ psycho-médical, à la subtilité de modifications subjectives qu’ignorent les disciplines bornées à l’étude du chiffrable. Or, à travers ces subtiles modifications, il y va de la dimension symbolique, c’est-à-dire de la tâche civilisatrice à l’encontre du paradigme des sciences expérimentales où la question de l’homme qui s’y heurte, régresse et perd son âme.
Nous allons donc, dans un premier temps, retracer de façon aussi cohérente que possible, malgré les différents courants, ce que pourrait être le tableau clinique de l’autisme appréhendé avec les yeux de l’âme analytique. Mais du fait des difficultés qu’une telle vision charrie — lesquelles tournent essentiellement autour d’un sujet coincé dans les termes mêmes de sa conception (théorie) tandis qu’il fait l’ « objet » en pratique d’une attention (cure) cherchant à sortir de l’impasse —, nous serons amenés à interroger sa notion phare — l’« inconscient » — dans son extrême problématicité et à témoigner ainsi de ce qui échappe au discours articulé par la psychanalyse : l’élément phénoménologique.
Afin de guider au mieux le lecteur, disons dès l’abord quelques mots au sujet de la mise entre parenthèses (épochè) de l’« inconscient » par Marc Richir — l’auteur qui nous fait ici penser —, « inconscient » élaboré par la théorie psychanalytique. L’épochè vise à découvrir en premier lieu, en deçà dudit « inconscient », les profondeurs abyssales d’un inconscient de style phénoménologique. Celui-ci perce dans les trous par quoi s’articule une conscience elle-même de style phénoménologique, qui n’est jamais pleine conscience de soi à soi. Sur base de cette conscience et de ses lacunes, se constitue alors l’inconscient « symbolique », c’est-à-dire coupé du caractère vivant qui fait toute la teneur du caractère phénoménologique. Mais l’inconscient symbolique n’est pas encore l’inconscient de la psychanalyse : ce dernier, à travers une conception très problématique, en constitue une version tardive et éclatée. Autrement dit, il ne s’agit pas de nier l’être de la dimension élaborée par la psychanalyse, mais d’en mesurer la dérive conceptuelle par rapport à son ancrage phénoménologique.
Le « dehors » dont rend compte la phénoménologie richirienne ne se prend donc pas « pour le tout de ce qu’il y a »[6]. Si, dans un second temps, nous allons tenter une phénoménologie de l’autisme, ce n’est pas en vue d’exclure la psychanalyse à titre de théorie non fondée, mais de comprendre le « plus » (phénoménologique) que mobilise sans le savoir la pratique analytique quand elle s’avère efficiente, c’est-à-dire quand elle ne s’empare pas de son sujet pour le fixer en un cas de figure où se consolide un discours exclusivement tourné vers soi. En d’autres termes, lorsque la psychanalyse monte sur ses grands chevaux parce qu’elle se sent menacée alors qu’elle est en principe parfaitement organisée, son comportement trahit là un narcissisme autistique qui ne peut s’en prendre qu’à soi-même. Elle s’enlise elle-même, nous allons le voir, dans l’illusion de croire qu’elle n’est pas hantée, à la différence des sciences expérimentales, par l’aveuglement d’une « pensée » machinale en laquelle, à la manière d’un « dispositif d’actions et de réponses à des stimuli-signaux », « nous ne sommes pas au monde, notre être est ‘‘en souffrance’’ de monde »[7]. Car c’est cette part machinale qui fait retour et se radicalise dans l’hypersensibilité de l’indignation maniérée.
2. La conception de l’autisme en crise
En France, dans la continuité du Plan autisme 2008-2010, la maladie bénéficia du label Grande Cause nationale pour l’année 2012. Une bataille de longue haleine gagnée par des milliers de parents regroupés en associations, dans un pays condamné en 2004 par la Cour européenne des droits de l’homme pour non-respect des obligations éducatives dans le domaine de l’autisme et rappelé à l’ordre en 2007 par son Comité consultatif national d’éthique qui parlait quant à lui de « maltraitance ». Les chiffres sont à cet égard édifiants. Bien qu’il soit établi par la Haute autorité de santé (HAS) qu’un enfant sur 150 naît autiste et que le diagnostic peut être posé entre 8 mois et 2 ans, celui-ci l’est en moyenne à 6 ans, privant l’enfant d’un accompagnement approprié à un âge où il jouit d’une certaine plasticité qui lui permet d’acquérir de grands progrès. Diagnostiqué tardivement, les troubles envahiraient massivement les différentes sphères du développement, fixeraient ainsi les comportements inadaptés, creuseraient les retards en matière d’apprentissage et renforceraient les incapacités. Il est probable que 95% des adultes autistes n’aient pas été reconnus comme tels. Du coup, 60% des internements de plus de trente jours en hôpitaux psychiatriques concernent des autistes dont la situation ne cesserait d’aggraver leur handicap et coûterait inutilement cher à la société. En France toujours, 80% des enfants autistes ne sont pas scolarisés en milieu ordinaire, alors qu’ils sont 70% à l’être en Grande Bretagne et qu’en Italie tous les enfants autistes sont scolarisés depuis 1992 en milieu ordinaire.
Toutefois, ce tableau chiffré, relayé massivement par la presse, ne découle-t-il pas d’une conception comportementale et biologique du phénomène telle que les résultats s’anticipent dans la nature du sujet que l’on prétend expliquer ? Nulle part la HAS ne se demande si l’autisme pourrait être autre chose qu’un trouble du « fonctionnement » de la personne. D’où l’exigence d’un décodage (déchiffrage) du tableau par une pensée qui ne se laisserait pas elle-même trop absorber par son propre codage. Une pensée qui procéderait d’un recul par rapport à la rigueur propre de sa méthode en vue d’une avancée qui ne serait pas circulaire. Une pensée qui procéderait d’une énigme qu’elle tiendrait pour impossible à résoudre dans l’adéquation du sens à lui-même. Une démarche qui, lancée à l’aventure, ne se résoudrait donc pas en équation. La psychanalyse resterait-elle en ce sens adéquate ?
La psychanalyse en cause
Car 2012 ne fut justement pas — injustement ? — l’année de la psychanalyse. Dans son rapport publié le 8 mars, la HAS désavouait en effet celle-ci dans le traitement de l’autisme au profit de l’approche cognitivo-comportementaliste. La Haute autorité mettait la psychanalyse à l’index en la jugeant « non pertinente » pour l’autisme : « L’absence de données sur leur efficacité et la divergence des avis exprimés ne permettent pas de conclure à la pertinence des interventions fondées sur les approches psychanalytiques, ni sur la psychothérapie institutionnelle »[8]. Quand on sait que la grande majorité des équipes de professionnels, qui exercent leur travail auprès des autistes dans le cadre des secteurs de psychiatrie et des institutions médico-sociales, bénéficient d’une formation analytique relayée par le monde universitaire, telle que la psychanalyse constitue en France l’unique « technique » en la matière remboursée intégralement par la sécurité sociale, on imagine aisément quelle put être l’ampleur du choc pour lesdits professionnels.
L’écartement de la psychanalyse recommandé par la HAS n’est en réalité que la conséquence d’un affrontement autour de la conception de l’autisme et du type de traitement que l’on en déduit. Cet affrontement dure depuis des décennies et a été porté sur le terrain médiatique et politico-juridique par le biais du monde associatif. Celui-ci, institué par les parents d’enfants autistes, accuse la psychanalyse d’accuser les mères de ces enfants, considère que la psychiatrie n’a pas à accueillir ces enfants puisque l’autisme serait une « réalité neurobiologique » non une « psychose », et a porté plainte contre le recours au packing, une pratique introduite par la psychanalyse consistant à envelopper l’enfant dans des draps mouillés froids en cas de grande agitation afin qu’à leur contact « se reconstruise l’image de son corps ». On imagine aisément que la représentation du packing aux yeux des non-professionnels se fonde sur le souvenir de pratiques asilaires issues d’un autre temps et puisse être couverte d’opprobre.[9] Admettre que la maladie n’est pas provoquée par les parents mais qu’elle est d’origine neurobiologique comporte en outre un effet bénéfique sur le plan socio-politique : aux yeux de l’opinion publique, il est normal que le contribuable soutienne les victimes d’une catastrophe « naturelle »[10]. Mais, contrairement à ce que clament certains psychanalystes, l’unanimité des associations de parents contre le traitement analytique de l’autisme n’est pas forcément le résultat d’une pression des cognitivo-comportementalistes regroupés en lobby, attendant dans l’ombre l’institutionnalisation et le remboursement de leur pratique. Il est bien plus économique pour la pensée d’imaginer des parents fatigués de se sentir suspectés de froideur à l’égard de leur progéniture, se tournant dès lors vers des techniques qui les intègrent véritablement à une approche éducative et pédagogique de l’autisme. Notons que cette prise en charge sociale qui arrache l’autisme à ses structures médicales apparaît de la sorte paradoxalement motivée par une conception neurobiologique. Quant à l’idée que les parents satisfaits de la psychanalyse ne se seraient pas exprimés parce qu’ils auraient honte (l’autisme renvoyant à leur intimité)[11], quelle curieuse satisfaction que celle vécue dans un tel sentiment ! La honte induite par la situation analytique, dira-t-on, exclut encore une fois les parents d’une partie de la solution. Enfin, s’il s’agit bien de reconnaître le rôle essentiel du monde associatif dans le désaveu officiel de la psychanalyse (sur 180 organismes consultés par la HAS, 106 associations représentant les usagers, les familles et gestionnaires d’établissements), il reste que le rapport de la HAS a classé celle-ci dans les pratiques « non consensuelles » et pas dans les pratiques « non recommandées » comme le désiraient les familles. S’il y avait un lobby cognitivo-comportementaliste à l’œuvre, il fallait donc également compter avec un lobby psychanalytique.
La réaction des psychanalystes
Face au spectre d’une disparition de la psychanalyse des institutions, les praticiens par le biais de la pétition et du manifeste ont revêtu la posture des « résistants ». Certains prétendent même, curieusement, qu’il y va dans cette affaire du devoir démocratique puisque l’écartement de la psychanalyse condamnerait les parents à ne plus pouvoir jouir de la liberté de choisir le traitement qu’ils estiment convenir à leurs enfants.[12] C’est donc l’hôpital monopolisé depuis des décennies par la psychanalyse qui se moque de la charité… Mais plus sérieusement, l’essentiel de la charge contre les traitements de type cognitivo-comportementaliste mobilise, en le portant haut et fort, le thème d’un choix de civilisation à la portée ontologique : agir au profit du comportementalisme et de la biologie reviendrait à dénier le sens même de la subjectivité en instituant par le « dressage » un monde de sujets qui ne connaîtraient que des homologues et dont on aurait occulté la souffrance psychique. À cet égard, la prolifération du thème de l’autisme dans les médias, pas même en tant que « question » mais en tant que « fait » de société, ne serait que le symptôme d’un système de communication agité par celui qui ne sait pas communiquer, « l’impossible à supporter »[13]. Prolifération médiatique associée à des modes de traitements cognitivistes qui s’évertueraient, dans une tâche sans relâche parce qu’impossible (20 à 25h de prise en charge éducative préconisées par semaine), à déloger le « sujet » de son monde afin de l’intégrer au circuit de l’autonomie et de l’utilité. La problématisation à la portée ontologique est telle que la querelle des lobbies se voit dépassée.
Ne doutant pas que des intérêts personnels et professionnels puissent à leur niveau motiver une thèse comme celle-là, nous nous proposons de l’examiner en lui reconnaissant une « intentionnalité » qui lui serait propre.
La thèse analytique présente l’avantage — tout en prenant acte de la souffrance — de relativiser la situation. Mettre en cause l’« impérialisme idéologico-scientifique » propre à l’empirisme anglo-saxon qui œuvrerait à l’établissement d’une psychiatrie mondialisée et d’une mathématisation de l’univers mental par le biais de son Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM)[14], lequel classifie l’autisme dans la catégorie d’un trouble envahissant du développement (TED)[15], constituerait les premiers pas d’une démarche éclairée. Confrontée à une expérience dont la singularité lui échapperait, l’empirisme classerait l’autisme dans un vaste ensemble aux critères différenciateurs vagues regroupant des troubles hétérogènes. Pour la psychanalyse donc, l’absence d’une spécification de la maladie dans son originalité expliquerait l’explosion statistique.
3. La conception psychanalytique de l’autisme
En vue d’examiner la thèse analytique qui se pose à même le champ clinique comme l’unique gardienne de la subjectivité, exposons brièvement le regard psychodynamique sur la maladie. Dans la foulée des questions que ce regard soulèvera, nous interrogerons alors la « culpabilisation » funeste de la mère, dont les professionnels se défendent aujourd’hui grâce, entre autre, à une conception renouvelée de la maladie, semble-t-il.
Pour la psychanalyse (dont la diversité des regards théoriques et pratiques traverse une certaine orthodoxie condensée dans des dictionnaires ou des lexiques[16]) l’autisme se différencie de la psychose en ce que celle-ci constitue un trop-plein d’identification tel que le psychotique se voit envahi par la voix de l’Autre (lieu symbolique de production du signifiant) qui parle dès lors pour lui. Dans l’autisme, au contraire, il y a originairement échec de l’identification primaire.
Le processus d’identification a pour enjeu l’éveil à la pulsion ou au désir visant un objet imaginaire qui le cause et dans le rapport entre lesquels l’être se condense en un « moi » (effet d’une seconde identification)[17]. La pulsion est dite « invocante » en ce qu’elle vise la « voix » surgissant comme objet imaginaire.
Au départ n’est pas la voix, mais le « cri ». Le cri, celui de l’enfant (infans), est une sonorité pure et non pas « pour » : il ne possède pas la dimension de l’« appel ». C’est l’Autre incarné par la mère ou son substitut qui, prêtant attention au cri de son enfant, lui prête sens ou signification, l’interprète comme signe de faim, soif, besoin d’être changé… Autrement dit, si le cri est un signifiant sans effet de sens (S1), la réponse de l’Autre est la production d’un signifiant (S2) qui va représenter l’enfant dans le désir de sa mère. Du coup, le cri pris au champ de l’Autre devient « appel » et le signifiant (S1) ne représente le « sujet » que pour un autre signifiant (S2).
Mais un sujet clignotant et vacillant indéfiniment entre deux signifiants n’épuise pas la structuration de l’être : dans la dépossession du cri se profile un « moi » dont la voix fait entendre la voix de l’Autre. L’Autre effectivement n’a pas seulement la parole, il a une « voix ». Il faut entendre ici la voix dans sa résonnance pure comme ce qui relève spécifiquement des phénomènes prosodiques tels que l’intonation, l’accentuation, le rythme, les variations de hauteur et d’intensité, la durée[18]. Résonnance qui pénètre l’être en profondeur, le fait vibrer, retentit en lui, l’é-meut et explique la préséance de la voix sur le regard. La voix porte la parole : elle résonne entre les signifiants comme ce qui détermine précisément l’appel à répondre. La voix est l’appel même à ce que le sujet lui prête attention en prêtant l’oreille, se fasse toute ouïe. Ainsi, dans la mesure où la voix est liée à ce qui se dit mais n’offre pas de réponse (puisqu’elle n’est pas la signification), elle en appellerait une. Cependant, il convient de ne pas aller trop vite. Car « originairement », en tant que résonnance, la voix n’est rien d’autre qu’une voix captivante et envahissante — le chant des sirènes — qui s’empare de l’enfant dans un appel inconditionnel à jouir sans répit de l’indifférenciation. Le désir de l’Autre qu’exprime la voix, à ce niveau, laisse celui qui l’entend sans voix. La subjectivation ne peut avoir lieu qu’à travers un écart, un pas de côté. Or ici, rien ne distingue vraiment le cri infantile qui mobilise la mère de la voix maternelle qui mobilise l’enfant. C’est donc là, par contraste, qu’entre en scène la parole ou le travail « symbolique » de la signifiance. La voix introduit l’enfant à la parole en ce sens que, confronté à la signification qui mine la matérialité vocale, l’enfant est dépossédé de son cri tandis que, simultanément, la voix qu’il incorpore dans l’audition se trouve voilée. En incorporant la voix (= incorporation de base) qui ne peut que s’incorporer à lui puisqu’elle résonne comme organe de jouissance absolue, l’enfant accepte le règne du « symbolique » que le support de jouissance lui permet d’investir et du même coup se rend sourd « au timbre primordial pour parler sans savoir ce qu’il dit, c’est-à-dire comme sujet de l’inconscient. »[19] L’incorporation a lieu dans le refoulement originaire par quoi « l’infans simultanément perd et trouve sa voix. »[20] Au sein de la continuité ou indifférence vocale, le refoulement institue un point sourd (comme on parle en optique d’un point aveugle) en tant que condition de possibilité de l’invocation. Mais en refoulant la voix de l’Autre, le sujet la fait surgir comme objet imaginaire qui soutient le désir (= incorporation seconde) et tient lieu de la chose perdue à titre de signe, de trace ou de reste de la jouissance auditive. (Il faut être attentif à la notion de « trace » : celle-ci se situe entre la présence de ce que le signifiant n’a pas fait disparaître et son absence due à l’« espacement » symbolique.) Désormais, le sujet peut donner de la voix : sa voix, il ne la possède pas, elle est à chercher dans ce qui se reflète au champ de l’Autre auquel elle est restituée.[21] De là cette voix qui est la mienne et qui pourtant m’échappe, n’est pas vraiment celle qu’on a cru saisir dans un enregistrement.
En d’autres termes, de la même manière qu’un regard peut exprimer ce qu’il voit, la voix de l’Autre — surgissant comme objet imaginaire, voilement de la voix — « répond » à ce qui se dit en n’y répondant pas et possibilise l’identification (incorporation seconde). La similarité (qui fait la teneur de l’« objet ») se dessine, se réfléchit sur la surface impénétrable de l’unité symbolique : le signifiant. L’objet imaginaire est « la structure signifiante dont se vêt l’objet réel pour supporter le désir »[22]. À distance d’elle-même par rupture de la pure continuité vocale, la voix est articulée à la signifiance — comme écho d’elle-même et de ce qui la fait taire — et se pose comme articulation de signifiants : non seulement le désir (qui exige la jouissance) court entre les signifiants mais il ne coïncide pas avec lui-même et à ce manque correspond l’« objet » ou la représentation-chose déterminé par le symbolique et auquel s’accroche le désir. À travers la distance, un sujet peut user d’un « objet » en ce « sens » que le désir manifeste un sujet destiné indéfiniment à n’être en vue de soi que le désir d’autre chose. Confronté à l’altérité de la voix qui constitue le reflet de la réponse désirée — l’autre en tant que trace du désir de l’Autre scintillant entre les signifiants —, le sujet cherche à l’assimiler comme ce à quoi il peut s’assimiler. Il s’y appréhende soi-même comme un autre et s’éveille à l’aperception de soi à même le désir.
Par la voix de l’Autre que le sujet assume en y demeurant sourd et au terme d’une seconde incorporation donc, se forme un « moi » dans un sentiment de soi où le sujet « se fait entendre » (se fait appeler et appelle). Ce qui se dessine par l’incorporation que l’objet imaginaire suscite n’est ainsi rien d’autre que l’image du corps dont le moi a idée comme de soi et à travers laquelle l’être se donne une contenance. Grâce à la représentation-voix, le psychisme trouve son centre de gravité. Elle enveloppe l’appareil psychique. La pulsion ne peut être en effet ressentie comme poussée que dans la mesure où elle a affaire à la limite d’un objet-support qu’elle investit et contre lequel elle s’investit. De ce rapport entre la pulsion et la représentation-chose qui la contient, émerge le sentiment du moi. Pour le dire encore autrement, la représentation-chose où la pulsion est pendue à un signifiant — tel que le moi est mis en mouvement autour de quelque chose d’impossible dont il ne cesse de faire le tour — met en scène le sujet et donne une figure au désir.
Ainsi à la différence du psychotique, l’autiste ne délire pas car l’incorporation de la voix n’a pas eu lieu : il a manqué (de) l’appel inconditionnel. Aussi, pour l’autiste, la relation à autrui (à la place de l’Autre) n’existe pas faute de contours corporels que constitue l’image du corps : corrélativement au manque de perception interne d’un « moi » dans le chaos pulsionnel, l’autre n’a pas de centre de gravité. D’où l’auto-mutilation, la stéréotypie, l’hypertonie et la recherche d’appui sur des supports, comme efforts désespérés pour se donner une contenance dans l’établissement des bords. Il s’enveloppe dans la souffrance ou s’appuie sur un ensemble d’éléments qui ne sont au service que de la négation de la réalité externe : l’« objet-double ». « Le bord est une frontière protectrice, qui peut devenir le lieu de déploiement d’un îlot de compétence, mais c’est aussi le lieu où le sujet situe un objet-double qu’il maîtrise. »[23]Faute de voix qui introduit à la parole de l’Autre (S2), tout est donc « réel » pour l’autiste[24] : il vit dans un environnement différent du monde de l’interprétation et de la signification. Son langage (S1 sans S2) est idiosyncrasique. Coupé du discours c’est-à-dire du passage à l’Autre par le biais de l’appel, il n’est pas soumis aux articulations propres à la langue maternelle qui aurait dû être la sienne. « Incapacité à généraliser, pauvreté de la capacité d’abstraction, disent les spécialistes, certes, mais plus précisément, faute d’avoir eu accès au signifiant, l’autiste pense d’abord avec des signes, lesquels se caractérisent de conserver un rapport étroit avec leur référent. »[25] Le réel est pris à la lettre et sa jouissance ne peut être que souffrance[26]. C’est que le signe (le signifiant détaché de sa valeur de signification, le cri qui entend rester maître de soi en ne se disposant pas au champ de l’Autre) n’existe qu’à se répéter en enfermant les sujets dans l’angoisse « dès qu’ils sont confrontés à la demande de l’Autre, dès qu’on leur retire leur objet, dès qu’on leur demande de parler en leur nom propre »[27]. Les autistes disposent de mots « ‘‘émis plutôt que parlés’’, [ceux-ci] proviennent d’un ‘‘répertoire mental mémorisé’’, rien n’est plus difficile à ces sujets qu’une ‘‘expression personnelle’’. Quand ils parlent, c’est sans s’impliquer dans leur parole, sans prendre appui sur leur ressenti. »[28]
Le symbolique avec lequel les autistes se structurent induit une propension à recourir aux indices et aux icônes pour appréhender le monde, or ces signes ne s’inscrivent pas dans le corps et ne sont pas porteurs de la jouissance vocale, d’où l’obligation de ‘‘tout comprendre par l’intellect’’ soulignée d’emblée par Asperger.[29]
Nous retrouvons la corrélation entre la signifiance de la parole et la fonction corporelle comme possibilité même que quelque chose puisse s’inscrire (possibilité de la trace) et faire que la parole puisse être « habitée ». Dans la structure autiste, « le signifiant manque à devenir corps et manque ainsi à faire affect »[30]. Désinvestie, désancrée du « ressenti » (désinscrite de l’inscription qui ne se fait pas), la parole éclate en « signes » qui ne découpent rien et paraissent coller aux choses. À défaut d’imaginaire, il n’y a pas d’espace vécu (entre ouverture et capture) entre le symbolique et le réel. L’autisme atteste donc par sa défaillance que l’imaginaire nous prémunit de l’enfermement dans un réalisme nominaliste (la chose est le mot) ou un nominalisme réaliste (le mot est la chose) en tant que court-circuit ou dissociation entre le symbolique et le réel.
Que peut faire le psychanalyste ? Comprendre qu’à travers l’angoisse, un sujet tente de se défendre « contre le réel sans loi auquel il est soumis »[31]. Être attentif par conséquent aux fragments de langage qui s’échappent du circuit signalétique et se donnent à titre éléments proto-métaphoriques[32] : association phonétique par consonance ou association d’objets par ressemblance dans l’espace du jeu, telle que le rapport de « semblance » noue un signifiant à son signifié. Être attentif par conséquent à ces efforts esquissés par quoi le sujet tente de faire trou dans le réel, et l’aider ainsi à construire, en aménageant des points d’arrêts dans le flux de la répétition, un espace où la parole pourrait venir se fixer. (Mais la conception analytique de la parole ne suppose-t-elle pas elle-même la position d’un sujet qui n’est qu’un sujet en souffrance ?)
À cet égard, les professionnels rappellent « qu’en France, à partir des années 60-70, ce sont les psychiatres d’enfant et les psychologues formés à la psychanalyse qui commencent à se préoccuper du sort des enfants autistes jusqu’alors placés en hôpital psychiatrique ou en institution fermée où la dimension déficitaire était prépondérante »[33]. Les « hôpitaux de jour » — à mi-chemin entre l’hôpital psychiatrique à plein temps et la sortie complète de l’hôpital — se créeront dans cette perspective : extraire l’autiste comme le psychotique de la coercition psychiatrique basée sur la logique du « tout ou rien ». Si certains psychanalystes assimilent l’autisme à la psychose, il n’en reste pas moins que la prise en charge hospitalière n’est pas synonyme d’enfermement, contrairement à ce qu’entretient l’imagerie populaire.
4. Une mise en question — phénoménologique — de la conception psychanalytique
Ce compte-rendu de la maladie par la psychanalyse ne manque pas d’être séduisant. Cependant, avec un peu de recul, la séduction du discours ne va pas elle-même sans un certain malaise : confronté au découpage théorique en « imaginaire », « réel » et « symbolique », lesquels absorbent le psychanalyste, on ne peut que ressentir une certaine instabilité des termes. L’imaginaire semble en effet occuper en soi une fonction tout en étant déterminé par le symbolique : il passe alors au second plan en ce qu’il n’est pas déterminant tandis que sa défaillance le met gravement en cause dans l’autisme. D’un côté, le manque d’incorporation primaire (introduisant au symbolique) explique le manque d’incorporation seconde. De l’autre, c’est l’inverse : le manque d’incorporation seconde explique la défaillance symbolique. Ce qui paraît structurellement absurde. Ce que nous avons appelé « incorporation primaire » — le refoulement, la « mise à distance » du réel (la voix, l’objet réel assimilé au cri) par le symbolique — suppose étrangement une opération qu’elle détermine. (D’où la difficulté dans le champ de la psychanalyse à trancher entre une conception de l’autisme qui l’assimile à la psychose et une conception qui y perçoit une structure à part entière. Mais est-t-il pertinent à ce niveau de différencier entre excès d’incorporation (psychose) et manque d’incorporation (autisme) ? Le manque creusant le désir, par exemple, n’est-il pas ce qui fait que le désir s’excède soi-même ?) L’imaginaire n’est pas en mesure d’apparaître comme une dimension s’appuyant contre ce qu’elle n’est pas : il n’a pas de consistance propre. Il n’apparaît (comme ce qu’il n’est pas) qu’à titre de résultat d’une opération symbolique. Laquelle est à son tour frappée d’ambivalence. Ledit symbolique refoule en effet le réel tout en habillant un « reste » qui pourtant lui échappe. On nous répondra que l’oubli (le voilement) n’est pas oubli de l’oubli. Mais s’il appartient au symbolique de rendre la voix « inouïe », cela ne signifie-t-il pas que le réel n’est pas de soi impossible ou imperceptible[34] ? Corrélativement, dans une sorte de confusion avec le fantasme censé le dissimuler, le réel ne cesse de revenir tandis qu’il devrait être ce qui échappe absolument. Autrement dit, comment le réel peut-il redoubler en un reste de soi sans que cela ne produise une forme d’apparition qui contrevienne à la soi-disant imperceptibilité du réel ? Pour que quelque chose fasse signe en direction de l’absence de ce qui ne s’est pas manifesté et ne se manifestera pas, il faut que le « réel » — en tant que ce qui passe de ne pas se passer — passe originairement ailleurs que dans l’ordre analytique ou, si l’on veut, que la trace du réel se produise à un changement de niveau ou de champ — l’ordre analytique, d’une certaine manière, avant qu’il ne se découpe en « imaginaire », « réel » et symbolique ».
L’instabilité foncière du découpage trahit en réalité une contingence qui ne relève pas de l’ordre analytique.[35] Mais examinons de plus près la défense analytique de son point de vue sur l’autisme, ce qui nous amènera peu à peu à questionner plus attentivement les postulats d’une telle position.
Fonction maternelle, maladie et liberté : premières épochès
Car, à la suite de Lacan, la psychanalyse peut invoquer aujourd’hui, en déliant la pathologie d’une position de la mère ou de qui en tient lieu, l’« insondable décision de l’être »[36] par laquelle l’autiste se dépendrait de l’attrait de l’identification primaire. Il faut comprendre cette décision à quoi rien ne supplée non comme le fruit d’une réflexion mais comme la subjectivation même du sujet tranchant à sa manière sur l’indifférence ontologique initiale (la confusion entre le cri infantile et la voix maternelle). Dans la situation qui nous préoccupe, cela voudrait dire que l’autiste s’est originairement posé en tant que tel parce qu’il aurait préféré le risque de la liberté à la dialectique imparable de l’identification. La subjectivation autistique se caractériserait par un refus de subjectivation : le refus d’assumer la voix dont l’assomption le conduit de l’être invoqué au sujet invoquant et donc désirant. L’autiste aurait choisi de rester sourd à l’institution du point sourd. D’où l’insupportable liberté : en choisissant de ne pas assumer la position de sujet invoqué par la voix dont la parole l’inscrit au champ du discours, le sujet ne peut pas répondre de sa position autistique. Cependant, quelle place exacte occupe la décision ontologique dans l’économie générale de l’être ? Comment le sujet peut-il être simultanément effet du signifiant produit au lieu de l’Autre et advenir par assomption dans l’instant décisif ? On nous répondra que l’assomption est acceptation ou refus singulier de la cause du sujet. Mais alors quelle transformation s’opère-t-il réellement entre la fonction de signification qui remplit son office symbolique en produisant le refoulement — et l’infans qui conquiert un point de surdité par une répulsion originaire en cessant d’entendre la voix dans l’acceptation de la parole ? La décision effective ne se voit-elle pas cantonner ainsi au tranchant du refus tel que la pulsion, l’instant d’un recul, se déclenche à vide en se prenant elle-même pour objet et, dans un second moment, étant donné le caractère tyrannique et destructeur d’une charge pulsionnelle diffuse et non localisable (dévoilement de l’être dans l’angoisse), cherche un investissement en s’appuyant sur un objet-double ? La décision ne serait-elle par conséquent que l’apanage du pathologique dans une prise de distance à l’égard du « ça marche (tout seul) » dialectique ? Dès lors encore, au vu de l’ambivalence du concept de « décision ontologique » — dont le caractère énigmatique ne relève pas en réalité du matériel analytique —, le professionnel n’est-il pas contraint, s’il désire motiver subjectivement la situation, d’admettre que plutôt que d’avoir pris une décision, le sujet a été pris par une décision — la décision de l’autre qui retentit en lui ? Autrement dit, n’est-il pas renvoyé à ses classiques ? À savoir une approche de l’autisme comme réaction massive d’évitement de la perte, à cause d’une mère séparée de son enfant à un stade de la dynamique affective qui ne lui donnait pas les moyens d’assumer la perte. Comme la voix de la mère ne répond pas, la parole devient une inquiétante étrangeté dans laquelle on n’a pas à s’apercevoir.
Le caractère énigmatique de la maladie, disions-nous, ne relève pas du matériel analytique : il relève d’une profondeur où se joue, en deçà de l’ambivalence d’une décision ontologique, le paradoxe de la liberté au sens phénoménologique. Puisque l’approche de la maladie désireuse de se délier de l’idée de « cause » soulève le problème de la liberté, commençons par les difficultés de fond.
Qu’est-ce que la liberté libérée de ses prédéterminations métaphysiques ou de sa négation psychanalytique ? Jean-François Marquet nous met sur la voie en reprenant Kant.[37] La liberté serait-elle, comme le pense le philosophe allemand, le pouvoir de « commencer » ? Serait-elle le pouvoir de ce qui ne se déduit d’aucune possibilité mais s’impose sans condition comme la possibilité même en acte ? Le fait même pour le commencement de pouvoir commencer en s’engageant entièrement, c’est-à-dire « une fois pour toutes », dans sa propre instauration ? L’acte libre serait-il décisif parce qu’irrévocable et irrévocable parce que décisif ? Mais cette forme de liberté ne pèche-t-elle pas par idéalisme ? Ne faut-il pas en effet reconnaître que toute histoire ouverte, instaurée par un acte qui semble décisif, participe d’ores et déjà à une histoire antérieure qui la devance et condamne tout commencement à avorter et à s’abîmer toujours déjà dans le re-commencement ? Plus grave encore, ne faut-il pas reconnaître que « la liberté n’est pas seulement piégée, dans son instauration première […], par la continuité dans laquelle elle s’inscrit et dont elle ne peut jamais trancher complètement le nœud obscur : elle est aussi à elle-même son propre piège »[38] ? Si en effet l’acte héroïque du commencement croit repousser par son tranchant un passé qui ne cessera de le contraindre, il doit en quelque sorte être en retrait de soi pour s’instaurer comme tel : « non seulement tout commencement refoule, oublie, laisse tomber quelque chose, mais il doit s’oublier lui-même »[39]. Car l’engagement de l’acte libre ne peut faire en soi, dans sa course, l’objet d’une réflexion sous peine de cesser d’être le commencement qu’il ne doit pas cesser d’être. Dans la mesure donc où la conscience de soi marque un temps d’arrêt ou de recul, qu’est-ce alors qu’une décision « non consciente » ? Qu’est-ce alors qu’un acte qui ne sait pas ce qu’il fait au moment où il le fait sinon un geste automatique ? Qu’est-ce alors que cette liberté qui ne saurait en soi souffrir aucune réserve tout en s’assignant à la réserve de l’oubli ? « Comment libérer la liberté du destin qu’elle a assumé en commençant ? »[40] Comment peut-elle se passer et à ce titre relever de l’ordre du devenir ou du flux sans renier sa jeunesse, le côté tranchant de son identité ? En considérant le re-commencement comme autre chose qu’une répétition. En ce sens, la liberté « n’est plus maintenant l’acte qui refoule ou annule le devenir, mais celui qui le ramasse, le totalise, le reprend (alors qu’il est déjà passé) pour l’engager dans un nouveau commencement — bref, il est celui qui l’exprime (au sens premier de faire sortir en pressant). »[41] Mais toute la question à ce niveau est de savoir ce que signifie précisément cette « reprise » du passé sous la forme de l’expression. Car, comment le passé peut-il se ramasser ou se « totaliser », selon les termes de J.-F. Marquet, au sein d’une expression qui n’est pas délimitée par une clôture ? C’est que la liberté qui ne tranche pas sur le devenir parce qu’elle le récapitule tient toute entière en un « bond »[42], nous répond J.-F. Marquet, qui est en même temps suspension du devenir. Aussi, dans la suspension de son être, l’être qui ne tient à rien pas même à soi fait face à l’imprévu et se découvre comme libre face à ce qui ne relève plus de la préoccupation de soi. Mais la difficulté resurgit autrement : qu’est qu’une liberté qui ne « dure » que l’espace d’un instant, le « temps » d’un bond ? Comment l’instant peut-il être transcendant ? Ne peut-on pas penser une liberté qui serait de son fait même « étalement », étalement de l’expression dans de l’espace et du temps ?
Voyons cela d’un peu plus près en poursuivant cette esquisse de la liberté avec, cette fois, M. Richir qui va nous aider à développer ce qui jusqu’ici est encore trop ramassé. Il n’y a pas de liberté ex nihilo : la conscience se détache d’un fond (sans fond), d’un passé « qui, pour n’avoir jamais été présent dans la présence réfléchie d’une conscience, n’en est pas moins un passé où il s’est passé des choses, mais aveuglément, sans réflexivité »[43]. Le temps du devenir que « reprend » la liberté est « un ‘‘temps’’ inconscient ou innocent où les choses passent plutôt qu’elles ne se passent »[44] . La conscience ne peut donc « reprendre » le passé qui est passé sans elle qu’en y revenant « comme d’un lieu qu’elle habite, mais surtout qui l’habite en absence. »[45]Autrement dit, la conscience ne peut s’éveiller à elle-même que dans la réminiscence d’un passé « qui lui apparaît rétrospectivement comme le passé de son absence. »[46] Mais si l’apparaître-à-soi — la présence — ne s’amorce que contre un autre — l’absence —, si « la présence ne se réfléchit comme telle que sous l’horizon d’un passé transcendantal où elle n’a jamais été (présente) »[47], si elle ne se découvre donc qu’en tant qu’elle ne se découvre pas comme toujours déjà faite, elle s’éprouve également sous l’horizon d’un futur à jamais futur : ce qui est passé sans elle restera à jamais dérobé et constitue un futur transcendantal saisi par une prémonition qui (n’)est prémonition de « rien » (de présent). Réminiscence et prémonition sont caractérisées par un enchevêtrement mutuel. Ce qui ne revient précisément pas à confondre le passé et le futur transcendantaux comme si le présent était le lieu où il était offert au futur d’être sans reste afin de glisser au passé, comme si le passé n’était jamais que le futur qui venait d’être confirmé par le présent. Dans cette perspective illusoire du temps qui s’écoule, le présent ne fait jamais que se succéder étrangement à lui-même : il est un avenir qui vient juste de passer et sera retenu comme présent à peine passé pour laisser la place au présent qui se profile dans l’avenir. Mais comment penser l’idée même de passage au sein d’un écoulement, d’un processus sans faille ? Bien au contraire, le « présent » ne peut constituer un passage qu’en tant qu’il dessine le mouvement même d’une conscience en train de se faire dans l’écart, l’abîme, entre le passé et le futur (transcendantaux) à l’écart du présent (ou plutôt de la « présence » où résonne l’ipséité de ce qui est en train de se passer) : la liberté authentique, comme la pense J.-F. Marquet, ne retenant rien de soi « qui serait nécessaire pour réfléchir sur son action, la prévoir, l’envisager comme possible »[48] et se surprenant ainsi soi-même. De cette manière, la liberté est celle de ce que M. Richir appelle le « sens se faisant » — c’est-à-dire une mise ne forme, une expression, une réflexion qui n’a lieu que de ne pas se boucler « sous l’horizon d’un sens indéfiniment à faire »[49] — et dont nous dirons encore quelques mots par la suite, afin de saisir ce qui est ici en question : le rapport entre liberté et maladie.[50]
Au sujet de la mise en cause de la mère ou de ce qui en tient lieu, au-delà du problème de la décision ontologique, le psychanalyste nous rappellera encore qu’il ne faut pas oublier une règle élémentaire : « les concepts ne doivent jamais se transformer en jugements à l’emporte-pièce ou en diagnostics foudroyants. Un concept n’aboie pas. »[51] En admettant que « la-mère-pas-assez-bonne » puisse se constituer à titre de concept situé hors du champ de la morale et subsumant une situation inconsciente (la place que l’enfant occupe dans le fantasme maternel liée à contexte socio-économique imperceptiblement déterminant), l’ambivalence du concept d’« inconscient », lequel s’appuie sur l’instance de la conscience (en tant que pouvoir se représenter) dont il est l’exacte conséquence[52], ne met toutefois pas le(s) parent(s) à l’abri de quelque culpabilisation. Nul besoin d’aboyer au lieu du concept pour qu’une mère s’en veuille de ne pas avoir su ce qu’elle (ne) faisait (pas). Si la conscience doit apparaître comme une illusion reposant sur l’ignorance des causes qui poussent le sujet à agir, il reste que, pour le sens commun, la nature de la cause (dite « seconde » nature) ne peut pas être radicalement coupée de la nature de ses effets.
Le « monde » anonyme des pulsions
Mais venons-en au cheval de bataille des psychanalystes : la clinique neurologique en ignorant la spécificité du psychisme passe à côté du trouble affectif qu’elle croit pourtant cerner. Faire de l’angoisse autistique une conséquence d’un déficit des facultés de communication dont la cause hypothétique se trouverait entre neurones et gènes, revient à effacer le sujet au profit d’un organisme œuvrant au maintien de la vie — une vie anonyme. Ce qui ne signifie pas que la biologie n’aurait aux yeux de la clinique psychopathologique aucune pertinence propre, mais qu’elle est par méthode incapable de rendre compte des troubles affectifs dont il arrive qu’ils ont pourtant lieu en l’absence de lésion cérébrale et constituent ainsi la manifestation d’une subjectivité à laquelle seule la psychanalyse s’avère attentive (pense s’avérer attentive). De son côté, faute de lésion cérébrale « sérieuse » démontrée comme dans le cas de l’autisme, la neuropsychologie étend son objet d’étude à des perturbations « fonctionnelles », persistant par-là à vouloir mettre en adéquation le modèle cognitif avec le modèle du fonctionnement cérébral. De fait, tandis que le cerveau semble intact, l’imagerie cérébrale permet aujourd’hui de visualiser des dysfonctionnements qui laissent penser que l’autisme n’est pas généré par un trouble affectif mais par une incapacité à traiter l’information de son environnement. « Tout se passe comme si l’enfant qui souffre d’autisme, incapable de filtrer les messages de l’extérieur, était bombardé de stimuli ingérables, inexplicables et donc terrifiants. Voilà pourquoi, sans doute, il se réfugie dans le monde sécurisant de la répétition et des objets. »[53] Ainsi, la neuropsychologie peut-elle mettre en cause le lobe temporal supérieur comme lieu d’un mécanisme intermédiaire ou comme lieu même de l’inscription d’une déstructuration cognitive expliquant le phénomène. Ladite zone cérébrale est « effectivement impliquée dans un certain nombre de fonctions spécifiques qui semblent en difficulté dans de nombreux cas d’autisme »[54], en particulier « la co-modalisation des différents flux sensoriels »[55]. Ce processus permet à l’enfant de rassembler les différentes stimulations sensorielles et de les appréhender par là même comme provenant d’une source commune qui lui apparaît extérieure. L’absence de « mantèlement » des sensations qui se jouerait au niveau du lobe temporal supérieur expliquerait donc la non-émergence autistique de la relation intersubjective. Mais par quelle magie, dans tout ce processus objectif, émergerait une « subjectivité » ?, interroge alors le psychanalyste. Conformément à ce que nous apprend l’épistémologie moderne, poursuit-il, seul le regard analytique qui ouvre d’une manière spécifique le champ exploré s’avère révélateur de données cliniques dont la complexité du traitement n’est envisageable qu’au sein de l’ouverture conceptuelle instituée par ledit regard. (Le phénoménologue appréciera au passage la circularité du regard.) De fait, si le concept de « pulsion » comporte une dimension quantitative en ce qu’elle se définit comme un processus de décharge, « celui-ci est accompagné dans le même temps d’une perception interne qui donne le ton fondamental de l’état affectif et en constitue sa dimension qualitative. »[56] En se liant, déliant et reliant aux représentations-choses, la pulsion révélée par la psychanalyse fait montre de toute la variété d’un travail de l’affect digne d’une vie authentiquement individuelle où se figure un « moi » à travers l’écho que lui renvoie de lui-même la voix de l’autre (en l’Autre) dont il va user. Elle se pose comme témoin et actrice d’une activité psychique qu’ignore l’activité cérébrale.
Le cœur de la défense analytique dans sa contre-attaque n’est pourtant pas imprenable. La psychanalyse en héraut d’une subjectivité née des cendres du cogito ne voit pas vraiment qu’elle consiste, pour parler comme M. Richir, en un « re-codage » d’une « discordance interne à l’institution symbolique du sujet »[57].
Afin d’éviter toute confusion, précisons dès l’abord que la dimension du « symbolique » chez M. Richir déborde ce que la psychanalyse appréhende comme tel puisqu’elle recouvre tout codage fixant dans le comportement humain (individuel, social ou politique) ce qui paraît toujours déjà comme « allant de soi ».
Or la psychanalyse n’interroge précisément pas ce qu’elle tient pour une individualité close ou une unité discrète coupée du signifié, à savoir le signifiant, dont l’effet de sens avec un autre signifiant se produit généralement comme jeu de mots au sein d’un code (pré)institué. Elle ne s’inquiète pas de l’origine (non « symbolique », au sens richirien) du signifiant qui paraît en guise d’unité élémentaire d’un discours tenu au lieu de l’Autre — et qui paraît du coup receler étrangement dans sa clôture même, dans l’impossibilité de quelque analogie avec le signifié, la possibilité de s’ouvrir à de l’autre par association. Il convient donc d’appréhender en guise de « signifiant » quelque chose d’autre que son codage structuraliste. Quelque chose d’autre qu’une unité participant soi-disant à une chaîne signifiante et produite par un « Autre » donnant l’illusion de fonctionner comme un ordre autonome, de marcher tout seul. Car au bout du compte, la prétendue subjectivité qu’entend défendre l’institution analytique relève davantage de la particularité « d’une réponse insensée »[58] que de la singularité d’une ipséité. La question du sujet en question — provoquée par l’attention maternelle : « Que veux-tu que je veuille pour toi ? » — ne surgit que dans son effacement, dans son élision, au profit d’« un codage aveugle de sa réponse »[59]. Dans l’inconscient, le sujet n’est pas celui qui pense, mais celui qu’un Autre engage à dire des bêtises : il ne peut dire que ce qu’il ne veut pas dire. Et en raison de cette structure métonymique du sujet qui ne peut désirer qu’autre chose que ce qu’il désire et ne prendre forme qu’en prenant dans son ignorance cet autre chose pour le tout, le sujet s’abîme dans l’automatisme de la répétition. La figure métonymique, où le désir souligne la connexion d’un signifiant à un autre signifiant en investissant une trace et donc une absence de jouissance, rend compte de la « variété » des représentations-choses se liant, déliant et reliant, mais cette « variation » n’est jamais que la discontinuité d’instants où se rejoue à chaque fois — dans l’impossibilité d’un projet s’étalant dans le temps — la répétition systématique de tout le mécanisme signifiant, tel qu’un signifiant n’existe qu’articulé à un autre signifiant, lui-même n’existant qu’articulé à un autre signifiant, lui-même… Plus précisément, si tout signifiant n’existe que référé à un système de signifiants, plutôt que d’envisager la structure métonymique comme un rapport « temporel » (succession) entre un signifiant et un autre signifiant qui fait retour vers le premier et confère ainsi une signification à l’expression, il convient d’appréhender la répétition comme instantanée : celle d’un « tout » déphasé par rapport à soi, toujours déjà en retard (ou en avance) par rapport à soi et dont la « réflexion » est doublée instantanément par le signifiant. Nous y reviendrons. En bref, le désir ou l’institution du sujet présente l’étrange structure d’un déphasage qui n’a ni le temps ni l’espace de se faire mais se donne comme un problème insoluble constitué d’une pulsion qui ne « cherche » à s’assimiler que ce que sa capacité recèle par avance — l’ordre symbolique créant le manque et déterminant l’« objet » qui y répond en supportant le manque, le non-sens — et est poussée sans répit de poussée en poussée comme glissement incessant de signifiant en signifiant.
Le premier enseignement du phénoménologue qui relativise la position analytique est alors le suivant. L’ordre symbolique de l’Autre qui semble fonctionner tout seul « en machinant l’articulation signifiante, dans l’automatisme de répétition »[60] institue un comportement formellement du même type que le comportementalisme, en ce « sens » que le comportement apparaît comme le siège de mécanismes de déclenchement, mais de nature langagière dans un cas et de nature biologique dans l’autre. La subjectivité à laquelle la psychanalyse assigne une place particulière n’est pas en réalité plus « personnelle » que les niveaux de conscience et les modalités de représentation dont parlent les neurocognitivistes. Du point de vue phénoménologique, le psychisme dont traite la psychanalyse consiste bien en un appareil psychique où circulent et s’échangent des signaux et leurs réponses. D’où l’extrême difficulté pour l’« imaginaire » par quoi un « moi » prendrait consistance de se positionner dans le système. Pour ne pas sombrer dans la monotonie du fonctionnement, le « moi » perceptif en effet, nous le découvrirons, doit être, au sein même de sa cohésion, creusé d’intervalles par lesquels, de manière provisoire et contingente, les données sensibles se répondent les unes aux autres dans le rapprochement ou l’éloignement. L’instabilité de ces intervalles doit ainsi trouver son origine ailleurs que dans une sémiotique structurale. Par ailleurs, quant au problème de la « mienneté » qu’implique la perception interne, la réduction phénoménologique se doit de mettre entre parenthèses tout système dialectique — qui est toujours l’effet d’un corps étranger à l’expérience, corrélatif du défaut de mienneté qui ne sommeille nulle part — afin d’exhiber le mouvement propre à toute répétition. C’est que la description de toute substantivation d’un sujet qui se réfère à soi[61], de toute apparition d’un domaine privé, de toute nomination ou appellation, doit être reconduite à la stance de ladite consistance (ontologique), à la distorsion « originaire »[62] d’un soi qui prend sur soi, d’un effort d’être qui dans sa tâche même accomplit un recul déterminant l’assomption en tant que telle — et dont l’« arrêt », le repli ou l’hésitation tranche ainsi sur le glissement métonymique d’une « perception » d’ores et déjà désaxée par l’autre. Autrement dit, le stade du miroir ou son équivalent invocatoire (le sujet qui s’assimile à l’écho) suppose étrangement ce qui n’a pas lieu d’être : la transparence d’une conscience (le cogito) que la dialectique du soi émergeant contre un autre mettrait en cause. Du point de vue phénoménologique, ce que la psychanalyse appelle un peu vite le « stade du miroir » (que nous appellerons, quant à nous, « conscience perceptive » et dont la réflexion au stade du miroir apparaîtra comme une déformation dialectique conférant l’illusion d’une succession signifiante) s’institue plutôt sur base de la sensation comme écart entre soi et soi, comme effort qui accomplit « un choc en retour, écrit Levinas, dans la simplicité de son coup. »[63] L’effort en question est effort d’être de l’être qui se lève et se soulève à l’existence de soi. Relation de soi à soi comme charge s’éprouvant soi-même qui ne dure pas : l’existence de l’existant a du poids, pèse sur lui, en ce que la conquête de soi est totale. Elle n’a pas lieu dans le temps par quoi l’effort serait reporté. La distorsion « originaire » est donc celle de l’« instant » qui n’existe qu’à se tenir entre le surgissement et l’évanouissement. « L’évanescence du présent [scil. de l’instant] ne détruit pas le définitif et l’infini actuel de l’accomplissement de l’être qui constitue la fonction même du présent [scil. de l’instant]. L’évanescence le conditionne : par elle, l’être n’est jamais hérité, mais toujours conquis de haute lutte. »[64] Mais attention : puisqu’elle paraît coupée du devenir, puisque sa réflexion ne se découvre pas sous l’horizon d’un passé où elle n’a jamais été et d’un futur où elle ne sera jamais, l’instantanéité de la genèse du soi n’est pas déjà ici la liberté créatrice de la conscience que nous avons commencé à décrire grâce à M. Richir. Elle correspond encore une fois au niveau de la « sensation » et non de ce que l’on peut appeler l’« affectivité » (comme déploiement de l’ipséité du sens se faisant).
Résumons-nous. La perception interne à l’appareil psychique où le moi aurait idée d’un corps (étranger) comme de soi implique en réalité un mouvement de répétition qui n’a pas la singularité du vivant. D’autre part, ce mouvement de répétition, où clignote bien un « soi » mais coupé de sa vivacité, n’est pas non plus d’abord le fait d’un mouvement dialectique en quoi l’on bricole avec des éléments obtenus par précipitation (dans le sens quasiment chimique du terme).
Ainsi, face à cette « parole » dont personne ne répond, Vincent Descombes peut-il souligner l’ambivalence de la sémiotique structurale auquel correspond la volonté lacanienne de concevoir l’ordre symbolique sur le modèle de la machine cybernétique. Le structuralisme…
[…] annonce le projet de lutter contre ‘‘la philosophie de la conscience’’ en montrant que le signifiant n’est pas au service du sujet […] ; il veut montrer la soumission de l’homme aux systèmes signifiants (qui précèdent chacun d’entre nous, individuellement) ; mais il fait cette démonstration en puisant ses concepts dans la théorie de l’information, c’est-à-dire dans une pensée d’ingénieurs dont le vœu est, comme l’indique le mot ‘‘cybernétique’’ dont ils ont fait leur titre scientifique, de donner à l’être humain le contrôle de toute chose grâce à une meilleure maîtrise de la communication.[65]
Liberté phénoménologique et origine du signifiant
Afin de comprendre ce qui est en jeu dans cette discordance interne à l’institution analytique — telle qu’une investigation thérapeutique se justifie eu égard à un sujet en souffrance, lequel ne demeure pas ainsi livré au seul destin (le fait d’être figé dans son devenir) révélé par le regard théorique —, il convient de se pencher sur la conscience dans un sens phénoménologique, car « à force de porter son attention sur l’articulation symbolique de l’inconscient, la théorie psychanalytique en vient à ne plus comprendre ce qu’est la conscience. »[66]
Phénoménologiquement, nous en avons déjà dit quelques mots, la conscience n’est pas en effet le lieu où le sens se donnerait dans l’évidence, ni le rayonnement d’un centre qui prêterait sens aux choses, ni encore ce qui se prélèverait comme sens à la surface des choses, mais la présence d’un sens en train de se faire. Présence cependant inassignable car elle n’a lieu que de s’insinuer dans l’écart entre réminiscence et prémonition. La conscience est conscience de ce qu’elle cherche à dire dans un projet qui revire aussitôt en une réminiscence ouverte sur une prémonition dans la mesure où la conscience tient aussi en amont à l’exigence de ce qui est encore à dire. Mais réminiscence et prémonition, avons-nous insisté, n’ont de sens à se croiser et se recroiser qu’en tant qu’elles ne reviennent pas au même. Ce que je tente de dire (bien que la conscience en question, la liberté phénoménologique, ne s’assimile pas à un « je ») ne se déduit pas simplement de ce qui s’est déjà dit. De sorte que si la conscience constitue la mise forme d’un sens en vue de lui-même dans une réflexion à la fois projective et rétrojective, dans un temps qui a de l’espace (le sens à dire tout à la fois là-bas dans l’avenir et là-bas dans le passé), il y a « quelque chose » dans l’aventure du sens lui-même qui lui échappe et empêche précisément cette aventure de se boucler en adéquation du sens à soi-même où tout serait révolu ou accompli. Toutefois, il convient maintenant de déplier un peu plus encore ce que notre propos a jusqu’ici exprimé de manière par trop condensée. Si l’aventure du sens implique une réminiscence et une prémonition qui ne le soient de quoi que ce soit de présent, l’écart interne à la conscience (impossible à combler) implique intrinsèquement un écart externe par rapport à soi. Dire qu’il n’y a pas de création ex nihilo, ce n’est pas seulement dire que la conscience est toujours déjà rétrojective (et donc projective), c’est dire aussi que le sens qui se cherche est sens d’autre chose que soi : « le sens ne peut trouver son amorce qu’en amont de lui-même, dans ce qui, pas encore en amorce de sens en question, est déjà amorce de sens pluriels, et amorce de sens pluriels indéfinis tout en ‘‘potentialité’’ »[67]. La présence renvoie de la sorte à un passé plus passé que le passé de la réminiscence constituant son écart interne et à un futur plus futur que le futur de la prémonition constituant également son écart interne. La conscience se réfère à l’enchevêtrement de réminiscences et de prémonitions dépouillées de toute orientation, elle se réfère à une réflexivité aveugle, une réflexivité inconsciente.
Autrement dit, la conscience « qui est présence du sens à lui-même, est trouée d’absences, d’horizons ou de rayons de monde où vient à jouer et à vivre la dimension sauvage de l’inconscient phénoménologique. »[68] Il y a donc bien des lacunes ou des failles dans la phase de conscience mais ce qu’elle ne réalise pas ne renvoie pas à l’inconscient tel que la psychanalyse le conçoit. L’inconscient phénoménologique est le lieu des phénomènes-de-monde — dont la conscience s’écarte par temporalisation et spatialisation — indéfiniment ouverts à d’autres phénomènes-de-monde dans une association sans concept ni réflexion :
[…] les phénomènes-de-monde étant indéterminés et inidentifiables, il n’y en a aucun qui soit indivis : leur non-identité à soi fait qu’il n’y a pas d’atome phénoménal de phénomène, mais que, dans leur phénoménalisation, ils sont tout autant toujours en voie de se diviser que toujours en voie de se multiplier, selon une prolifération infinie […] où l’individuation phénoménologique est toujours radicalement provisoire et contingente.[69]
Le lieu de l’inconscient ouvre un abîme où des formations clignotent sans fin entre l’union et la dispersion et c’est de ce fond sans fond ou de ce silence qui n’est pas absence de rien (néant) que se détache un sens qui tente de se dire. La présence ou la conscience n’est rien d’autre que le passage de l’amorce des formations plurielles « au sens singulier en amorce »[70]. Un passage qui habite son faire.
Mais l’ipséité de la conscience rétro-projective, tout autant retrait en soi (amorçant un dedans) qu’avancée vers soi (amorçant un dehors) du sens se faisant, est également corrélative de la rencontre avec une autre conscience. « Ma » vie et la vie de l’autre s’entrecroisent sans se confondre. Entrer en contact avec l’autre à la manière d’une conscience incarnée, c’est accueillir à distance un dehors qui s’ébauche (il n’est pas saisi comme un objet) et va agir en soi à titre de dedans d’un autre amorçant ainsi l’ipséité à elle-même en tant qu’elle se sent en écart et par écart de l’autre. De la même manière l’autre que « je » sens passer en « moi » sent que « je » passe en lui en l’éveillant à soi (le soi qui s’ébauche en vue de soi) en écart et par écart. On l’aura compris, si cette esthétique élémentaire fonde la possibilité d’une compréhension humaine réciproque, elle ne s’ébauche pas sans lacunes. « Il y a quelque chose de la vie d’autrui qui m’échappera toujours, à jamais, de même que c’est par autrui que j’en viens à comprendre qu’il y a quelque chose de ma vie propre qui m’échappera toujours, à jamais »[71].
Dans la situation qui nous préoccupe, cela signifie qu’une mère qui s’adresse à son enfant n’engage pas d’abord un autre qui tiendrait lieu de l’Autre. Une description attentive y verra d’abord le travail d’une conscience (celle de l’enfant) qui, en contact avec la conscience maternelle, s’éveille à soi en cherchant à comprendre ce qui se dit entre les mots, à travers les mimiques ou les gestes de l’autre (« sa » mère). Ce qui se dit du côté de la mère — et dont le sens (phénoménologique) est ici irréductible à un sens codifié — va être accueilli par l’enfant dans l’exigence d’une mise en forme qui constitue tout à la fois l’espacement entre soi et l’autre (autrui) et l’espacement interne au soi. Du coup, la « réception » du « message » ne se fera pas sans lacunes au sein même de la formation du sens : « quelque chose » de ce qui s’est passé en lui est passé « sans se passer »[72]. Et surtout, c’est eu égard à ces lacunes du sens dans le sens que l’on peut rendre compte de l’origine (phénoménologique) du signifiant. Ce que le psychanalyste nomme « inconscient » se situe en réalité dans le saut entre la dynamique phénoménologique et ce que M. Richir appelle l’« institution symbolique ». Celle-ci va opérer en redistribuant ou en réarticulant à son niveau les lacunes en « un système d’écarts signifiants »[73]. Le sens se faisant — composition de « signes » phénoménologiques —, dépassé par ce qui passe et a lieu en lui de ne pas avoir lieu, se voit transposé au niveau symbolique en éclatant en morceaux de (pseudo)langage — les signifiants —, en représentations-choses qui ne paraissent qu’en tant qu’« emblèmes d’un sens avorté »[74] et constituent les objets-supports de la pulsion. Le signifiant ne forme pas ainsi originairement une unité linguistique : il se donne en tant que pôle stimulant un autre pôle, le désir en tant que « projet » d’ores et déjà avorté. Encore une fois, ce n’est qu’eu égard aux « blancs » dans la phase de présence que l’on peut comprendre l’errance ou le glissement du signifiant comme langage du non-sens, signe d’un manque de sens. Avant d’être recodés par la linguistique dont la réification du signifiant a pour corollaires les concepts d’« imaginaire » et de « réel », le signifiant et la pulsion qui s’y accroche recouvrent une phase de présence qui se perd dans son aventure et dont la perte de ce qui est manqué au niveau de la rencontre, provoque la transposition symbolique du refoulement par quoi s’institue un apparaître éclaté en une prolifération de pulsions déterminant l’inconscient.
Deuxième enseignement du phénoménologue donc : le signifiant n’est pas un langage tenu au lieu d’un Autre qui le produirait en chaîne (successivement), mais ce que l’institution symbolique investit de l’aventure phénoménologique à titre de morceau circulant, errant entre d’autres morceaux errants, du fait du vide que la même institution symbolique condense en un désir qui s’y (au signifiant) accroche. Les concepts de « réel », « symbolique » et « imaginaire » ne peuvent être saisis comme tels qu’en tant qu’ils se prélèvent sur cette prolifération signifiante, laquelle fait écho à la contingence des phénomènes-de-monde qui perce dans la phase de présence. Et l’espace de la prolifération n’est rien d’autre que le milieu originaire de l’« instant » comme émergence du rapport de soi à soi-même. Le pôle de l’emblème et le pôle du non-sens constituent les pôles du scintillement ou clignotement de tout instant qui a lieu entre le surgissement et l’évanouissement. Ainsi, le désir n’est ouvert qu’au signifiant qui le déclenche, lequel est ouvert par le désir correspondant. Il y a revirement entre le désir (le manque) et le signifiant qui empêche le manquement de se fixer sur de l’avorté et le remplissement de s’arrêter en du rempli. Ce qui veut dire que l’on doit se garder de vouloir appréhender, comme son nom l’indique, la prolifération — qui est prolifération d’instants — dans un espace d’ores et déjà constitué où chaque partie apparaît en co-appartenance avec d’autres. Il n’y a pas succession mais discontinuité d’instants, « tout instant étant sans précédent et sans suivant »[75]. L’instant ne se situe pas sur une ligne (du temps), il fait espace lui-même en un écart interne entre surgissement et évanouissement (en termes lévinassiens : un accomplissement de soi qui est tout autant un recul en soi) qui le rend insaisissable et du même coup en détermine la prolifération sans « avant » ni « après », puisque l’idée d’« arrêt » de la « production » impliquerait l’idée de « fixité », laquelle contrevient à l’ambivalence de l’instant. Il faut voir que « les instants ne sont pas toujours déjà mutuellement spatialisés […], mais sont en quelque sorte […], en cours in-fini de spatialisation, à chaque instant clignotant […] et ce parce que l’écart interne au clignotement, entre surgissement et évanouissement, ne fait que jamais rapporter tel instant (surgi au hasard) au même instant. »[76] Autrement dit, la prolifération de l’instant est répétition indéfinie de l’instant (comme rapport de soi à soi-même). Répétition aveugle, qui se « donne comme toujours déjà faite » et « comme se faisant encore toujours »[77], mais dont le clignotement au « point » (insaisissable) de l’instant, en tant qu’écart, est une trace de l’élément phénoménologique dans l’institution symbolique. Plus précisément, le clignotement de l’instant en un surgissement « qui advient sans s’accomplir en se remplissant de lui-même, et dans son évanouissement qui l’évide sans s’annuler purement et simplement »[78] est caractérisé par le passage au niveau symbolique de réminiscences et de prémonitions (qui se croisent et se recroisent) n’ayant eu ni le temps ni l’espace de se déployer dans la phase de présence et se déformant en pseudo-phénomène d’un reflet doublant le sens se faisant.
La « voix-fantôme » comme « signifiant », représentation-chose surgie de nulle part, soumettant à la vocifération de ses terribles injonctions un sujet qui vacille dans l’angoisse et est « exclu comme sujet empirique, comme conscience »[79] n’est donc pas originairement l’incompréhensible retour dans le fantasme de ce qui aurait fait l’objet d’un meurtre — la chose (en soi) toujours déjà insaisissable (le chant mythique des sirènes) —, mais le pôle d’une répétition où ce qui est déclenché n’est rien d’autre que le codage symbolique de ce qui n’est pas arrivé à se temporaliser et se spatialiser dans la phase de présence.[80]
L’autisme du point de vue phénoménologique
Nous devons à Yasuhiko Murakami, élève de M. Richir[81], une remarquable étude sur l’autisme.[82] Le phénoménologue y distingue quatre dimensions que nous avons déjà évoquées. Les deux premières s’inscrivent au registre du phénoménologique : les « phénomènes-de-monde » et l’« affectivité ». Les deux suivantes relèvent de l’ordre symbolique : la « sensation » et l’« intentionnalité » (perceptive).
La sensation, nous venons de le voir, est une transposition de l’affectivité : l’ipséité du sens se faisant se retourne en la naissance (d’ores et déjà prise d’une soudaine maturité) d’un soi, la présence inassignable (dont les horizons sont vides) se retourne en présent (sans horizons externes) — insituable également puisqu’il constitue le fait même que l’instant ait « lieu », indéfiniment. La sensation ne connaît en elle-même ni rétention ni protention (horizons externes) : le clignotement de l’instant est un rapport entre soi et soi. Le regard qui découvre l’écart est l’écart même : « le ‘‘tout’’ décollant du ‘‘tout’’ »[83]. (Et le regard de se refléter contre l’emblème qui l’épingle.) Mais le déphasage de l’instant — qui ne tient pas de lui-même sa différenciation mais de l’élément phénoménologique — peut servir de base à l’ordre de l’intentionnalité. Au niveau de celle-ci, la sensation est transposée en « matière » animée par une « conscience » pour en faire une expérience d’« objet » sensible. Du point de vue de l’intentionnalité, la sensation se présente comme un moment de la perception, comme la « partie » d’un « tout » qui se profile à travers cette partie précisément. La perception aperçoit de la matière sensible en lui conférant une forme par quoi quelque chose se profile. Du point de vue de l’intentionnalité, le reflet instantané du décollement (du tout par rapport à soi) prend la forme d’une apparence perspective provenant d’un fond qui, imprésentable, ne la quitte pas. Et le fait que la chose se donne par esquisses (ou plutôt par pré-esquisses) à la conscience constitue une expérience temporelle pourvue de rétentions et de protentions. Autrement dit, si la sensation est l’événement de la nomination et ne désigne à ce titre aucun contenu identifiable, la perception — c’est-à-dire la sensation éclatée en « conscience » et en « objet » sensible — est institution de l’identité, le fait que quelque chose soit aperçu comme identique, comme porteur d’un nom (quelque chose se présente en tant que ceci ou cela), dans l’unité temporelle. (Attention : la perception dont il est question ici ne consiste pas en un acte qui vise une identité en vue d’une représentation intentionnelle de celle-ci. Plus originairement, l’identité est identification d’impressions qui s’enchaînent et constituent à ce titre autant de facettes discernées d’un même objet sensible : dans cet enchaînement, la cohésion se fait sans concept.) Mais ce qui est essentiel au registre de la présence (le sens se faisant) demeure essentiel au niveau perceptif : pour que l’expérience de l’unité temporelle ne sombre pas dans la répétition, il faut un écart minimal entre le contenu de la sensation présente et celui de la sensation retenue. Si au niveau de l’unité perceptive, le présent est vécu comme une protention qui vient juste de passer et sera retenue comme présent à peine passé pour laisser la place au présent qui se profile dans une nouvelle protention, une différence entre le contenu du présent et celui de la rétention signifiera un écart entre ce qui est attendu et ce qui arrive. Un écart où se possibilise l’expérience de la déception ou de la surprise pour une conscience : « malgré la protention qui pré-esquisse l’impression à venir, ce qui vient prochainement n’est pas totalement déterminé. »[84] Ce qui se montre peut venir à l’encontre de ce qui se préfigurait : au-delà de la structure partie/tout, la protention possède un horizon vide — l’absence du futur — qui l’expose à la variabilité. C’est dire que les réminiscences et les prémonitions (vides) transposées au niveau de la sensation mais conservant leur caractère et constituant ainsi la différenciation propre à l’instant, rejaillissent en écho en trouant d’absences l’intentionnalité. Le présent apercevant la qualité sensible d’une chose, en tant que clin d’œil entre rétentions et protentions, en tant qu’écart récapitulant d’un coup rétentions et protentions, trouve lieu dans l’écart ouvert par le vide de ce qui a été manqué dans la phase de présence. La prise de conscience (perceptive) dans le fait même de conférer une forme aux sensations est toujours déjà en retard ou en avance par rapport à elle-même : la prise ne peut avoir lieu qu’à même la surprise.
Or, si dans le comportement sain, l’expérience est expérience du présent qui accueille telle ou telle sensation variable (non seulement compatible ou incompatible avec les qualités déjà perçues de l’objet sensible mais dont la conscience est corrélative à la particularité), le caractère répétitif du comportement autiste implique pour le phénoménologue un effondrement de la cohésion intentionnelle. Chez les autistes, le comportement répétitif signifie l’absence d’écart minimal entre le contenu de la sensation présente et celui de la sensation retenue : ce qui est vécu maintenant est déjà su. Absence ayant d’ores et déjà entraîné un manque d’horizon pour toute protention. « Nous devons rappeler l’étroitesse de leur perspective, ou le manque de la structure partie/tout : ils se concentrent sur une partie de l’ ‘‘objet’’ et ils ne ‘‘perçoivent’’ rien que cette partie. Il n’y a pas d’horizon externe dans leur perception. »[85] Le manque d’horizon externe qui prive la « perception » de son intentionnalité explique dès lors le fait que les autistes « prennent », selon les termes de la psychanalyse, « le réel à la lettre ». Car la structure métaphorique de la langue s’appuie phénoménologiquement sur la structure partie/tout pourvue de l’horizon corrélatif de la conscience (elle-même corrélative de l’instant où la partie est prise pour le tout). Elle est une transposition de l’aventure de la perception interrompue et éclatée de la sorte en une constellation de mots, telle que chaque mot — qui correspond à l’abstraction (représentation intentionnelle) d’une identité saisie comme telle et prélevée sur l’unité temporelle indéfinie — clignote avec une multitude de mots potentiels dans le jeu interminable des jeux de mots.[86] Dans le comportement stéréotypé de l’autiste donc, puisque « ce qui est anticipé dans la protention est déjà pré-esquissé dans la rétention »[87], il n’y a pas, à proprement parler, de conscience corrélative de l’écart entre passé et avenir, mais court-circuit de la protention et de la rétention plongeant le « sujet » dans « un Présent éternel »[88]. L’effondrement de l’intentionnalité est effondrement et enfermement dans la sensibilité : le flux des sensations ou de l’instant qui se répète indéfiniment. Cependant, bien que le Présent éternel du comportement autiste ait la même forme que celle du comportement sain — l’instant sans cesse renaissant et ne se rapportant qu’au même instant —, nous y appréhendons une différence de « contenu ».
C’est que la « sensibilité » autiste constitue une « hypersensibilité ». « Ce qui me terrifiait, commente une autiste, c’était qu’on pût me contraindre à faire ce que je ne voulais pas, à m’empêcher d’être moi-même et à me refuser la liberté de me réfugier dans ma propre prison, certes bien solitaire, mais tellement sûre »[89]. À première vue, on pourrait dire qu’il est impossible pour le comportement stéréotypé, en vertu du manque de variabilité de la chose à laquelle le « sujet » est attaché, d’accepter quelque chose qui dépasserait le manque d’horizon protentionnel. Ainsi, tout ce qui survient « hors » du cadre habituel de l’autiste survient sans distance dans la terreur, la panique, la rage ou l’angoisse. Mais, à y regarder de plus près, il n’y a pas d’une part, un comportement prisonnier de la répétition, d’autre part, un comportement tombant dans la panique dans la survenue de l’imprévu. L’appréhension de ce qui ne correspondrait pas à sa « volonté » et le ferait paniquer dans l’insupportable incertitude est d’ores et déjà terrifiante. Autrement dit, « la crainte […] de l’effondrement est la crainte d’un effondrement qui a déjà été éprouvé »[90] : l’autiste éprouve une expérience qui s’est produite dans le passé mais dont il n’a pas fait l’expérience (qui n’a pas fait l’objet d’une perception). Pour soutenir le paradoxe, il convient de plonger du regard dans les profondeurs phénoménologiques. C’est dans cet abîme que se joue l’origine de l’altération autiste de la sensibilité en hypersensibilité.
Le caractère imprévisible de l’événement ne relève pas en effet de la sensibilité mais s’enracine dans les phénomènes-de-monde dont il faut dire qu’ils sont « transpossibles » pour reprendre la terminologie d’Henri Maldiney. « Dans l’ouverture […] l’événement n’est pas de l’ordre des possibles. Au regard de tout système a priori de possibles, il est, il est précisément… l’impossible. Le réel [scil. l’événement] est toujours ce qu’on n’attendait pas et qu’il n’y a pas lieu d’attendre. L’événement est un trans-possible… »[91] Et toujours dans les termes d’H. Maldiney, accueillir l’événement, y avoir ouverture, requiert d’y être « transpassible ». « L’événement, le véritable événement-avènement qui nous expose au risque de devenir autre, est imprévisible. Il est une rencontre avec l’altérité dont la signifiance insignifiable révèle la nôtre. Il est de soi transformateur. »[92] Entrer en contact avec l’événement n’est pas intérioriser quelque chose, mais subir une transformation qui est avènement de soi, éveil à soi-même, éveil du rapport à soi soi-même insignifiable. L’éveil de soi à soi n’est pas ici rapport à soi à partir de soi, c’est-à-dire la sensation, mais l’éveil de soi à soi à partir de rien ; rien c’est-à-dire l’absence constitutive des phénomènes-de-monde. « La transpassabilité consiste à n’être passible de rien qui puisse se faire annoncer comme réel ou possible. »[93] Nous pouvons reconnaître dans la « transpassabilité » opérante à l’événement, la « formation » du sens se faisant. Lorsque la transpassabilité fonctionne, l’événement « est l’origine de notre créativité, parce qu’il nous procure une chose totalement inouïe. »[94] Par contre, lorsque la transpassibilité ne fonctionne pas en ce « sens » que la transformation n’a pas lieu, lorsque l’accueil de l’événement ne se fait pas parce qu’il surgit sans distance, lorsque donc s’opère un court-circuit de la transpossibilité et de la transpassabilité, « l’affection du réel [scil. de l’événement] devient traumatique »[95].
« Si la transformation n’a pas lieu, écrit H. Maldiney, l’événement surgit dans la béance : elle est le fond sans fond de l’être-là en perte de son là. »[96] Dans les termes de M. Richir : l’affectivité où ne se fait plus le sens se faisant éclate dans son « atmosphérisation »[97], telle que l’ipséité ou la conscience (phénoménologique) défaillante, en perte de soi, ne se « retrouve » qu’en étant « située » partout et nulle part : la conscience ne s’éprouve plus comme écart qui a lieu de s’écarter du fond sans fond des phénomènes-de-monde. L’affectivité s’altère en affectivité fantomatique où la conscience en perte de soi « se retrouve » enfermée dans l’illocalisation — c’est-à-dire dans une affectivité s’abîmant également en l’absence de contact (phénoménologique) avec une autre conscience située en son ipséité. L’incapacité à accueillir l’événement, à devenir soi-même comme un autre, surgit en même temps comme incapacité à accueillir autrui[98]. Dans la catastrophe traumatique, il n’y a de conscience que « par l’affectivité indifférenciée qui y fait retour, en étant encore ressentie comme une indicible souffrance et une indicible angoisse. »[99] L’affectivité fantomatique où l’autre s’ouvre vertigineusement comme perte de soi — perte du contact de soi à soi dans l’envahissement de l’absence et perte du contact avec autrui comme un autre contact de soi à soi — explique de la sorte l’expérience du solipsisme autiste où, telle la figure infigurable du fantôme, ne cesse de revenir ce qui passe de ne pas se passer. Indifférenciation solipsiste — c’est-à-dire affectivité privée de l’harmonie entre les « signes » ou les formations phénoménologiques et leurs lacunes — qui explique par ailleurs le manque d’écart conférant à la protension le caractère du futur (son horizon externe) en écho aux lacunes du sens se faisant. À ce niveau de profondeur de la description où l’absence d’autrui incarné par la mère ne fait pas retour en tant que cause du phénomène, le caractère énigmatique du court-circuit de la transpossibilité et de la transpassabilité comme défaillance elle-même transpossible de la liberté ne provient pas non plus d’un bricolage théorique qui voudrait malgré tout éviter dans son explication le recours à l’idée de « cause » (de la maladie). Profondeurs dans la profondeur (inconscient et conscience phénoménologiques) qui nous arrachent ainsi à la conception (problématique) d’une liberté « qui intériorise le destin de l’être dans une légitimité qu’il ignore, et qui se subroge à l’arbitraire aveugle de sa pure extériorité. »[100] Dans les termes de notre situation : un liberté qui assumerait en s’y substituant le mécanisme aveugle du destin symbolique et ne pourrait être étrangement, comme dans la tragédie, que la prise de conscience se dessinant à même la chute du héros.
Encore faut-il rendre compte de ce qui « se » passe au niveau de la sensation. Qu’est-ce à dire que l’atmosphérisation de l’affectivité en affectivité fantomatique se condense (se transpose) en Présent éternel ? Celui-ci n’est-il pas, comme nous venons de le rappeler plus haut, le destin qui échoit à toute sensation ? En réalité, l’instant en lequel « se retrouve » l’affectivité volatilisée est un instant qui ne se remplit pas de soi. Il n’est plus que l’écart de l’évanescence exposée à sa disparition. Il n’est plus que l’écart de l’imminence de la disparition. Il n’est plus que la répétition indéfinie du clignotement de ce qui surgit comme évidement de soi sans s’anéantir, jamais accompli. Il n’est plus que le revirement de l’évanescence non accomplie dans son surgissement et du surgissement non accompli dans son évanescence. Instant vide, regard vide qui n’est plus que sur le point de disparaître, au bord de l’évanouissement comme l’écorce de l’affectivité fantomatique. Autrement dit, dans le comportement sain, l’instant n’a de sens qu’à être lui-même le pôle d’un clignotement plus large — celui de l’affect où le regard (l’« auto-différenciation »[101]) s’accroche à l’emblème (le signifiant) et est accroché par elle. Dans le comportement autiste, du fait de l’indifférenciation de l’affectivité fantomatique, le clignotement ne clignote plus entre un clignotement et son emblème, il se raccourcit en sa radicale répétition — celle de l’instant menaçant comme transposition (symbolique) de l’effondrement phénoménologique, où quelque chose passe de ne pas se passer, en donnée potentielle. La potentialité signifiant que l’instant menaçant n’est pas susceptible de donner une figure à l’intentionnalité qui le vise. L’effondrement de l’intentionnalité en hypersensibilité est de la sorte corrélatif du caractère infigurable de la donnée en tant qu’instant vide ou vide de l’instant. Le comportement autiste envisage ainsi « un ‘‘trou noir’’ innommable et non-figurable sans aucune médiation qui atténue son étrangeté. »[102] D’où le fantasme d’un corps troué sur base du fantasme « originaire ».
Avec la structure de la déstructuration de l’affectivité en affectivité fantomatique « comme transpossible un instant mué (transposé architectoniquement) en possible illocalisé, atmosphérique, imminent ou menaçant »[103], nous pensons tenir là le noyau phénoménologique de l’expérience autiste. À cet égard, ce que la psychanalyse subsume sous le concept de « défenses » ne peut apparaître que secondaire. Les défenses psychiques ne peuvent apparaître qu’en tant que tentative échouant d’ores et déjà pour l’être-là en perte de son là à se circonscrire comme être-situé face à la menace possible de l’effondrement. Par ailleurs, s’est esquissée ici la différence entre comportement sain et comportement pathologique. Tandis que dans l’expérience saine, l’ipséité, l’accueil de l’événement et les lacunes qui s’ouvrent (en affectivité fantomatique) au sein de la formation du sens « jouent ensemble »[104], l’expérience pathologique est rupture, dans un énigmatique (transpossible) court-circuit, de l’harmonicité constituant le rythme du sens recherché. Mais encore faudrait-il distinguer l’effondrement dans la répétition pathologique du comportement « normal » où l’on fonctionne habituellement sans créativité tout en demeurant capable de faire face à un événement. Enfin, nous pourrions nous risquer ici à une hypothèse. La structure de l’expérience solipsiste de l’autisme, d’une solitude absolue en proie à la menace, ne serait-elle pas, en son indifférenciation, le noyau de toute psychose ? N’y aurait-il pas au fond (sans fond) de toute psychose, dans le sens où toute psychose serait susceptible d’éclater en délire, un noyau autiste ? Mais alors, qu’est-ce qui ferait que le noyau éclate lui-même en psychose ? Quelle différence entre psychose blanche et autisme ? Qu’est-ce qui ferait par conséquent aussi la différence entre telle ou telle figure psychotique ? Autant de questions où s’ouvre à nouveau un vaste champ d’exploration phénoménologique…
5. Sclérose institutionnelle, pensée-réflexe et pensée vivante (se faisant)
Nous voilà donc en mesure de mieux comprendre le déphasage qui travaille l’institution psychanalytique — et qui constitue en réalité un double déphasage.
Déphasage, d’une part, interne au discours théorique qui tente indéfiniment de s’ajuster à soi, de se rattraper soi-même et dont le recours à la notion d’inconscient (l’inconscient symbolique dans sa version éclatée : réel/symbolique/imaginaire, laquelle, du coup, s’embarrasse de la conscience comme d’une donnée commune de l’expérience « qui ne se peut ni expliquer ni décrire »[105]) — pour en combler les lacunes précisément — ne fait que renforcer le blocage se donnant ainsi dans l’illusion d’un système ou d’un discours approprié au traitement du sujet. Le jugement du psychanalyste parlant au nom de l’institution est en effet sans appel :
La méthode ABA [Applied Behavior Analysis] se borne pour l’essentiel à l’approche des comportements qu’elle s’emploie à normer sans chercher à pénétrer leurs fonctions et sans se préoccuper de la vie affective. En revanche, le programme TEACCH [Treatment and Education of Autistic and related Communication handicapped CHildren] s’appuie sur une fine connaissance du fonctionnement cognitif de l’autiste, et met en place des techniques qui en tiennent compte, mais dans cette perspective, la vie affective et le travail de protection contre l’angoisse restent impénétrables. L’approche psychanalytique de l’autiste est plus heuristique parce qu’elle ne fait l’impasse sur aucun domaine de fonctionnement de l’être humain : elle est la seule capable de proposer une compréhension, non seulement du fonctionnement affectif, mais aussi des conséquences de celui-ci sur le cognitif.[106]
Notons par ailleurs que toute tentative, comme celle, en particulier, des travaux de Bernard Golse[107], d’imaginer des corrélations entre les processus psychiques et les processus cérébraux en vue de passer outre le différend entre psychanalyse et cognitivisme et ce, en s’appuyant sur le « jeu » interne à l’une et l’autre vision, ne peut aboutir elle-même qu’à une nouvelle construction où se reproduit fatalement le déphasage. Les propos du psychiatre trahissent la problématique :
Le programme ‘‘PILE’’ (Programme International pour le Langage de l’Enfant) implanté à l’hôpital Necker-Enfants Malades de Paris […] apporte des arguments qui nous permettent de penser que [les] dysfonctionnements temporaux peuvent être à la fois cause et conséquence de l’organisation autistique. La pathologie autistique, de l’avis de tous, psychopathologues comme neuroscientifiques, apparaît aujourd’hui comme fondamentalement hétérogène et composite […].[108]
On ne peut en effet se saisir à la fois d’éléments déjà identifiés comme tels, tout en les dénaturant (en ignorant l’attribution causale) en vue de les adapter par avance à des éléments d’une autre nature. Au mieux le bricolage aboutit-il à un parallélisme ou un occasionnalisme (métaphysiques).
En réalité, en porte-à-faux avec la dimension symbolique qui tend à porter le destin de l’être à son comble, la phénoménologie nous révèle qu’il y va, dans la répétition infernale d’un sujet pour le moins névrotique, de quelque chose d’autre qui aurait pu se faire et dont l’aventure signifiante demeure suspendue à sa reprise.
Déphasage, d’autre part, entre la théorie et la pratique analytiques, entre une conception du sujet dont le projet avorté (au niveau de l’inconscient symbolique où sont transposées dans le non-sens les lacunes du langage phénoménologique) se retrouve renforcé par la fixation spéculative du discours et le désir de lui être attentif à travers une cure en vue de libérer sa parole. Mais qu’est-ce qui anime le désir de prendre soin du sujet ? L’écart entre le symptôme (somatique) et la maladie. Tout symptôme (psychopathologique) est latéral en ce sens qu’il est porteur d’une exigence d’interprétation qui n’est précisément pas « traduction » automatique. Tout symptôme est symptôme d’un corps-objet — c’est-à-dire d’un corps inhabité, un « en-soi » déserté par l’intentionnalité — qui porte la trace de l’affectivité. L’« en-soi » « porte en lui l’imminence de la désincarnation, d’un corps séparé de l’esprit, […] donc il recèle toujours en lui-même la ‘‘puissance’’ d’une chair ou d’une phénoménalité [affectivité] qui n’y paraît ‘‘enfermée’’ […] que dans la mesure où le corps paraît s’en séparer dans la choséité. »[109] L’évanouissement de l’affectivité (et ses transpositions) n’est jamais complet. Sans cette affectivité qui y paraît « en puissance », le travail d’interprétation de l’analyste éclaterait en un délire interprétatif corrélatif d’une prolifération de données potentielles (l’affectivité fantomatique muée en instants vides ou « esprits » désincarnés) non arrimées au reste d’une unité vivante. Dans l’écart entre le solipsisme absolu de l’affectivité fantomatique (« monstre » qui ne se montrera jamais comme tel) et le symptôme, se fait entendre la défaillance du sens se faisant sous la forme d’une exigence de sa reprise qui éveille ainsi le désir thérapeutique, où la possibilité (en son fond transpossible) d’un avenir, en creux de la déficience, se laisse entrevoir : la personne autiste n’est pas absorbée par l’éternité de sa structure transcendantale de façon absolue. Le désir thérapeutique s’éveille à soi comme travail d’interprétation dans sa rencontre avec un autre (autrui) comme affectivité déficiente qui, touchée à distance, émerge à soi en puissance de soi dans l’écart symptomatique où « se » trahit l’incessant retour de ce qui ne « se » fait pas. Autrement dit, les termes de l’attention pressante du thérapeute doivent être eux-mêmes replacés dans leur jour phénoménologique.
C’est l’urgence absolue et la première grande difficulté : alors que l’Autre ne peut être connu que par la relation, apparaît un premier point clinique et pratique fondamental : toute tentative de relation avec l’autiste va être vécue de son point de vue comme la réitération d’un cataclysme. Comment avoir une attitude thérapeutique avec quelqu’un qui vit la relation comme une catastrophe ? Le problème posé suggère la solution, puisqu’il suffit de ne pas avoir de relation pour que la relation réapparaisse ! Ce paradoxe apparent peut se gérer par l’utilisation de logiques différentes, logiques de cadre et de contenu. Il convient alors de mettre en place un cadre dans lequel la relation a un statut particulier. L’enfant est amené par sa famille dans un lieu où quelqu’un l’attend. Là évidemment c’est le désir de l’autre sur l’enfant qui s’applique. Mais à l’intérieur de ce cadre, de ce désir de l’autre, une autre logique va fonctionner : celle du psychanalyste, position absolument, totalement non désirante. […] Dit autrement, il convient que le thérapeute fasse preuve d’une espèce d’autisme méthodologique de façon à ce que son patient puisse faire émerger un désir. […] Cela veut dire ne pas le regarder s’il ne nous regarde pas, ne pas lui parler s’il n’émet pas de son, ne pas aller vers lui s’il ne vient pas vers nous, etc.[110]
Que signifie cet autisme « méthodologique » qui se joue dans son déphasage avec le cadre ? Car il est entendu que « ni le monde extérieur ne doit être introduit dans le monde pathologique du malade, ni le monde du malade dans le monde extérieur. La première méthode ‘‘pathologise’’ le normal, la seconde normalise le pathologique… »[111] Ne pas regarder, ne pas parler, ne pas se déplacer, etc., correspondent chez l’analyste à la mise en œuvre de ce qui constitue celui-ci « en foyer normal du monde pathologique du patient. »[112] En deçà du monde en tant que corrélat de l’intentionnalité et en deçà même de l’inconscient (symbolique), l’analyste, nous explique H. Maldiney, se fait le « répondant » de l’expression défaillante du patient jusqu’à ce que celui-ci « devienne lui-même son propre répondant » [113]. En d’autres termes, l’analyste s’ouvre à sa tâche d’analyste, fût-elle sans parole, dans la transpassabilité à la transpossibilité de l’affectivité où l’ipséité est suspendue à l’événement dans la béance. La tâche se forme soi-même dans l’accueil à distance (non sans lacunes) comme espoir de l’inespéré, comme accueil de l’autre (le patient) susceptible ainsi, grâce à cet accueil, d’amorcer une ipséité tentant de répondre de soi, sous la forme de proto-signes (phénoménologiques)[114] mués un instant en bribes de langage qui retiendront l’attention de l’analyste à titre de proto-métaphores ou de proto-métonymies. Cela signifie qu’en son fond la tâche de l’analyste est mise en branle de soi, comme mise en question de soi, au contact d’un ébranlement transpossible que le psychopathologue peut comprendre parce que nous autres les hommes le partageons entre tous. En bref, la « différence » entre le « cadre » et le « contenu » s’avère efficiente parce que le psychanalyste travaille, sans le savoir, avec l’élément phénoménologique assurant précisément l’écart entre les deux « logiques ». (Redoublement du déphasage au sein de la pratique elle-même.)
Le discours théorique de la psychanalyse — en tant que sur-codage de la structure signifiante où le sujet « se retrouve » bloqué et sur-codage qui tend à dégénérer en système, c’est-à-dire en « machin » marchant tout seul, « sans qu’on sache très bien comment »[115], dans la mesure où il se prend « pour le tout de ce qu’il y a » comme « si le ‘‘machin’’ réglait d’avance le jeu des questions et des réponses »[116] (toute forme de résistance à la psychanalyse serait une manifestation inconsciente) — en vertu de son déphasage avec un discours qui pratiquement ne se confond pas avec le machinal, est donc susceptible de re-coder l’expression du patient n’adhérant pas à la théorie, comme il est susceptible de muer en un discours qui se remet en question, « ouvert en abîme par le champ phénoménologique »[117]. Il ne s’agit pas ici pour le discours de s’abîmer dans les profondeurs du sens se faisant, mais de s’ouvrir dans « l’ouverture d’horizons symboliques sous lesquels la pensée, pouvant s’orienter, est capable de s’interroger sur ses propres contingences »[118]. Les horizons symboliques tiennent du sens se faisant sur lesquels ils s’articulent leur caractère d’horizon de pensée et leur dimension d’inaccessibilité motive ainsi une pensée confrontée au renouvellement, face à ses opacités (déterminations inconscientes) qui paraissent interrogées quant à leur sens à la lumière même du recul de la pensée (ouvert précisément par ses horizons). Sous l’horizon symbolique de sens, la part obscure d’indétermination (trace phénoménologique) qui joue au sein de toute détermination s’éveille à soi dans une mise en question. Sous l’horizon symbolique de sens, le psychanalyste comprend ce qu’il cherche et la variabilité des intuitions qui animent sa pensée ne tend plus en sa radicalité à s’accentuer dans la monotonie formelle de la répétition que la pensée répéterait mais exige de celle-ci souplesse et inventivité. Autrement dit, toute pensée humaine, c’est-à-dire amenée à la créativité, se tient entre le symbolique et le phénoménologique. C’est par conséquent dire aussi que la liberté phénoménologique se doit d’être « tempérée » par la dimension symbolique. Il y a en effet quelque chose de vertigineux dans l’abandon, sans retenue, de la « conscience plongeant dans les abîmes de son ipséité. »[119] La liberté phénoménologique, c’est-à-dire « sauvage », ne se fixant pas, oubliant toute version précédente en l’altérant dans une nouvelle formation de soi[120], en rencontrant phénoménologiquement l’institution symbolique retourne celle-ci en une pensée qui n’est plus une réflexion déterminante, absorbée par la platitude du concept où elle s’achève — et se transpose comme réflexion contre (appui en écart et écart en appui) les choses d’ores et déjà envisagées comme telles ou telles. La liberté humaine qui bénéficie de l’« appui » d’un sol est en ce sens réflexion qui revient sur des pas, sur lesquels on marche habituellement pour accéder aux choses, en ne les emboîtant pas dans une sorte de dé-concertation réarticulant du sens en vue de sa propre énigme. Mais justement, la rencontre phénoménologique entre le sens se faisant et l’institution symbolique est corrélative de la rencontre phénoménologique d’autrui. Celle-ci, par sa singularité, m’introduit à du contrepoint — les lacunes du sens se faisant du côté d’autrui — qui s’introduit entre les lacunes (de sens) codifiées et sur-codifiées lesquelles, du coup, ne se distribuent plus selon un même plan (sans profondeur) mais, la « structure de vides se laminant elle-même »[121], se réarticulent comme articulation d’un sens qui se cherche entre les lignes et les mots. Encore faut-il qu’en vue de moi-même, j’accepte un peu de me perdre, accepte d’épouser ce lâcher-prise où se défait la saisie des choses qui me retiennent.[122] Sans quoi, la voix de l’autre, errant entre les mots inhabités d’un discours ignoré, paraîtra fantomatique, menaçant l’intérieur de l’enceinte en laquelle, en proie à la crainte, je me suis retiré sans donc pouvoir l’habiter : « la voix de l’autre sera la voix de l’Autre, venue de nulle part en moi, sans distance, comme la voix d’un pur ‘‘esprit’’, d’une ‘‘âme’’ fantomatique sans corps. »[123]
Nous voulons dire par là que le discours institutionnel de la psychanalyse est bien trop souvent, en cette époque de disséminations des savoirs, celui d’une enceinte où l’on tente d’étouffer et de conjurer dans l’indignation la crainte d’un discours autre pris pour dévastateur. Le maniérisme de l’indignation étant de la sorte compris comme la « reproduction caricaturale d’un Leib [affectivité] en imminence de disparition »[124] « dans la répétition inlassable de la spécularistion du moi dans l’image reflétée d’un type de comportement déterminé »[125]. Indignation qui, à son tour, ne « touche » que des convaincus associé à l’establishment intellectualisant. « Ce serait une dangereuse illusion d’optique […] de penser que le machinal-opératoire se met en jeu uniquement dans la science et la technique. »[126] Illusion mortifère pour soi-même dans l’indifférence aux autres. (De la même manière, il conviendrait maintenant de montrer comment les approches neuro-cognitivistes, de par leur inventivité, ne se réduisent pas à de la pensée machinale s’anticipant dans son objet machinal.[127]) Toutefois, il arrive qu’une voix en porte-à-faux avec les cercles fermés, à travers l’accueil d’autres discours que le sien, interroge le discours dont pourtant il se réclame. Ecoutons ainsi le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron dont le propos nous paraît finement inspiré, comme en écho à une véritable prise en compte de l’élément phénoménologique :
Le fait que la psychanalyse soit instituée en « science de l’inconscient » a conduit beaucoup de psychanalystes à penser que la seule méthode d’investigation appropriée à son avancement était le traitement psychanalytique des patients, tandis que ces traitements étaient le seul moyen de faire progresser leur science. Cette façon de tourner en rond a conduit à une dégradation partielle de la psychanalyse en idéologie. C’est ainsi que les psychanalystes se sont révélés très en retard dans la capacité à prendre en compte les travaux sur l’attachement et les traumatismes, et qu’ils continuent à témoigner d’un retard considérable dans l’approche […] de l’impact des technologies numériques qu’ils envisagent souvent comme une menace pour la symbolisation et la civilisation.
Du coup, ils ont ignoré, pour ne pas dire dévalorisé, tout ce qui relève d’autres fonctions du psychisme, précisément de celles que Freud avait attribuées au pré-conscient et au conscient, comme les processus d’apprentissage et les capacités d’attention et de concentration.
Bref, autour de l’autisme, il n’y a pas eu de « bons » et de « mauvais » psychanalystes, mais des praticiens confrontés à l’impossibilité de penser en dehors des clous de leurs écoles respectives. C’est pourquoi, plutôt que de s’apitoyer sur la décision de la HAS, celle-ci doit être l’occasion pour les psychanalystes d’engager des renouveaux théoriques.
Freud n’avait pas tout prévu.[128]
C’est précisément grâce à la marginalité dont témoignent des professionnels comme Serge Tisseron que la dégradation de la psychanalyse en pensée sectaire demeure partielle et que peut s’opérer dans les institutions mêmes, nous l’espérons, une véritable rencontre de l’autre « incarné » par la personne autiste, en mesure ainsi, dans la relation à un analyste, de témoigner de « soi » à l’écart de sa fixation en une figure psychopathologique donnée. Même s’il est vrai que l’accueil du singulier aura d’ores et déjà tendance à se transposer en l’étude d’un cas particulier, lequel tendra lui-même à se transposer en cas d’école…
[1] Eric FAVEREAU citant la ministre déléguée auprès de la ministre des Affaires sociales et de la Santé, in Libération, Site Internet, 19 juin 2013, Disponible sur : http://www.liberation.fr/societe/2013/06/19/autisme-la-psychanalyse-isolee_912306
[2] Jean-Claude MALEVAL, « Lettre ouverte à Madame Touraine, ministre de la Santé, pour le retrait du 3e Plan autisme », in Lacan Quotidien, n° 330, Site Internet, 11 juin 2013, Disponible sur :
http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2013/06/LQ-330.pdf
[3] Marc RICHIR, Phantasia, imagination, affectivité. Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble, Millon, 2004, p. 390.
[4] Ibid.
[5] Phénoménologie de l’indignation de type médiatique que nous avons tenté d’esquisser ailleurs. Nous nous permettons ainsi de renvoyer le lecteur à notre étude : « La rhétorique de l’indignation ou le maniérisme cosmopolitain », in Mondesfrancophones.com, Site Internet, 4 décembre 2011, Disponible sur :
[6] M. RICHIR, « Science et Monde de la Vie. La question de l’ ‘‘éthique’’ de la science », in Futur antérieur, n° 3, automne 1990, p. 22.
[7] Ibid., p. 19.
[8] HAS – ANESM, « Autisme – Questions / Réponses », 08 mars 2012, Disponible sur : Questions / Réponses – Autisme, p. 4.
[9] Faute de place, nous ne traiterons pas ici de la problématique du « packing » — qui pourrait, à l’encontre de l’imagerie qu’elle produit spontanément, trouver une justification phénoménologique. À cet effet, nous renvoyons le lecteur à : Alain GILLIS, « Approche phénoménologique de l’autisme infantile. Perspectives thérapeutiques », in Perspectives Psy, vol. 43, 2004/2, pp. 113-117.
[10] Cf. Théo PEETERS, « Centre de Formation Autisme », in Theopeeters.be, Site Internet, Disponible sur : http://fr.theopeeters.be/?page_id=1368 (consulté le 09/01/2013)
[11] Cf. Hervé BOKBOZA, in « Autisme : ‘‘Les psychanalystes vont entrer en résistance’’ », in L’Express, Site Internet, 18 mars 2012, Disponible sur : http://www.lexpress.fr/actualite/societe/autisme-les-psychanalystes-vont-entrer-en-resistance_1094612.html
[12] Cf. Christophe DUBOIS, « Défendre une prise en charge psychanalytique de l’autisme : un devoir démocratique », in Des choses à se dire, Site Internet, 3 mai 2012, Disponible sur :
http://christophedubois.wordpress.com/2012/05/03/defendre-une-prise-en-charge-psychanalytique-de-lautisme-un-devoir-democratique/ — Certes il s’agit là d’une réaction belge eu égard au contexte français. Mais il a fallu attendre 2005 pour que voient le jour en Belgique les premiers Centres de Référence pour l’Autisme, conventionnés et effectuant leurs diagnostics, en l’absence de ligne de conduite officielle, sur base des classifications internationales qui considèrent la maladie comme un trouble d’origine neurobiologique. Ils sont actuellement au nombre de huit, ce qui reste, de l’avis des associations, encore largement insuffisant.
[13] Cf. Jean-Pierre ROUILLON, « Petite note sur l’autisme chez Lacan », in Ecole de la Cause freudienne, Site Internet, Disponible sur :
http://www.causefreudienne.net/etudier/essential/petite-note-sur-l-autisme-chez-lacan.html?symfony=59764fbf0c652dcbe181bc649b46e3c1 (consulté le 16/01/2013)
[14] « DSM » dont la nouvelle mouture parue tout récemment — le « DSM-5 » — n’a pas manqué de susciter des attaques de toutes parts, y compris de la part des tenants de la version précédente. En réalité, la virulence des réactions, au-delà de leur aspect idéologique, est à la mesure de l’extrême difficulté de la tâche (impossible à résoudre) : stabiliser le découpage entre normalité (l’être-sain) et pathologie.
[15] Notons que le DSM-5 a remplacé le terme de « TED » qui, dans le DSM-IV (les chiffres romains ont été abandonnés), répondait à la grande variabilité des symptômes des personnes autistes, mais créait du coup la confusion en laissant croire que les personnes TED n’étaient pas autistes, par le terme « TSA » : troubles du spectre de l’autisme.
[16] Bien que tous les professionnels ne reconnaîtraient pas leur regard sur la chose, notre exposé n’a de sens que de permettre au lecteur de se faire une idée de ce qu’est l’autisme du point de vue analytique, — exposé à distance des querelles à l’occasion byzantines entre les différentes chapelles, cherchant à tracer une route dans une mer quelquefois houleuse de textes fidèles à tels ou tels courants et cédant au passage à la cascade des jeux de mots. Si par ailleurs ce bref exposé s’empare de la logique du « signifiant », c’est en tant que celle-ci entend répondre à une formalisation de la situation du sujet et s’adresser par là à l’auditeur universel que représenterait de façon particulière tout lecteur. Autrement dit, le discours de la psychanalyse ne se réduit pas à ce que l’on en dit ; elle ne se bat pas avec les mots simplement pour les mots : la profusion des points de vue s’arrime tant bien que mal à une certaine orientation qui n’a cependant rien d’évident et fait question en deçà de l’organisation conceptuelle fondamentale de son expérience.
[17] Prenons garde à l’emploi des termes. Le processus d’identification que nous assimilons dans notre exposé à un processus d’incorporation (qui n’est pas l’« incarnation » au sens phénoménologique) est double : pour nous, la seconde identification semble avoir lieu sur base d’une identification primaire constituant précisément celle qui ferait défaut dans la radicalité du phénomène de l’autisme. Or, la plupart du temps, en littérature analytique, l’identification « primaire » est assimilée à la « phase du miroir » qui correspondrait ainsi pour nous à la seconde incorporation et dont le défaut s’expliquerait sur base d’un manque plus élémentaire. Cela dit, nous employons ici le conditionnel, car une fois la lecture psychanalytique problématisée, sa refondation phénoménologique redistribuera les découpages en faisant apparaître de nouvelles articulations qui ne remettent pas en cause (montrent du doigt) mais en question (éveillent au remaniement) l’institution analytique.
[18] Avant d’être objets de calculs, les phénomènes prosodiques doivent être rendus à leur essence : ils ne se déroulent pas dans un cadre fixé par des coordonnées, ils s’engendrent à même l’espace qu’ils ouvrent dans un style qui leur est à chaque fois propre. L’intonation d’une voix n’est pas ainsi représentable, elle ne peut être que sentie. D’où (selon une perspective bergsonienne) le rire provoqué par l’imitateur en ce qu’il chosifie le rythme de la voix dont il s’est saisi par des automatismes (mais dont l’acquisition suppose une gestuelle mimétique). Une redoutable question (dont nous ne traiterons pas directement ici) se pose alors : comment du mécanique peut-il être plaqué sur du vivant sans l’étouffer complètement ?
[19] Jean-Michel VIVES, « Pulsion invocante et destins de la voix », in Psychologie clinique, n° 13, 2009, p. 87.
[20] Ibid.
[21] On l’aura compris, si la voix de la mère se dévoile originairement chez l’infans comme non voilée, elle est d’ores et déjà voilée pour la mère, c’est-à-dire chez un sujet affecté du « pour-soi ».
[22] Jean-Michel RIBBETES, « La troisième dimension du fantasme », in Claude ZÉRAFFA et Didier COSTE (sous la direction de), Art et fantasme, Seyssel, Champ Vallon, 1984, p. 190.
[23] J.-C. MALEVAL, « Qui sont les autistes ? », in Le Pont Freudien, Site Internet, Disponible sur : http://pontfreudien.org/content/jean-claude-maleval-qui-sont-les-autistes (consulté le 20/01/2013)
[24] Si dans l’autisme, c’est le sujet qui jouit, dans la psychose en tant que soumission à la voix de l’Autre, c’est ce dernier au contraire qui jouit.
[25] J.-C. MALEVAL, Op. cit.
[26] Il convient d’avoir assimilé ici la catégorie de « réel » à la notion de jouissance, ce qui fait de la jouissance en psychanalyse quelque chose d’« impossible ». Le « réel » relevant en effet de l’imperceptible, c’est-à-dire de ce qui n’est pas saturé par le désir et l’imaginaire, demeure inassimilable au symbolique (comme pouvoir de représentation). Par ailleurs, on l’aura compris : la « voix » constitue une modalité du « réel ».
[27] J.-C. MALEVAL, Op. cit.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Rosine et Robert LEFORT cités in Ibid.
[31] J.-P. ROUILLON, Op. cit.
[32] Cf. Barbara BONNEAU, « Quelques éléments de psychanalyse avec les enfants manifestants des signes d’autisme », in Les mots dans l’œil, Site Internet, 10 novembre 2010, Disponible sur : http://les-mots-dans-l-oeil.com/galerie-de-textes/quelques-%C3%A9l%C3%A9ments-de-psychanalyse-avec-les-enfants-manifestants-des-signes-d-autisme/
[33] Commission d’initiative de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, « Autisme et psychanalyse : nos convictions », in Le Cercle Psy, Site Internet, 22 février 2012, Disponible sur :
http://le-cercle-psy.scienceshumaines.com/autisme-et-psychanalyse-nos-convictions_sh_28529
[34] Dire que le réel « ek-siste » au symbolique en tant que dehors du symbolique ne change rien à l’affaire.
[35] Le cadre de notre article ne se prête évidemment pas à toute l’ampleur de la tâche, nous nous contenterons d’évoquer quelques questions. Nous renvoyons le lecteur aux travaux précurseurs et fondateurs de M. RICHIR, en particulier à la deuxième partie de son ouvrage : Phénoménologie et institution symbolique, Millon, Grenoble, 1988, 383 p. : « La dimension phénoménologique de l’institution symbolique », pp. 91-285. — Notre lecture est également redevable du remarquable travail de Joëlle MESNIL : « La pulsion chez Marc Richir », in Eikasia, n° 47, Site Internet, 2013, pp. 527-572, Disponible sur : http://www.revistadefilosofia.com/
[36] Cf. J.-C. MALEVAL, Op cit. et Luis SOLANO, « Le psychotique, que peut-il attendre de la psychanalyse ? », in Le Pont Freudien, Disponible sur : http://pontfreudien.org/content/luis-solano-le-psychotique-que-peut-il-attendre-de-la-psychanalyse (consulté le 23/01/2013)
[37] Cf. Jean-François MARQUET, « Liberté et commencement », in Pierre KERSZBERG, Antonino MAZZÙ et Alexander SCHNELL (sous la direction de), L’œuvre du phénomène, Mélanges de philosophie offerts à Marc Richir, Bruxelles, Ousia, 2009, pp. 15-29.
[38] Ibid., p. 22.
[39] Ibid., p. 24.
[40] Ibid., p. 25.
[41] Ibid., p. 28.
[42] Ibid., p. 26
[43] M. RICHIR, « Sauvagerie et utopie métaphysique », Préface à Friedrich Wilhelm Joseph von SCHELLING, Les Ages du monde – versions premières, 1811-1813, Editions Ousia, Bruxelles, 1988, p. 11.
[44] Ibid., p. 12.
[45] Ibid., p. 16.
[46] Ibid., p. 17.
[47] Ibid., p. 21.
[48] J.-F. MARQUET, Op. cit., p. 29.
[49] M. RICHIR, Op.cit.
[50] On aura constaté l’équivalence « liberté-conscience-‘‘présent’’-sens », mais dégagée d’une métaphysique de la substance. C’est ce registre subtil de la présence qui n’est présence de « rien » de fixe ou de figurable que les auteurs soi-disant postmodernes sont incapables de penser, pris qu’ils sont dans un court-circuit entre l’élément purement indéterminé et la répétition « symbolique » (cf. infra).
[51] Elisabeth ROUDINESCO, « Psychanalyse et autisme : la polémique », in Le Huffington Post, Site Internet, 30 janvier 2012, Disponible sur : http://www.huffingtonpost.fr/elisabeth-roudinesco/psychanalyse-autisme-polemique_b_1241992.html
[52] Cf. Michel HENRY, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985, 398 p. — « L’inconscient n’a donc d’existence théorique que celle-ci : être le seul principe d’explication possible du matériel pathologique, de telle manière toutefois que la légitimation ne tient pas ultimement à la pertinence du principe explicatif mais au matériel pathologique lui-même en tant que tel, en tant que donné incontestable. En quoi le matériel analytique est-il un donné incontestable ? En tant qu’il apparaît. On peut rejeter verbalement une philosophie de la conscience, c’est sur l’essence préalablement déployée de la conscience elle-même que repose toute la problématique psychanalytique qu’on prétend lui opposer. » (Ibid., p. 344) Toute la problématique analytique tient ainsi dans le fait que la conscience, en tant que lieu de l’apparaître, apparaît dans un donné lacunaire tel que la cure entend « recoller les morceaux ». Mais la problématique paraît extrêmement ambivalente au niveau théorique : pourquoi vouloir convertir l’inconscient dans le conscient ? Pourquoi se donner comme but ce qui constitue la condition même de son exercice, à savoir une révélation de l’inconscient à même la conscience ? La pratique analytique ne peut donc avoir de sens que si elle se soutient d’un paradoxe qu’il s’agit de penser : le travail d’interprétation n’est possible qu’en raison d’un déphasage interne à l’institution analytique, tel qu’elle ne se boucle pas en un système donnant l’illusion de marcher tout seul.
[53] Catherine BARTHELEMY, « Comprendre et soigner autrement : à propos de l’autisme », in Catherine MAYER et al. (sous la direction de), Le livre noir de la psychanalyse, p. 690.
[54] Bernard GLOSE et Laurence ROBEL, « Pour une approche intégrative de l’autisme infantile », in Recherches en psychanalyse, n° 7, 2009, p. 48.
[55] Ibid.
[56] Claude SMADJA, « L’affect, entre psychanalyse et biologie », in Société psychanalytique de Paris, Site Internet, mars 2010, Disponible sur : http://www.societe-psychanalytique-de-paris.net/wp/laffect-entre-psychanalyse-et-biologie/
[57] M. RICHIR, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », in Les Cahiers de Philosophie, n° 7, 1989, p. 180.
[58] Ibid., p. 175.
[59] Ibid.
[60] Ibid., p. 176.
[61] C’est bien de la substantivation, c’est-à-dire de l’événement même du sujet, qu’il est ici question et non du sujet posé en substance, même s’il est vrai que l’événement finit par donner lieu à une certaine solidification (problématique) corrélative de l’essence se retournant et se distendant en intentionnalité : le corps comme « avoir » d’une conscience.
[62] Distorsion « originaire » par rapport au système analytique tel que nous venons de l’exposer, mais qui n’est pas encore la conscience au sens phénoménologique, parce que ladite distorsion est l’émergence et le scintillement de l’instant qui se pose et trouve lieu, mais n’a pas le temps. Nous nous trouvons ici au niveau ontologique en tant que transposition (symbolique) d’une base phénoménologique. Sur cette constitution de l’instantanéité, cf. le premier grand texte d’Emmanuel LEVINAS : De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1993, 173 p.
[63] Ibid., p. 116.
[64] Ibid., p. 132.
[65] Vincent DESCOMBES, Le même et l’autre, Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), Paris, Minuit, 1979, p. 123.
[66] M. RICHIR, Op. cit., p. 180.
[67] Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Millon, 2006, p. 23.
[68] Idem, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », p. 183.
[69] Idem, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », in Michel-Pierre HAROCHE (sous la direction de), L’âme et le corps, Philosophie et psychiatrie, Paris, Plon, 1990, p. 170.
[70] A. SCHNELL, « Temporalité et affectivité », in L’œuvre du phénomène, p. 143.
[71] M. RICHIR, « Communauté, société et Histoire chez le dernier Merleau-Ponty », in M. RICHIR et Etienne TASSIN (textes réunis par), Merleau-Ponty, Phénoménologie et expériences, Grenoble, Millon, 2008, pp. 13-14.
[72] Idem, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », p. 178.
[73] Idem, Phénoménologie et institution symbolique, p. 197.
[74] Ibid., p. 174.
[75] Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 114.
[76] Ibid., p. 115.
[77] Ibid., p. 117.
[78] Ibid., p. 125.
[79] Idem, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », p. 173.
[80] À ce niveau de description, le « regard » (épinglé par le signifiant), comme la « voix », peut servir de paradigme à l’élément de la sensation puisqu’il ne se situe pas en un monde objectal. Le regard ici n’est pas la vision.
[81] Et AUTEUR du très remarquable : Lévinas phénoménologue, Grenoble, Millon, 2002, 335 p. — L’ouvrage libère en effet Levinas de la paraphrase dont il fait trop fréquemment l’objet, en direction d’une psychopathologie lévinassienne.
[82] Cf. Yasuhiko MURAKAMI, « Temporalité chez les autistes — À travers la théorie du sens chez Marc Richir », in L’œuvre du phénomène, pp. 161-181.
[83] E. LEVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p. 51.
[84] Y. MURAKAMI, Op. cit., p. 165.
[85] Ibid., p. 166.
[86] Cela veut dire que le discours théorique de la psychanalyse procède d’un court-circuit entre le niveau de la sensation et le niveau de la représentation (intentionnelle) en faisant, au mieux, du jeu de mots une modalité du jeu du signifiant et en refoulant du même coup le niveau de la conscience (perceptive). Refoulement qui fait paraître étrangement le soi (de la sensation) comme un moi sans consistance (l’imaginaire qui ne se profile pas).
[87] Y. MURAKAMI, Op.cit., p. 177.
[88] Ibid.
[89] Donna WILLIAMS citée par J.-C. MALEVAL, in Op. cit.
[90] M. RICHIR citant Donald W. WINNICOTT, in Phantasia, imagination, affectivité, p. 329.
[91] Henri MALDINEY, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Millon, 1997, p. 143.
[92] Ibid., p. 419.
[93] Ibid., p. 421.
[94] Y. MURAKAMI, Op. cit., p. 170.
[95] Ibid.
[96] H. MALDINEY, Op. cit., p. 419.
[97] M. RICHIR, « Leiblichkeit et phantasia », in Mareike WOLF-FEDIDA (sous la direction de), Psychothérapie phénoménologique, Paris, MJW Fédition, 2006, p. 41.
[98] Ce qui ne veut pas dire qu’autrui se réduise à un phénomène-de-monde. L’imprévisibilité d’autrui provient des phénomènes-de-monde dont la rencontre autre que la « mienne » constitue précisément le phénomène d’autrui. Rencontrer autrui, c’est ainsi rencontrer une autre rencontre qui élargit le déploiement de « mon » ipséité.
[99] M. RICHIR, Op. cit., p. 42.
[100] H. MALDINEY, Op. cit.
[101] L’instant qui se donne et paraît comme « auto-différenciation », comme impression « originaire », ne doit pas nous faire perdre de vue qu’il n’est pas l’ultime réalité, sous peine de voir la phénoménologie se fermer en une ontologie où l’on bricole avec un destin dont on tente d’en couper le fil et avec une fraîcheur juvénile que l’on tente de rendre décisisve.
[102] Y. MURAKAMI, Op. cit., p. 169.
[103] M. RICHIR, Phantasia, imagination, affectivité, p. 332.
[104] Idem, « Leiblichkeit et phantasia », p. 43.
[105] Sigmund FREUD cité par Jean LAPLANCHE et Jean-Bernard PONTALIS, « Conscience (psychologique) », in Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2004, p. 95.
[106] J.-C. MALEVAL, Op. cit. Nous soulignons.
[107] Cf. B. GOLSE et L. ROBEL, Op. cit., pp. 45-51. Nous soulignons.
[108] Ibid., p. 49.
[109] M. RICHIR, « Altérité et incarnation. Phénoménologie de Husserl », in Revue de Médecine Psychosomatique, n° 30/31, 1992, p. 70.
[110] Michel S. LEVY, « Autisme », in Inventionpsychanalyse.com, Site Internet, Disponible sur : http://www.inventionpsychanalyse.com/autisme.php (consulté le 18/07/2013) — Nous soulignons.
[111] H. MALDINEY, « Comprendre », in Regard, Parole, Espace, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1994, p. 50.
[112] Ibid., p. 53.
[113] Ibid., p. 54.
[114] Il conviendrait de se pencher sur ce niveau des « proto-signes » qui ouvre ici un champ d’exploration phénoménologique inouï entre les phénomènes-de-monde et l’affectivité.
[115] M. RICHIR, « Science et Monde de la Vie », p. 18.
[116] Ibid., p. 22.
[117] Idem, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », p. 187.
[118] Idem, « Science et Monde de la Vie », p. 24.
[119] Idem, « Sauvagerie et utopie métaphysique », p. 29.
[120] Cf. Y. MURAKAMI, Op. cit., p. 181.
[121] M. RICHIR, Phénoménologie et institution symbolique, p. 292.
[122] Se pose alors la redoutable question de la place et de la signification de la « volonté » dans l’édifice en mouvement.
[123] M. RICHIR, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », p. 177.
[124] Idem, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Millon, 2000, p. 386.
[125] Idem, Phantasia, imagination, affectivité, p. 390.
[126] Idem, « Science et Monde de la Vie », p. 21.
[127] A titre d’exemple, Bernadette Roge, formée depuis près de trente ans à l’ABA, Professeur des universités à Toulouse Le Mirail : « On sait aujourd’hui que les enfants autistes ne généralisent pas bien. Si on leur fait répéter indéfiniment une même situation, ces enfants feront certes des acquisitions mais ils ne pourront les reproduire que dans cette situation donnée. Ils ne la transposeront pas à une situation similaire. L’apprentissage alors n’est pas intéressant car ce que l’on veut c’est que, globalement, l’enfant soit davantage adapté au monde qui l’entoure. Cette approche a donc évolué en tenant compte de la dimension cognitive. J’ai ainsi été formée aussi au Teacch chez Eric Schopler, où, pour le dire vite, on adapte l’environnement pour favoriser les apprentissages de l’enfant. J’ai ainsi infléchi mon approche de l’ABA en tenant compte des particularités de ces enfants. » (in Sophie DUFAU, « Autisme : l’ABA trouble l’université de Lille », in Mediapart, Site Internet, 14 mai 2012, Disponible sur : http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=3563 — Nous soulignons.
[128] Serge TISSERON, « Autisme : la psychanalyse (enfin) contrainte à évoluer, in Libération, Site Internet, 22 février 2012, Disponible sur : http://www.liberation.fr/societe/01012391368-autisme-la-psychanalyse-enfin-contrainte-a-evoluer