Introduction : les deux « origines »
Cet essai se propose de cerner le caractère unique de la contribution levinassienne à la pensée messianique. Prenant ses distances vis-à-vis du messianisme historique d’un Benjamin et de l’utopisme blochien, Levinas nous présente ce qu’on pourrait appeler un « moment messianique ». Certes, de tels moments événementiels, dans lesquels un acte s’affranchit de la causalité linéaire pour se faire surgissement d’une absolue nouveauté, ne sont pas étrangers à la philosophie. L’originalité de Levinas repose néanmoins sur sa manière de revisiter l’esthétique du temps messianique, à comprendre dans le sens d’une ouverture affective et sensible au niveau de la chair permettant de contester le primat de la consciente totalisante. Pour mener à bien cette entreprise, Levinas a recours à ce que la phénoménologie a discerné comme étant la double origine de la conscience intentionnelle, à savoir le jaillissement de la sensation (contenu primordial) et sa structuration passive (formes) comme intentionnalité. Il le fait au demeurant dans une optique fort différente de la démarche de Husserl, c’est-à-dire à des fins non-épistémologique et non-fondationnelles. Levinas s’approche de la chair comme le lieu où l’intériorité se mêle à l’extériorité, la sensibilité à l’affectivité. Ce lieu métaphorique, aux ressemblances évidentes avec le projet de Merleau-Ponty, ouvre la voie à une passivité dont Husserl avait traité sans renoncer au primat de la forme intentionnelle (consciente). Car il s’agit cette fois non pas de la passivité du flux temporel, ni même de celle des mécanismes associatifs, mais d’une passivité en étroite dépendance vis-à-vis d’un pré-conscient effectif et « alloceptif », ouvert à autrui. Il n’y a plus lieu, en ce lieu, de parler d’une extériorité de l’autre, cet autre devenu à la fois intérieur et extérieur. Et cependant, l’ouverture qui rompt avec la totalisation typique de la conscience tire son origine de ce que le psychisme ne peut pas identifier comme « moi », comme « même », comme « gleich », de cet autre qui constitue le point de départ du messianisme levinassien. Révolutionnant la conception du temps phénoménologique, Levinas conçoit le moment comme rupture et ouverture advenant dans un face-à-face, lequel se peut penser dans l’extériorité (dans le monde) ou bien dans l’immanence où il est surgissement d’un affect ou d’une émotion. En d’autres mots, tout l’espoir messianique dépend chez Levinas d’un moment d’inversion ou retournement qui ne peut être déclenché que par ce qui dérange et perturbe les passivités multiples de l’immanence psychique. Un espoir lui-même passif dans le sens où il dépend, philosophiquement du moins, d’un indéterminé déroutant car inassimilable par les constructions intentionnelles dont la conscience peut se sentir ou se déclarer l’auteur. Voilà ce qu’est, chez Levinas, cet autrui, approché phénoménologiquement. Nous ferons, dans cet essai, l’économie d’autres interprétations possibles d’autrui. Contentons-nous de spécifier qu’autrui chez Levinas est toujours, d’une certaine manière, rattaché à l’humain (et parfois à la question : « Qu’est Dieu ? »). L’essentiel pour notre propos est de reconnaître que le messianisme chez Levinas relève d’une temporalité unique et dépend étroitement d’une esthétique conçue au sens de la réceptivité affective de la chair.
En filigrane se profile une autre revisitation levinassienne portant cette fois sur deux thématiques nietzschéennes : celle de la réhabilitation du corps conçu comme une multitude de forces ou d’intelligences qui se rencontrent, s’entrechoquent, s’interprètent et se dominent ; puis celle du fameux Augenblick, moment dans lequel toute la temporalité vécue est révolutionnée par la pensée des pensées, celle de l’ewige Widerkehr des Gleiches, qui représente une forme d’ouverture de la totalité. Précisons que cette ouverture nietzschéenne ne dément pas nécessairement l’immanence de la conscience, que Levinas pense également comme close sur elle-même. C’est donc également à cette influence de Nietzsche sur Levinas, plus importante que ce que l’on pense, que nous nous intéresserons dans le cadre de cet essai.
Penser philosophiquement le messianisme chez Levinas, à l’époque où la phénoménologie a permis d’avancer presque au-delà de la conscience thématisante dans sa quête du sens, requiert que l’on considère avec soin les thèmes suivants, ce à quoi s’attellera cet essai :
1) C’est à un être de chair et de sang que la sensibilité fournit l’ouverture dépassant le monadisme, un être qui finit par revêtir, par le jeu de la sensibilité et de l’affectivité, les caractéristiques que nous avions jusqu’à présent projetées en une extériorité transcendante. De ces caractéristiques, Levinas retient essentiellement la responsabilité pour autrui, différente de la culpabilité.
2) La passivité doit être saisie à deux niveaux : le premier essentiellement gnoséologique, l’autre presque physiologique. Cette passivité d’autre part ne devrait pas être catégoriquement isolée de certains types d’activité (activité non-volitive)
3) Un messianisme philosophique enraciné dans la sensibilité équivaut à une troisième voie entre l’intellectualisme de Husserl et l’ontologisme de Heidegger. Cette troisième voie toutefois doit s’appliquer à des éléments de psychologie (non freudienne, plutôt que la psychologie de Maurice Pradines et de Merleau-Ponty) mais aussi à des aspects de la pensée nietzschéenne. Il faut enfin établir clairement de quelle manière Levinas rejette la vision nietzschéenne du corps et du messianisme.
Comment Levinas a repensé l’héritage nietzschéen du corps
Au XXe siècle, nombreux furent les penseurs juifs influencés, bon gré mal gré, par Nietzsche : Buber, Rosenzweig, Benjamin, Adorno, Levinas… Influence qui s’explique en partie par la popularité de la version nietzschéenne du vitalisme, et d’autre part par sa capacité à puiser dans les cultures anciennes de nouvelles forces vitales. À la même époque où Levinas publie son texte intitulé « Quelques réflexions sur la philosophie de l’Hitlérisme » (1934), Buber édite, sous le titre « Qu’est-ce que l’homme ? » (1938), ses conférences prononcées à la Hebrew University. Il est frappant de constater à quel point ces deux hommes comprenaient ce qui était en jeu dans la philosophie de Nietzsche. C’est cependant Buber qui a le plus aimé – et ce depuis son adolescence (1) – la figure du surhumain auto-créateur annoncée dans Ainsi parlait Zarathoustra. Selon Buber,
L’ “Homme”, pour la philosophie avant Nietzsche (dans la mesure où elle portait quelque intérêt à l’anthropologie) n’est pas seulement une espèce, l’ “Homme” est une catégorie. Nietzsche […] fortement influencé par le XVIIIe siècle […] ne reconnaît pas une telle catégorie […]. [Lui] veut comprendre l’Homme d’un point de vue purement génétique […]. “Nous ne ferons plus jamais dériver l’homme de l’esprit”, écrivait-il. (2)
À son tour, Levinas aborde l’héritage nietzschéen. Son intérêt pour la passivité le fait puiser dans cette pensée de nouvelles approches des « sentiments élémentaires » (3). En se saisissant de l’exploration nietzschéenne des forces et intelligences corporelles, Levinas se donne les moyens de contourner l’idéalisme husserlien. Mais il ne s’arrête pas là. Il procède également, à l’aide de Nietzsche, à une déspiritualisation de la pensée heideggérienne, laquelle avait toujours interprété la philosophie de Nietzsche en termes métaphysiques.
Lorsqu’il vise le corps et ses sensations dans leur passivité, Levinas suit une stratégie légitime quoique paradoxale, en ce sens que parler de passivité suppose toujours une reconstruction – ce qui implique immanquablement la caractérisation abstractive des forces active et passive enchevêtrées. La sensation semble jaillir activement – c’est-à-dire qu’elle est a priori dynamisme pur – et c’est bien l’intentionnalité qui la reprend à des fins expérientielles. Demeure néanmoins le fameux « Je », auquel la philosophie moderne a souscrit depuis le Cogito cartésien jusqu’à l’aperception transcendantale kantienne et l’ego transcendantal de Husserl. Ce « Je », Levinas le divise en soi et moi, le premier étant ce qui est affecté par le jaillissement de la sensation, le second ce qui thématise spontanément le dynamisme des forces en les intégrant dans la consciente coulante. Traditionnellement ce « Je » n’ajoute rien d’autre à la conscience qu’une force polarisante (sont miennes les sensations et pensées que j’expérimente). Dans le même temps, le ressenti n’est autre que nous-mêmes. Ce qui implique que la passivité n’est jamais « présente » en nous en l’absence de quelque activité corollaire. C’est là essentiellement la position du vitalisme, et Levinas est parfaitement conscient. Mais sa stratégie paradoxale de tout miser sur la passivité est légitime dans la mesure où la thématisation de l’activité originelle ou énergétique a généralement dérivé vers une pensée héroïque ou volontariste. De plus, à l’encontre de Husserl, Levinas n’a jamais cherché à fonder une épistémologie de la sensibilité, et encore moins une taxinomie des diverses synthèses passives. Il s’agit chez lui d’une exploration des conditions de possibilité d’être-affecté par quelque chose qui dérange, un autre-dans-le-même, une résistance à la force assimilatrice du « Je ». Subsiste pourtant le problème d’un mouvement continu entre le soi affectable et la conscience active et thématisante (4) : selon Levinas, l’émergence et la possibilité même d’un sujet divisé, fissionné, dépend de la co-originarité de la sensation primordiale liée à la pulsionnalité et de la synthèse temporelle, bref d’une activité et d’une passivité toutes deux fondamentales (5). Autrement dit, deux processus psychiques en cours sont inséparables : le devenir-conscient de la sensation et la dimension fluante, extra-conative que Husserl appelait la conscience intime du temps (6). Sans le jaillissement de la sensation, l’interruption qui est à la source de l’éthique levinassienne deviendrait simplement un événement neutre (si une telle chose était possible) que le « fleuve » du temps s’incorporerait en le situant dans son écoulement. Il s’ensuivrait qu’il n’y aurait tout simplement pas de transcendance au sens levinassien d’avènement d’une altérité pure, cette transcendance que Levinas érige précisément contre celle, horizontale et immanentiste, de Heidegger et qu’il conçoit comme la possibilité d’« un surplus de sens dont la conscience à elle seule serait incapable » (AE, 238) (7).
C’est là le gageur de la philosophie levinassienne : l’altérité in-finie n’est plus un Absolu, mais une énigme (AE, p. 238). La transcendance se voit associée à des profondeurs de la chair comme sensibilité, et l’on peut se demander si cette dernière a besoin d’être accompagnée d’émotion manifeste. Cette passivité, Levinas la décrit de manière hyperbolique, l’hyperbole correspondant chez lui à une stratégie rhétorique par laquelle il présente ce « X » qui se dérobe à la conscience dans l’instant de son jaillissement et qui, avant Levinas, n’avait été thématisé que par des discours portant sur la pulsionnalité, le vitalisme ou l’énergétique. Il s’agit en fait de l’instant de l’incursion dans la chair de quelque chose dont le signe est la sensation. Chez Levinas, le vécu passif de ce jaillissement a pour analogue l’émotion qu’il appelle “sincérité” (AE, p. 235). « [C’est là] la passivité sans fond de la responsabilité et, par là, la sincérité – le sens du langage avant que le langage ne s’éparpille en mots […] la trace du témoignage […]. » (AE, p. 236). Moyennant cet affect, cette passion, le sens jaillit avant même son intégration dans la synthèse temporelle où il est ouvert à l’inspection phénoménologique. Ici se situe l’énigme en question. La passivité rendrait concevable l’activité pulsionnelle, du moins du point de vue de la phénoménologie ; à un niveau subséquent elle fonderait l’activité de réponse à autrui. Comme une chair se faisant mot en une économie où le sens est une expérience primordialement passive. Thèse certes discutable mais conséquente dans la logique levinassienne qui ne sort pas du cadre phénoménologique de la description du vécu tout en pariant sur les conditions de possibilité du sens avant le sens thématisé.
Les limites du présent où s’est trahi l’infini, démesuré pour l’envergure de l’unité de l’aperception transcendantale et non assemblable en présent et qui se refuse au recueillement – ces limites éclatent. Négation du présent et de la représentation qui trouve dans la « positivité » de la proximité […] une différence par rapport aux propositions de la théologie négative. Refus de présence qui se convertit en ma présence de présent […], dans ma sincérité. (AE, p. 237)
Il existe un enchaînement inductif (dont l’origine est l’énigme même), passant de la structure de la chair dans ses tréfonds passifs jusqu’à la possibilité de porter témoignage, un témoignage qui n’est pas tant croyance en un dieu que production d’un infini (n’« étant » pas, Dieu est un acte, non pas un être en acte) en parlant à autrui. Ce parler-à-autrui peut être concessif, ou peut être réponse à un commandement ou une demande de justice. Quoiqu’il en soit, la phénoménologie de Levinas en est une du sens et plus loin de la possibilité du prophétisme lequel, en tant que parole donnée, constitue l’un des deux versants (le versant “extériorité”) de son projet. C’est à cet aspect que s’intéressait Totalité et Infini (1961) (8), où l’altérité n’était pas d’emblée située dans la chair, mais dans une extériorité radicale. Or, cette extériorité n’a jamais exclu le travail quasi-nietzschéen qui s’est poursuivi après, jusqu’à Autrement qu’être. L’argument de fond demeure sensiblement le même : avant que je ne puisse le thématiser, je suis affecté par quelque chose que je ne reconnais pas comme étant “mien”. Et même s’il s’agit de ce que l’on qualifie d’externe, ceci va se phénoménaliser non pas en objet intentionnel mais en « expression ». Le visage, dit Levinas, n’est jamais un phénomène ; une fois devenu phénomène, il a déjà versé dans la caricature. Mais soulignons que le dérangement que provoque l’extériorité m’affecte avec une violence aussi importante que celle des forces dans le corps – et peut-être d’autant plus terrible que cette violence n’est pas physique. Vue à partir de la relation moi – soi, l’immanence qui expérimente cette altérité est sensible mais d’une sensibilité qui n’a pas encore atteint la conscience. Cela n’adviendra qu’avec l’affectivité. C’est pour cela que chez Levinas la transcendance implique une sensibilité préconsciente alors que tout chez Heidegger relevait du vécu, de la conscience, bref d’une modalité de compréhension
Autrui – absolument autre – paralyse la possession qu’il conteste par son épiphanie dans le visage. Il ne peut contester ma possession que parce qu’il m’aborde, non pas du dehors, mais de haut. Le Même ne pourrait s’emparer de cet Autre à moins de le supprimer. Mais l’infini infranchissable de cette négation du meurtre s’annonce précisément par cette dimension de hauteur où me vient Autrui concrètement dans l’impossibilité éthique de commettre [le] meurtre. (TI, 185)
Soulignons qu’une impossibilité éthique n’est pas l’impossibilité ontologique, tout comme l’espoir ne se limite pas à la factualité. Nous voyons s’esquisser ici le sens du messianisme chez Levinas. Certes l’ontologie fait preuve, chez lui, d’autant de forces et de conatus qu’elle le fait chez Nietzsche et dans la philosophie post-kantienne. Situé entre l’ontologie et la résistance éthique d’autrui, entre ce qui est et ce qui pourrait advenir, se meut un désir, à la fois ontique, corporel et « méta-physique ». Nous désirons méta-physiquement la société du visage d’autrui et c’est de sa disparition, de sa mort, que nous souffrons avant même de fuir la certitude de notre propre mort. Nous pouvons cependant souhaiter voire même manigancer le meurtre de cet être qui nous fait face, lui l’unique « étant » qui est source d’une violence telle qu’elle fait surgir en nous le désir typiquement humain du meurtre. En ce sens, l’Autre qui fait face est comme une force contradictoire venue de l’extérieur. Non anticipé et non-phénoménal au sens où il est expression, il heurte le moi, le poussant jusqu’à se retrancher en soi, comme si la peau pût être rendue concave sans être transpercée. Si nous devons penser en ces termes métaphoriques, c’est que Levinas a effectivement relevé le défi posé par la corporéité humaine.
[…] Le corps est en fait la façon dont un être, ni spatial, ni étranger à l’étendue […] physique, existe séparément […]. Non pas qu’à une intention dite théorique, base du moi, s’ajouteraient des volontés, des désirs et des sentiments, pour transformer la pensée en vie. La thèse strictement intellectualiste subordonne la vie à la représentation. (TI, 182)
Sans le corps, il ne saurait y avoir cette signification antérieure à la thématisation et à la conscience pleine. Ainsi que le comprenait Freud, le moi ou ego est toujours divisé par l’affect et la conscience perceptuelle n’est qu’une couche protectrice qui prend forme suite aux rencontres fortuites entre un corps, l’extérieur et cette autre extériorité que représente l’assaut pulsionnel immanent (9). Levinas doit préserver à la fois l’immanence corporelle et cette première conscience ténue qui luit, dans les réverbérations de la sensibilité, entre le soi et le moi. C’est ici qu’une structure différente du temps, basée exclusivement sur l’idée d’interruption et sur la capacité de l’instant à modifier le cours des événements, permet à Levinas de parler d’une « extrême vigilance » voire d’une « conscience messianique » (TI, 318). Cette innovation par rapport à la précédente conception phénoménologique du temps est l’occasion de repenser l’ordre husserlien de la synthèse passive et introduit une hétéronomie entre le temps comme flux et le temps comme résurrection (TI, 316). Ici, quelque chose apporte de la nouveauté qui, en tout état de cause, n’est pas identifiable. Immanence de l’extériorité, ce quelque chose est appelé l’autre, autre qui ne se peut considérer ni comme objet ni comme quoi que ce soit de simplement incorporable. Ceci étant dit, si le corps n’était pas aligné sur, voire caractérisé par, des forces vivantes qui ne relèvent pas du moi, la possibilité d’une interruption éthique serait de fait écartée, ainsi que l’idée de l’Être comme prédation chaotique.
La Lebensphilosophie et l’impératif de sa réinterprétation par Levinas
Comme nous l’avons mentionné précédemment, une nouvelle pensée de la relation entre soi et moi inaugure, chez Levinas, la possibilité d’un messianisme compris comme interruption temporelle et sensibilité, et basé sur le caractère intersubjectif de tout psychisme charnel. Cette intersubjectivité n’en est pas une de masses ou de groupes. Elle en est, avant tout, une de la responsabilité vis-à-vis d’un autre. On pourrait même dire que Levinas rejette tout ce qui chez Nietzsche pourrait avoir trait à un messianisme historique ou politique. Il s’intéresse à l’intelligence de la sensibilité telle qu’éveillée ou bien par autrui-qui-fait-face, ou bien en tant que vulnérabilité sensuelle et récurrence d’une mémoire sans représentations. Au contraire donc d’un jeune Buber qui aime Nietzsche essentiellement pour son appel à l’auto-création et pour son insistance sur le jaillissement des cultures, notamment celle des premiers Hébreux (cf. Antéchrist, § 25) (10), Levinas n’a jamais songé à utiliser le messianisme formel nietzschéen dans le cadre d’un projet sioniste. De plus, tandis que Buber prendra, après la guerre, ses distances par rapport à sa première inspiration, Levinas privilégiera toujours un espoir au sein duquel la subjectivité elle-même fonde la structure messianique de la souffrance et de la justice, cet espoir allant au-delà de la question de la préservation des élans messianiques dans l’État d’Israël même. (11)
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Si donc, dans un premier temps, la pensée nietzschéenne avait su donner l’élan à une impressionnante production culturelle parmi les Chrétiens et les « Juifs marginalisés » du monde germanophone (NZ, pp. 166-167) (12), deux éléments finirent par miner son influence auprès de ces mouvements culturels et politiques, en en faisant davantage une antithèse à combattre qu’une influence à intégrer : tout d’abord son « asocialité » (NZ, p. 173 selon les termes mêmes de Buber) ; d’autre part et surtout sa récupération politique par des mouvements se réclamant de sa pensée auxquels Nietzsche, en dépit de ses appels sporadiques à la « grande politique » (13) (PBM, § 208 ; EH, « Pourquoi je suis un destin », § 1), n’aurait jamais adhéré, leur préférant la recherche d’une improbable amitié d’étoile dans un vécu solitaire plus obligé que choisi. Une pléthore de monstres politico-philosophiques allant de l’ultra-marxisme au fascisme (songeons par exemple à Georges Sorel) qui prolifère pendant l’entre-deux-guerres. Levinas a, en revanche, trouvé un moyen de contourner vitalisme, irrationalisme et antisémitisme (14) s’inspirant de Nietzsche, en situant la socialité dans la chair même. Et, s’il ne se serait jamais fait le promoteur d’une politique en particulier, cette idée de la chair messianique ouvre toutefois la voie à de nombreuses questions d’ordre politique. En repensant le corps, Levinas a, en un sens, résolu le problème de la renaissance sociopolitique. En d’autres termes, l’effort visant à reconstituer le corps en en faisant la source et le siège d’une responsabilité en présence d’un autre a inauguré une nouvelle pensée de la justice, tout en contournant les écueils de la conception libérale fondée sur la primauté de la liberté et de l’individualité. Le plus remarquable est sans doute le parallèle – ou l’image, renversée – qui se dessine entre les démarches nietzschéenne et levinassienne : tandis que Nietzsche avait repensé la corporéité dans le but de surpasser le corps hypocrite des « contempteurs de la chair », héritiers eux-mêmes de la justice paulinienne, Levinas s’est livré au même exercice dans le but cette fois de passer outre non seulement la justice libérale, mais aussi la justice et le vitalisme nietzschéens.
L’aseptisation récente de la Lebensphilosophie par des néo-nietzschéens nous a fait oublier ce que Nietzsche a pu avoir, à l’époque d’entre-deux-guerres, de tentant pour tout un éventail de penseurs. Nous oublions ainsi combien sa pensée a influencé la théorie sociale, de Weber à Benjamin et Adorno, de même que la pensée juive allemande. Ce n’est pas par hasard que Levinas plaidera en 1961 pour un « Je » incarné qui aime la vie et s’ébatte dans l’Élément – mais qui ne soit « ni biologique ni sociologique » (TI, 124). Du reste, Levinas ne surpasse que certains lecteurs de Nietzsche lorsque, dans cette même section de Totalité et Infini, il défend la « personne » contre les notions d’« espèce », de « race » ou de « vie impersonnelle » (TI, 125). C’est le même Levinas qui, en presque nietzschéen, met l’emphase sur la jubilation créative d’une existence corporelle, sensuelle – et, ne l’oublions pas, athée. Le désir, levinassien comme nietzschéen, est toujours plein et ne s’érige point sur manque quelconque. Si l’absence de logique communautaire chez Nietzsche ne rebute pas autant Levinas que cela n’a été le cas pour Buber, c’est que Levinas a bien trouvé un moyen pour la contourner, sans retomber dans un Je-Tu (15) élargi tel que Buber l’avait proposé en 1922. Au fond, deux choses rendent irrecevable pour Levinas comme pour Buber la vision de Nietzsche. La première, historico-fantaisiste, est son obstination à ancrer la généalogie de la vie morale dans une relation créditeur-débiteur, supposée pré-sociale ou présentée comme telle. Tout l’argument de Levinas à propos de l’origine hétéronomique de la responsabilité implique la socialité du Tierce, de même qu’une sensibilité apte à court-circuiter la jubilation sadique des créditeurs et les châtiments gratuits. Ce n’est pas qu’il récuse la trace d’une telle jouissance dans les institutions (pré-)historiques de crédits et châtiments – jouissance qui, était à l’origine des festivals de châtiment et dont le produit a été l’homme moderne, moral et autonomisé (Généalogie de la Morale). Mais Levinas ne leur confère pas le même poids fonctionnel et ontologique. Buber ne disait d’ailleurs pas autre chose en 1938 : la culpabilité et la dette, supposées issues du rapport débiteur – créditeur, dépend structurellement d’un contexte social préexistant (NZ, 179).
Le deuxième élément irrecevable chez Nietzsche concerne l’étendue du champ d’application de sa microphysique. S’il semble légitime, d’un point de vue physiologique, de suivre Nietzsche (et, après lui, une multitude de philosophes français de Deleuze jusqu’à Michel Henry) dans son discours sur la multiplicité des forces – actives et réactives – à l’œuvre dans le corps, Levinas ne peut être d’accord avec son idée de décomposition des corps et des sociétés de toutes sortes en forces guerrières et ordonnatrices. En effet, ce n’est pas seulement, selon Nietzsche, le corps individuel qui se déploie en un réseau de forces : l’organique comme l’inorganique se composent de forces s’agençant hiérarchiquement. Et c’est bien pour cela qu’il a pu dire que la conscience est « le dernier-né des organes et, par là-même, encore un enfant – pardonnons-lui ses enfantillages [Kindereien] ! » Or, parmi ces enfantillages de la conscience figurent également les forces à l’œuvre dans la politique et les mœurs. Et Nietzsche ajoute : « parmi tant d’autres, nous incluons la moralité. » (KSA, Vol. 10, 1883, pp. 284-285 ; cf. également AC § 14) Primordial dans la pensée nietzschéenne est donc ce continuum de forces créant ensemble une totalité dynamique et hiérarchique (VP I, 323), et ce, même s’il rejette catégoriquement le concept de « tout ».
Voici donc jaillir une véritable énigme. Si la hiérarchie est un pré-requis à cette stabilité, ingrédient dans le développement d’une entité quelle qu’elle soit, comment Levinas peut-il refuser une telle notion ? En fait, il ne fait que la déplacer. Il ne se concentre pas sur la hiérarchie nietzschéenne des forces comme structurant le développement des organismes (que Nietzsche avait d’ailleurs emprunté aux darwinistes radicaux allemands de la « lutte cellulaire » (16)). Il n’accepte pas non plus le privilège que la hiérarchie totalisante confère à l’individu sur le troupeau. Mais, dans la mesure où la hiérarchie est une affaire d’« instances », Levinas parle de la hauteur et du commandement de l’autre. De plus, le corps nietzschéen avec ses forces supplantant le spirituel comme sémiotique du corps (cf. Zeichensprache, KSA, Tome X, 1883, p. 285 ; NOD, 385), permet à Levinas d’immanentiser l’altérité et ce, plus particulièrement autour de 1974. Ironiquement, c’est cette même conception des forces qui a permis, à Nietzsche, de repenser toute éthique issue de la foi ou de la métaphysique chrétiennes sur des bases nouvelles – notamment celles de la culture de la vie primant sur l’espoir, la charité et l’équité chrétiennes. Le corps nietzschéen, dont nous retrouvons les traces chez Levinas, rend compte de la possibilité d’un autre évangile, ce qui explique l’omniprésence du ton messianique dans les œuvres de Nietzsche, notamment dans son Zarathoustra (17). Et nous pourrions avancer que le messianisme naturaliste nietzschéen est plus manifeste que ne l’est le messianisme rationaliste levinassien. Celui de Nietzsche demeure toutefois formaliste, en ce sens qu’il ne veut rien de concret (18) ; il est même étrangement chimérique, dans la mesure où son « vouloir le passé » tel qu’il était, à la fois affaiblit la piqûre de son inexorabilité et véhicule une nausée débilitante dans sa dimension d’éternel recommencement.
Le messianisme de Nietzsche consistait donc en l’inauguration d’une nouvelle justice, qui soit à la fois capable de triompher de l’égalité chrétienne homogénéisante au sein de l’ekklèsia des croyants (VP 458, p. 171) et de s’accorder aux processus dans la nature. Quoi que nous pensions de cette justice, on sait que la question préoccupait Nietzsche depuis longtemps (19). Il aspirait à montrer comment seule la réévaluation des valeurs – autant à l’échelle du corps qu’au niveau de l’histoire des moralités – permet de penser une justice qui reprenne le questionnement au point où le messianisme de Paul s’était épuisé – ou s’était avéré mortifère – avec la mort de Dieu.
Saint Paul était le plus grand des apôtres de la vengeance… (AC § 45) Nous autres, qui avons le courage de la santé et aussi du mépris, combien nous avons le droit de mépriser une religion qui enseigna à se méprendre sur le corps ! (…) La sainteté qui n’est elle-même que le symptôme d’un corps appauvri, énervé, incurablement corrompu !… (AC § 51)
Qu’on lise Lucrèce pour comprendre ce à quoi Épicure a fait la guerre, ce n’était point le paganisme, mais le « christianisme » (….) Et si Épicure eût été victorieux, tout esprit respectable de l’Empire romain aurait était épicurien : alors parut saint Paul… (AC § 58) (20)
L’Éternel retour, principe d’une nouvelle résurrection et jumelé à la vie qui est volonté de puissance [Wille zur Macht], peut seul nous permettre de nous affranchir du joug dont même la mort de Dieu n’a pas réussi à nous libérer : la culpabilité liée au « péché originel ». Les Écritures – que Nietzsche dirait juives et chrétiennes – marquent l’humanité au fer d’un fait accompli dont le rachat, par la croyance en un homme-dieu, ne fait qu’approfondir la radicalité de la mort du Messie. Même les derniers moments de l’idéalisme sont placés sous le signe de cette angoisse. Si, pour Paul, l’âme humaine connaît l’affliction devant l’éventualité du mal (Romains, II : 9), certains penseurs comme Schelling ont traduit philosophiquement – et ainsi perpétué – le péché originel en le comprenant comme égoïsme fondamental. Cependant, ainsi que le soutenait Nietzsche, ce Dieu a aujourd’hui péri, tant et si bien que nous nous trouvons confrontés à une nécessité nouvelle : oser attribuer à nous-mêmes les qualités que nous avons jusqu’ici projetées en Dieu.
(…) Il n’y a plus aucune instance supérieure au dessus de nous : dans la mesure où Dieu puisse être, nous sommes maintenant nous-mêmes Dieu. Nous devrions nous imputer [müssen uns…zuschreiben] les attributs que nous imputions à Dieu (21).
Deux possibilités alors s’offrent à nous. Premièrement, celle d’un « dire-oui » en un seul instant à la totalité de l’existence.
(…) si notre âme a résonné, ne serait-ce qu’une fois, comme une note de joie, c’est que toute l’éternité a été nécessaire à la production de ce fait singulier – et en cet instant unique d’affirmation, la totalité de l’éternité se trouve confirmée, rachetée [erlöst], justifiée, affirmée. (KSA XII, 1887, pp. 307-308)
Loin de contredire la première, l’autre possibilité en constitue le prolongement ; elle consiste en une alternative entre créer de nouveaux dieux (« et combien de nouveaux dieux sont encore possibles ! ») ou périr – avec noblesse (KSA XIII, 1888, p. 525).
En avançant plus loin sur le chemin de la décomposition [Auflösung], j’y ai découvert pour les particuliers de nouvelles sources de force. Nous devons être des destructeurs ! – J’ai reconnu que l’état de décomposition, au sein duquel les individus peuvent parvenir mieux qu’en tout autre à leur propre perfection, est une image et un cas particulier de l’existence…(cette force créatrice étant généralement ignorée ! conçue comme “passive”) (…) Contre le sentiment paralysant de décomposition… j’ai institué la pensée de l’éternel retour. (KSA X, 1884, pp. 661-662)
Cette pensée de l’éternel retour n’assure aucune vie future – mais aucune vraie mort non plus. Elle affirme l’éternité de la vie ici-bas, la seule vie qui soit : « L’intemporel et le successif concordent, dès que l’intelligence est écartée. » (VP I, 327) Telle affirmation ressuscite la sagesse dionysiaque dans sa version romantique, où une infime partie de la nature s’oppose à la nature (et à la civilisation décadente) et périt en elle. Il y a lieu de vaciller devant pareil choix ! Pourtant est par là proposée une forme de justice qui n’est pas bâtie sur un mensonge, et qui saisit l’opération de la véritable évolution (et non une telos artificiel), laquelle consiste en la production d’un petit nombre d’individus exemplaires. La moralité nietzschéenne s’inscrit ainsi contre cette autre moralité enracinée dans la Weltanschauung chrétienne, et propose une forme autre de rédemption [Erlösung contre Auflösung]. Étroitement liée à une vision de la vie et de la mort comme non-antithétiques, comme organisations différentes de la matière, la rédemption, au sens que Nietzsche lui prête, concrétise le sentiment tragique de la vie. Elle a lieu en ces instants où le quotidien s’interrompt, tout comme on le voit chez Levinas décrivant l’interruption par autrui (dès De l’existence à l’existant). On prétend que Nietzsche minait la moralité en situant sa genèse dans le ressentiment et dans les forces négatrices de la vie, mais cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas d’éthique. Son éthique est celle de l’amitié (ou de l’inimitié) à distance, l’ami et l’ennemi ne pouvant être approchés qu’à une distance respectueuse, de telle sorte que le « Je » ne consume pas autrui. La célèbre « amitié d’étoiles » que Nietzsche décrit dans le Gai Savoir (§ 279) approfondit le thème du respect entre ennemis et de la distance qui n’entraîne pas de violence (22). Même si ce pathos de la distance dépend de la poursuite esthétique de l’auto-perfection et du refus des fausses complicités, il est bon de comprendre le contexte de cette pensée, qui est celui du nihilisme chrétien, et son esprit, qui plonge ses racines dans la colère contre l’injustice d’un passé hypothéqué et irréversible. Comme Feuerbach, la pensée de Nietzsche nous prépare à endosser les attributs dont nous nous sommes dépouillés pour les investir en un dieu fétiche anthropomorphe. Son retour à la vie ouvrait un chemin à la compréhension de la continuité entre corps, psychismes et cosmos dans leur dynamisme totalisant. Seul un amour de la vie aux multiples perspectives pourrait permettre d’envisager un sens nouveau de la justice et du devenir humain, désormais conçu à la fois comme innocent et auto-créateur.
Se peut-il que l’entreprise nietzschéenne ait réussi ? À l’évidence, l’idée de la vie comme innocence a bien rattrapé, voire distancé, les conceptions de péché et de la vie comme souillure. Et Levinas lui-même fait preuve d’une certaine ambivalence face à cette vision – car lui aussi caractérise le fait de vivre en termes de bonne soupe et d’amour de la vie. Et cela, même s’il ramène l’Être heideggérien à la « possibilité permanente de la guerre » (TI, 5-6). Il me semble que ce qui fait de Nietzsche cette « dynamite » (23) qu’il se savait être réside dans la difficulté de conserver l’innocence de la vie à la fois proche de la créativité de l’enfant et éloignée de la volonté négatrice du lion, comme l’illustrent les « Trois Métamorphoses » d’Ainsi Parlait Zarathoustra (Z, 54-6). Rappelons-nous que c’est alors qu’il parcourt la ville connue sous le nom de « Vache Bigarrée » que Zarathoustra évoque ces métamorphoses. Or, ce monstre polychrome est toute ville qui se veut démocratique, comme ces manteaux bariolés et polychromes dans la Cité démocratique de La République. Dans ce va-et-vient de perspectives, on est bien en peine de déterminer comment vivre en enfant du devenir, et de quelle manière on peut faire de son existence une œuvre d’art. Comment distinguer, parmi l’éventail de couleurs du dit manteau, les nuances qui relèvent du succès et les différencier de celles qui reflètent l’échec d’une telle entreprise ? Si le dépassement de l’héritage paulinien du péché et de l’attente de la rédemption ouvre effectivement la voie, chez Nietzsche, à une responsabilité, cette dernière ne peut être que désenchantée car cruellement solitaire, à l’antipode de l’intersubjectivité levinassienne. Pourtant, dans l’entrecroisement de tons triomphalistes et du sens tragique de la vie, Nietzsche demeure pleinement conscient que la puissance réside autant dans la capacité à suivre que dans celle à légiférer : « Les plus spirituels parmi les hommes […] trouvent leur bonheur là où d’autres ne verraient que destruction […], dans la sévérité à l’égard d’eux-mêmes. La vie devient plus ardue […] à mesure qu’elle s’approche des hauteurs […], la responsabilité s’accroît » (AC § 57).
Fugace et souveraine, la conscience nietzschéenne est, chez les êtres humains les plus spirituels, une forme de responsabilité que Levinas aurait eue toutefois peine à reconnaître. La pensée des forces établit un continuum entre les corps et les communautés, la biologie et la politique tous objets d’une grande herméneutique de l’existence. Mais comment empêcher cette responsabilité d’éclater en un rire méprisant devant la misère du monde ? Comment préserver l’amitié nietzschéenne des esprits libres de l’esthétisme destructeur de « la grande passion » ?
Les deux doctrines que [la moralité] prêche avec prédilection sont « l’égalité des droits » et la « pitié pour tous ceux qui souffrent ». Nous pensons que nous devons simplement supprimer la souffrance. (…) Mais si l’on réfléchit profondément quant aux sites et aux conditions dans lesquelles la plante humaine a, jusqu’à présent, poussé avec le plus de vigueur, on est forcé de constater que c’est dans les conditions les plus adverses qu’elle a grandi ; pour prospérer, il était nécessaire que croisse jusqu’à l’extrême le péril, que sa force d’invention et de dissimulation se soit trouvée affirmée sous une pression prolongée et une longue oppression, que sa volonté de vivre ait été intensifiée jusqu’à devenir une volonté absolue de pouvoir… ; ce qui est nécessaire en vue de l’exaltation du type humain est le danger, la dureté, la violence… danger dans les rues comme dans le cœur, l’inégalité des droits… (KSA XI, 1885, p. 581).
Les deux corps après la mort de Dieu
Lorsque Levinas tire une force rhétorique et un fondement an-archique de la corporéité, il ne peut donc s’agir de la corporéité nietzschéenne – dont le caractère ambigu n’allait pourtant pas sans un certain nombre d’éléments positifs. Songeons par exemple aux “Grenzjuden” non pratiquants qui, entre 1890 et les années 20, ont vu dans « le plaidoyer [nietzschéen] en faveur d’une vie créatrice, même si celle-ci côtoyait le gouffre» (NJC, 160) une porte ouverte sur un champ de possibilités créatrices. Mais manipuler Nietzsche, c’est aussi courir le risque de voir cette « dynamite » éclater entre nos mains. Levinas refusait les approches biologique et ethnologique de la corporéité, conscient qu’il l’était et de l’héritage de ces thématisations et de l’inquiétant anthropomorphisme de leurs métaphores. En choisissant d’explorer, dans le sillage de Husserl, la passivité de la sensibilité-devenant-acte, sinon conscience morale, il lui était impossible d’esquiver cette souffrance hyperbolique qui va au-delà des épreuves nietzschéennes en ce sens qu’il s’agit toujours d’un souffrir « pour rien ». Ainsi que l’affirme Levinas, « dans l’exaltation de la vie biologique la personne surgit comme produit de l’espèce ou de la vie impersonnelle qui recourt à l’individu pour assurer son triomphe impersonnel. L’unicité du moi, son statut d’individu sans concept, disparaîtrait dans cette participation à ce qui le dépasse » (TI, p 125). L’ultime figure de la subjectivité levinassienne, qui avait commencé en 1947 avec son « hypostase », la Substitution, ouvre donc d’autres options, même si pareille souffrance comporte un risque de paralysie. En radicalisant la pensée relationnelle du « Je – Tu » et du « Je – Cela » présente chez Buber, Levinas fait ce qui est peut-être l’ultime pas en vue de se libérer de l’ontologie heideggérienne. Du même coup, il s’éloigne du pathos de la volonté de puissance et de la logique de la répétition dans le retour nietzschéen – du moins dans l’interprétation qu’il en propose.
En disant la récurrence du moi à soi, a-t-on été assez affranchis des postulats de la pensée ontologique, où l’éternelle présence à soi, sous-tend, en guise de recherche, jusqu’à ses absences, où l’être éternel, dont les possibles sont aussi des pouvoirs, assume toujours ce qu’il subit, quelle que soit sa soumission, ressurgit toujours comme le principe de ce qui lui arrive ? Car c’est peut-être là, dans cette référence à un fond d’an-archique passivité, que la pensée qui nomme la créature diffère de la pensée ontologique. Il ne s’agit pas justifier ici le contexte théologique de celle-là […]. Dans ce contexte – dans ce Dit – s’efface déjà la diachronie absolue de la création, réfractaire au rassemblement en présent et en une représentation (AE, 179-180).
S’opposant à la fois à la pensée ontologique en tant que quête de l’Anwesen de l’Être (Heidegger), et au « dire-oui » qui rassemble le présent en une affirmation de soi et du monde, ou du soi comme monde (24), Levinas pose le « mouvement » de substitution dans un moment de pure sensibilité en lequel s’affirme la relation à l’autre. Sa répétition, structure même de la substitution, a en commun avec les pensées corporelles de Nietzsche une certaine a-subjectivité. Toutefois, Levinas la situe toujours dans un monde en lequel « je » viens à l’existence grâce à mes relations avec les autres. Rappelons que l’éternel retour s’exprime non seulement en termes de forces de la nature, mais aussi en tant que sémiotique première des corps = site de la même inconsciente Zeichensprache par laquelle Nietzsche développe son continuum politico-physique (25). Pierre Klossowski en offre cette image forte,
Ainsi en chacun, apparemment par-devers soi, se meut une intensité dont le flux et reflux forment les fluctuations signifiantes ou insignifiantes de la pensée qui n’est en fait jamais à personne, sans commencement ni fin. Mais si, contrairement à cet élément ondoyant chacun de nous forme un ensemble clos et apparemment délimité, c’est en vertu de ces traces de fluctuations signifiantes : soit un système de signes que je nommerai ici le code des signes quotidiens. Où commencent, où s’arrêtent nos propres fluctuations pour que ces signes nous permettent de signifier, de nous parler à nous-mêmes tant qu’à autrui, nous n’en savons rien, si ce n’est que dans code un signe réponde toujours au degré d’intensité tantôt le plus élevé, tantôt le plus bas : soit le moi, le je, sujet de toutes nos propositions. C’est grâce à ce signe qui n’est pourtant rien qu’une trace de fluctuation toujours variable, (…) qu’une pensée en tant que telle nous advient – alors même que nous ne savons pas toujours au juste si ce ne sont pas les autres qui pensent et continuent à penser en nous : mais qu’est-ce qu’autrui qui forme le dehors à l’égard de ce dedans que nous croyons être (26) ?
Pour un lecteur averti comme Klossowski, l’éternel retour, saisi au niveau de la pensée et des corps, traduit non seulement l’anonymat, mais surtout l’intersubjectivité de la conscience signifiante. L’élément fluctuant dont il parle fait écho à de nombreux passages chez Nietzsche, notamment à son « analogie » poétique entre « la Volonté et les vagues » (GS § 310), où il aborde ces « dangereux corps verts » (27). Mais le « dialogue » de Nietzsche a lieu autant avec les éléments qu’avec ces autres face auxquels il éprouve le pathos de la distance. Son corps de forces est une arène anarchique dans laquelle il serait impossible de distinguer les forces actives des forces passives, de faire la part entre flux et reflux. La signification se fait et se défait sans cesse en une immanence ou bien ouverte jusqu’à l’anonymat, ou bien s’agitant seule en soi-même.
Lorsque Levinas reprend à son compte la notion de traces signifiantes, il n’insiste pas sur l’anonymat du langage, sur ce qui parle ou pense en moi. Il prend plutôt le contrepoint et affirme que l’indétermination de ces traces suppose le mouvement entre le soi et un autre qui s’adresse à moi et par là me singularise. Au cœur du flux levinassien, il y a un soi, ou fond affectif quasi conscient, qui « dans sa récurrence » ne retourne pas éternellement au même : « La récurrence à soi peut ne pas s’arrêter à soi mais aller en deçà de soi. » (AE, 180) Depuis les profondeurs de cette gageur, le fond an-archique qui vient à passer dans l’instant diachronique est la sensibilité intersubjective qui échappe à notre emprise grâce à ce qui est excès et dynamisme.
Le soi-même doit être pensé en dehors de toute coïncidence substantielle de soi avec soi et sans que la coïncidence soit, comme le veut la pensée occidentale unissant la subjectivité et substantialité, la norme déjà commandant toute non-coïncidence […] sous les espèces de la recherche qu’elle suscite. (AE, 180)
À ce niveau, « A ne revient pas, comme dans l’identité, à A, mais recule en deçà de son point de départ » (AE, 180). La substitution est pour lui la figure qui nous permet d’unifier le mouvement de déplacement permettant la signification (verbale) avec sa condition de possibilité, appelée « sincérité ». La responsabilité, ou le « Dire », avant qu’il ne devienne adresse verbale – et encore moins pensée, comme dans le pari nietzschéen de Klossowski – est simplement une sensibilité mouvante qui m’affecte sans aucunement m’appartenir. Une sensibilité qui s’écoule dans l’affect et revient à la sensibilité (28). À un niveau plus conscient, on pourrait parler de liens intersubjectifs ou de gestes spontanés comme dans l’expression « Me voici ». Le pari de Levinas est que cet instant s’avère plus bref que l’épiphanie nietzschéenne ; si bref qu’il coupe court à la conation et à l’intentionnalité, et c’est précisément là où son pari rompt avec Klossowski et les néo-nietzschéens. Cette sensibilité, c’est le psychisme levinassien, antérieur aux interprétations de la psychologie et de la philosophie positives de la volonté. « Mais psychisme, qui peut signifier cette altérité dans le même sans aliénation, en guise d’incarnation, en tant qu’être-dans-sa-peau, comme avoir-l’autre-dans-sa-peau » (AE, 181).
Là où Nietzsche a découvert le secret de l’ondoyance et Klossowski les conditions et le chaos à partir desquels se cristallise la pensée anonyme, Levinas insiste sur le fait que le discours parle « en nous », car l’intersubjectivité nous a constitués affectivement avant même que nous ne nous mettions à parler. Cette autre voix dans le même doit-elle être une autre personne ? La réponse est à la fois oui et non. Plus que tout, elle est l’affect qui accompagne les rencontres humaines et les signale. Trop fragile et désordonné pour former une structure per se, voici ce qui constitue la contribution de Levinas à la subjectivité morcelée – ce « soi déphasé par soi » (AE, 182). Dans un surprenant renversement de l’oubli nietzschéen, signe de santé robuste, Levinas ajoute « […] oubli de soi, oubli dans […] la référence à soi par le se ronger du remords » (AE, 182). Alors qu’il est sain d’oublier, notre premier oubli – l’oubli de nous-mêmes, de notre « quant à moi » – est une absence momentanée au cours de laquelle nous sommes incapables de nous rassembler par quelque force que ce soit. Ce déplacement, occasionné par la douleur, nous déleste néanmoins du poids de notre narcissisme. Dans un mouvement dont la logique rappelle la caractérisation par Klossowski du secret partagé des forces ou des traces, qui se prolonge dans le retour du même, Levinas double ce moment d’une contraction sensuelle-affective dont la phénoménalité « ultérieure » est précisément responsabilité. S’il est quelque peu facile d’appeler sa réévaluation une « chair devenant mot », la surenchère qu’il propose sur la corporéité nietzschéenne porte sur la circulation de la signification, occasionnée par l’ouverture de la chair aux autres humains : « une identité défaite jusqu’au bout, sans se refaire en l’autre, en deçà de la trans-substantiation en un autre avatar […] car ne reposant pas en autrui mais demeurant en soi-même sans repos » (AE, 185 n.1). Ce qui vient en premier demeure indécidable : le « Dire » dont la trace est comprise dans les mots dits, ou la sensibilité et l’affectivité se « phénoménalisant » dans l’affect représenté ou dans l’intentionnalité consciente husserlienne de « toute émotion ». Puisqu’on ne peut trancher quant à la priorité du mot ou de la chair, toute question du sens ontologique du pari levinassien reste en suspens. Autant il est absurde de se demander si les forces nietzschéennes sont vraiment ce qu’elles sont. C’est-à-dire qu’il est impossible, étant donné le statut insaisissable de la sensibilité passive, de savoir si « cela arrive réellement », ou encore si « cela rend réellement compte du surgissement de la sensibilité et de l’affectivité ». Levinas a lu Nietzsche avec bien trop d’attention pour ne pas reconnaître que se produit dans ces fictions que nous appelons logique de l’identité et principe de raison suffisante, une pétrification de la vérité – née pour des questions de commodité et d’usage. Sous l’égide de la Substitution, Levinas se risque à une autre conception des corps vivants – moins marquée par la physiologie que ne l’était la pensée de Nietzsche, bien que Nietzsche sût lui aussi reconnaître la question morale en dessous de celle de la vie (29). Avec la Substitution culmine le projet de toute une vie de faire tenir ensemble vie, responsabilité et passivité – contre le chaos des forces en et hors de nous ; cet « écœurant remue-ménage de l’il y a recommençant [éternellement] derrière toute négation » (AE, 280). Ainsi que le veut Levinas, telle serait la vie avant que nos concepts de vie – religieux ou scientifiques (AE, 261) – ne lui aient donné la forme qu’elle a prise dans le vitalisme des XIXe et XXe siècles. En vertu de l’herméneutique de la sensibilité-affectivité, une dimension de la souffrance dans la « vie » est liée à une mémoire indéterminée – celle « de la chair », peut-on dire – et même à la « conscience », au regret ou au remords. En tant que sentiments moraux, ceux-ci rappellent une conception dix-huitiémiste de la nature. Jacob Golomb soutient d’ailleurs que Nietzsche était profondément influencé par ce siècle. Levinas s’est efforcé en revanche de penser au-delà de ces constructions philosophiques : « c’est que l’altruisme de la subjectivité-otage n’est pas une tendance, n’est pas une bienveillance naturelle des philosophies morales du sentiment. Il est contre nature, non volontaire […] anarchique. » (AE, 195 n. 1)
Après la mort d’un certain Dieu, deux paris donc – tous deux esthétiques, en des sens cependant différents, tous deux suggérant une image ou idéal indéterminé – ont vu le jour, majoritairement centrés sur l’idée de vie in-carnée. L’un, explorant la question de savoir comment se réapproprier les projections qui étaient autrefois l’apanage d’un dieu aujourd’hui défunt, s’enracinait dans l’énergétique et dans la visée de l’auto-dépassement. Le second pari, celui de Levinas et de l’ample héritage dialogique juif, assied ses ressources poétiques et argumentatives sur l’insoupçonnée passivité dans laquelle les forces de la vie – actives ou réactives – jaillissent, celles-ci affectant un X avant même qu’il ne devienne un « Je ». Nietzsche et Levinas ont envisagé la souffrance à partir de deux perspectives distinctes, mieux sur deux tonalités différentes. Dans les deux cas cependant, la lecture philosophique du corps demeurait avant tout une question morale.
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Je remercie chaleureusement Daniel Cohen-Levinas de m’avoir invitée à participer à cette collection. Puis David Bertet, Université de Montréal, qui a magistralement revu ce texte et m’a beaucoup appris sur Nietzsche, Héloïse Bailly, Université de Strasbourg II et Université de Montréal, pour ses commentaires pertinents. Ma gratitude envers Gérard Bensussan pour ses commentaires et suggestions pertinents sur ma lecture levinassienne de Nietzsche.
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(1) Voir Jacob Golomb. Nietzsche and Zion. New York, Cornell University Press, 2004, p. 162 sq. Ci-après NZ.
(2) Martin Buber, « Feuerbach et Nietzsche » in Le problème de l’homme. Paris, Aubier, 1980, p. 52.
(3) Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », section 3. Paris, Payot & Rivages, 1997.
(4) Levinas tend à proposer la dualité moi – soi lorsqu’il parle du « sujet » complexe. J’utilise ici « Je » parce que le moi chez Levinas est en fait à la fois actif et passif. Il est difficile de déterminer s’il a voulu éviter l’utilisation nominale du pronom personnel pour contourner des restes d’idéalisme se trouvant dans la phénoménologie. Toujours est-il que le moi, personnel et à l’accusatif, ne recouvre pas l’intégralité du champ d’expérience, ce qui explique pourquoi il s’est vu traduire en anglais par le terme « Ego ».
(5) Deleuze nous a rappelé l’insistance de Nietzsche sur le fait que le soi demeure inconscient. « La conscience n’est jamais conscience de soi, mais conscience d’un moi par rapport au soi qui, lui n’est jamais conscient. Elle n’est pas conscience du maître, mais conscience de l’esclave par rapport à un maître qui n’a pas à être conscient. » (Nietzsche et la philosophie, op. cit., p 45, ci-après NP)
(6) Il ne faut pas penser que nous opposons ici une « vie psychique » à une « vie objective ».
(7) Levinas. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris, Livre de Poche, 2004. Ci-après AE. En dépit de l’utilisation qu’ils font de la figure du schizophrène comme le meilleur manifestant de la « production désirante » par laquelle ils visent la synthèse passive dans ses fondements corporels pulsionnels, Deleuze et Guattari nous ont présenté dans l’Anti-Œdipe (ci-après noté AO) une vie qui n’est ni psychique ni intégralement mondaine. On a trop vite fait de les reléguer à une pensée révolue. Or, c’étaient eux qui nous rappelaient, dans la lignée de Maine de Biran (mais aussi de W. Bion) que : « on parle souvent des hallucinations et du délire ; mais la donnée hallucinatoire (je vois, j’entends) et la donnée délirante (je pense…) présupposent un Je sens plus profond, qui donne aux hallucinations leur objet et au délire de la pensée son contenu. ». On comprend qu’il s’agit d’une logique de la pulsionnalité, de l’actif et du passif. (AO, p. 25)
(8) E. Levinas. Totalité et Infini : essai sur l’extériorité. Paris, Livre de Poche, 1990. Ci-après noté TI.
(9) S. Freud. « Le Moi et le ça (1923) » in Essais de psychanalyse. Paris, Payot & Rivages, 2001, pp. 255-265
(10) Cité dans NZ, p. 164. F. Nietzsche. Der Fall Wagner, etc. in G. Colli et M. Montinari. Kritische Studienausgabe, tome 6. Berlin / New York, Walter de Gruyter, 1967-77 et 1988 (2e édition revue). Ci-après KSA avec tome.
(11) E. Levinas. Difficile Liberté. Paris, Livre de Poche, 2003, pp. 137-139. Ci-après notamment DL.
(12) Jacob Golomb. Nietzsche and Jewish Culture. London / New York, Routledge, 1997, p. 160. Ci-après noté NJC.
(13) F. Nietzsche. Par-delà bien et mal, section 208 et Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destine », section 1. In KSA, tome 5, p. 140 et KSA, tome 6, p. 365. Ci-après PBM, EH.
(14) Voir notamment l’excellente discussion des marxistes-moralistes qui finirent dans un courant fasciste, dont Sorel, Berthe, Lagardelle, Labriola et bien d’autres, om Zeev Sternhell. Ni droite ni gauche. L’idéaliste fasciste en France. Paris, Le Seuil, 1983, pp. 81-105.
(15) J. Golomb éclaire ce différend en « paraphrasant » l’âme noble nietzschéenne de Par-delà Bien et Mal moyennant d’un langage buberien : « On peut formuler l’attitude nietzschéenne en langage buberien comme étant le constat que les relations Je-Tu, et la reconnaissance mutuelle de la valeur et de la liberté des autres, s’origine dans des individus possédant un surcroît de puissance positive et un soi [selfhood]. Ceux-là sont ainsi capables d’accorder des droits et des libertés à tous ceux qu’ils reconnaissent comme des égaux. Ils ne craignent pas que leurs gestes diminuent ni détruisent leur propre puissance. […] Or les sentiments religieux hassidiques de Buber ainsi que son désir d’appartenir à la communauté sioniste l’ont empêché d’adopter cette approbation nietzschéenne de l’égoïsme sain. Au fait, dans Je et Tu, il réclame le contraire en reléguant le moi au domaine inférieur des relations Je-Tu. » (NZ, 153, note 39). Voir aussi, au sujet du désir nietzschéen, Ainsi parlait Zarathoustra. 3e partie, « Du grand désir ».
(16) W. Roux. Der Kampf der Theile im Organismus. Leipzig, W. Engelmann, 1881, chap. 2, pp. 64-110.
(17) Voir Gérard Bensussan. Le temps messianique : Temps historique et temps vécu. Paris, J. Vrin, 2002.
(18) Je suis ici l’argumentation de G. Bensussan, op. cit.
(19) Didier Franck a insisté justement sur l’obsession nietzschéenne de la justice, dans son ouvrage Nietzsche et l’ombre de Dieu. Paris, PUF, 1998. pp. 68-81, 458-476 et ce, en réponse directe à la justice divine telle que révélée par le Christ et traduite dans la doctrine luthérienne de la justification par la foi (NOD, 33-8). Ci-après NOD.
(20) Voir aussi NOD, 468.
(21) Nietzsche, KSA XIII, 1888, p. 143 ; NOD, 91. Les qualités divines entraînent aussi les valeurs qui y sont directement reliées, et que Nietzsche énumère dans ses notes comme étant : « 1) L’“âme immorale”, le mérite éternel de la “personne”’– 2) La réponse [Lösung], l’orientation, l’évaluation de l’“Au-delà” – 3) La valeur morale comme valeur la plus haute, le “salut de l’âme” comme intérêt cardinal – 4) “péché” “terrestre”, “chair”, “plaisirs” [Lüste] – 5) stigmatisés en tant que “monde” (KSA XI, 1887-1888, p. 69). À cela, les attributs que nous devrions nous assigner incluent « un grand ascétisme menant à une force et une conscience considérables… », mais aussi « apprendre à obéir [Gehorchen lernen] et « ne pas envier la vertu d’autrui [die Tugend der Anderen nicht ambitioniren] » (KSA XI 1887-8, p. 68).
(22) Voir A. Messina « Levinas’s Gaia scienza » in J. Stauffer et B. Bergo, dirs. After the Death of a Certain God : Nietzsche and Levinas. New York, Columbia University Press, 2008.
(23) EH, « Pourquoi je suis un destin », paragr. 1. Voir D. Franck, Heidegger et le christianisme, l’explication silencieuse. Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 19 n. 1.
(24) Voir D. Franck, Heidegger et le christianisme, l’explication silencieuse. Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 19 n. 1.
(25) Comparer ce que Klossowski fait observer (in Nietzsche et le cercle vicieux) avec un fragment de Nietzsche datant de 1885-86, dans lequel il observe : « Il est nécessaire d’interpréter tout mouvement [du et dans le corps] comme des gestes, comme une sorte de langage grâce auquel les forces se comprennent les unes les autres […] La contradiction n’est pas entre «vrai» et « faux», mais entre les «abréviations de signes» et les signes eux-mêmes. Ce qui est essentiel est la construction de formes qui représentent les nombreux mouvements, les inventions de signes qui résument toute la variété des signes » in La volonté de puissance, Tome I, F. Würzbach, dir., Paris, Gallimard, 1995, p. 325. Ci-après noté VP, (voir aussi Nietzsche, KSA XII, p. 142.
(26) Pierre Klossowski. Nietzsche et le cercle vicieux. Essai, Paris, Mercure de France, 1969, p. 99.
(27) « Dansez à votre gré, belles tumultueuses, hurlez de plaisir et de méchanceté – à nouveau plongez, au fond du gouffre, versez vos émeraudes et jetez par-dessus vos blanches dentelles infinies de mousse et d’écume – j’applaudis à tout, car tout vous sied également, vous à qui je suis redevable de tout : comment jamais vous trahir ? Car – sachez-le bien ! – je vous connais, vous et votre secret, je connais votre race ! Vous et moi, ne sommes-nous pas d’une seule et même race ! – Vous et moi, n’avons-nous pas un seul et même secret ! » (Nietzsche. Gai Savoir, § 310)
(28) Levinas écrit : « Il reste à comprendre comment les mots-signes pénètrent dans le Dit du Dire identifiant. Mais ceci atteste d’une passivité extrême du Dire, derrière le Dire qui devient un simple corrélat du Dit ; une passivité de l’exposition à la souffrance et au traumatisme, que le présent s’efforce de thématiser. » (AE, 189 n. 25 ; AE, 65 n. 2)
(29) Nietzsche, fragment de l’année 1885 dans l’édition Würzbach, VP, Vol. I, p. 298 et suivantes. « Au contraire, cette prodigieuse synthèse des êtres vivants et des intellects que l’on appelle “homme” ne peut vivre qu’à partir du moment où fut créé le subtile système de relations et de transmissions, et par là la compréhension extrêmement rapide parmi tous les êtres supérieurs et inférieurs – et ce, grâce aux intermédiaires, qui tous sont vivants […], il ne s’agit pas ici d’un problème mécanique, mais d’un problème moral. » Voir aussi Didier Franck, NOD, pp. 175-76. Voir enfin Nietzsche, KSA, XII, p. 56 : « En réalité, en chaque corps, nous trouvons “une pluralité de forces” organisées de manière hiérarchique […] de telle sorte que les unes sont conditionnées par l’existence des autres […]. L’homme en tant que pluralité de “volontés de puissance” : chacune d’elles avec une pluralité de moyens d’expression et de formes. » Et Nietzsche, PBM, § 19 : « La volonté n’est pas simplement un complexe de sensation et de pensée, mais elle est avant tout un affect […]. Notre corps n’est rien d’autre qu’une structure sociale composée d’une multitude d’âmes. »