Mondes européens

Le Voyage – une gigantesque Vanitas ?

Résumé

La Vanitas et le texte célinien nous demandent de faire une pause introspective. Ils exposent la même volonté de nous convaincre, de nous présenter l’autre côté de la toile, de la vie – l’envers dérisoire. Ils sont les véhicules d’une morale forte et engagée. Tous deux sont saturés de normes de conduite. Ils expriment les doutes de deux périodes marquées par la guerre, une crise des idées, le désarroi, le déchirement de l’Europe. Ils donnent à penser. Quelles sont les raisons de ce rapprochement entre deux visions de la réalité que trois siècles séparent ? C’est ce que nous essayons de comprendre dans cet article.

 ***

Lors d’une représentation de son spectacle consacré à Louis-Ferdinand Céline, Fabrice Luchini rapporta une anecdote. Une savoureuse anecdote. Un soir, alors qu’il se trouvait au café près du théâtre, le serveur lui demanda l’air grave et songeur : Mais qu’est-ce que vous leur faites ?… Oh ! Qu’est-ce que vous leur faites ? Intrigué, l’acteur essaya tant bien que mal de répondre à cette question inattendue. Finalement, après maints et inutiles efforts, Luchini entendit cette sentence extraordinaire : Ils pensent !
Cette gravité, nous en sommes témoins également face aux Vanitas. Devant ces toiles qui suspendent le temps, le visiteur s’interroge… Le texte célinien et les Vanitas nous demandent de faire une pause introspective…

 

1. L’envers dérisoire

La vanitas a son origine dans le memento mori – une peinture sobre et minimaliste composée, la plupart du temps, par un crâne et un seul tibia. Elle se cachait sur le revers des tableaux (surtout des portraits).

Selon certains historiens de l’art, c’est à Leyde au XVIIe siècle que ça a débuté. Dans une Europe en crise, déchirée par un conflit de religions, les peintres du nord de l’Europe sont contraints à mettre de côté les représentations religieuses. Dans une région où les affaires sont florissantes, les artistes répondent aux commandes incessantes en développant le lexique des vanités.
Peu à peu, la Vanitas quitte l’obscurité du revers et passe sur le devant de la toile. L’idiolecte devient plus riche et un véritable dialogue entre l’art et les idées théologiques de l’époque s’initie.
La Vanitas doit son nom à un verset du Livre de l’Ecclésiaste : [1:2] Vanité des vanités, tout est vanité.
La présence du crâne rend encore plus sombre et directe la volonté de montrer l’autre côté, la fin du temps. Si peu à peu cette composition quitte l’envers de la toile, elle conservera toujours cette volonté d’en être le témoin.

Ces toiles, à des dates différentes, prolongent cette évocation de la mort, cet art de la lucidité extrême. Avec Céline, nous sommes témoins de sa contemporanéité, certes sous un visage rénové, mais toujours avec cette volonté de provoquer l’étrangeté et de susciter la réflexion du spectateur.
« C’est de l’autre côté de la vie ». La dernière phrase de la préface de Voyage au bout de la nuit révèle clairement cette volonté. Elle manifeste la mission que Céline s’attribue de montrer une autre perspective, une autre vérité.

Comment tout a commencé pour le personnage de Bardamu ? C’est, sans aucun doute, le bain révélateur de la guerre qui lui permet d’avoir cette Perspective particulière et de voir pleinement ce qui lui était caché, et qui reste latent pour tous les autres, ou presque. Seule l’expérience de la guerre va lui permettre cette petite révolution, ce renversement de la Toile.
D’ailleurs, notre opinion est partagée par le professeur Bestombes. N’affirme-t-il pas :

La guerre, voyez-vous, Bardamu, par les moyens incomparables qu’elle nous donne pour éprouver les systèmes nerveux, agit à la manière d’un formidable révélateur de l’Esprit humain ! (p. 122)

Verser la face cachée. L’Homme se dévoile… expose sa face obscure. Telle est l’essence de la Vanitas : l’envers dérisoire. Dans Voyage, Bardamu s’en donne à cœur joie. Cela commence par les petits instantanés de la guerre composés avec une palette extrêmement sombre et réduite, où seule la lumière aux tonalités artificielles est acceptée. Cela se poursuit avec la fuite en Afrique où, très vite, Bardamu découvre une lumière exceptionnelle et perçoit un nouvel abattoir, un nouvel autel de sacrifice – Ils étaient venus (…) offrir leurs viandes, aux patrons, leur sang, leurs vies, leur jeunesse, martyrs pour vingt-deux francs par jour (p. 174).
Le décor change, mais les instantanés aigus continuent. Cette fois, c’est l’autre côté du colonialisme qu’il se doit de révéler. Dans chacune de ces petites compositions, nous retrouvons la clairvoyance de l’agonie qui précède et procède de la mort – l’Esprit Vanitas :

Dans cette étuve mijotante, le suint de ces êtres ébouillantés se concentre, les pressentiments de la solitude coloniale énorme qui va les ensevelir bientôt eux et leur destin, les faire gémir déjà comme des agonisants (…) ils en bavent. (p. 154)

Les tableaux continuent en Amérique. Dès les premiers moments, Bardamu sent et nous peint le prolongement de l’Afrique. Tout semble lui rappeler les compositions précédentes :

Lueur d’en bas, malade comme celle de la forêt, et si grise que la rue était pleine comme un gros mélange de coton sale (…) une plaie triste la rue. (p. 247)

Et c’est à New York que Bardamu présente un tableau très fort, scatologique à souhait – l’entrée dans la caverne fécale. Elles lui révèlent l’autre côté du capitalisme. En haut, le Dollar, un vrai Saint-Esprit, plus précieux que du sang. Dans le sous-sol, l’envers de la toile. C’est avec lui que nous descendons :

À droite de mon banc, s’ouvrait précisément un trou, large, à même le trottoir dans le genre du métro de chez nous. (…) c’était dans ce souterrain qu’ils allaient faire leurs besoins. (…) une espèce de piscine, mais alors vidé de toute son eau, une piscine infecte, remplie seulement d’un jour filtré, mourant, qui venait finir là sur les hommes déboutonnés (…) (p. 250)

Et après un passage par Toulouse, nous arrivons finalement à la banlieue de Paris – Rancy, qui n’est qu’un prolongement de Détroit :

La lumière du ciel à Rancy, c’est la même qu’à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois. (p. 304)

Tout y est excessif, abject. Personne ne peut se sauver. Seule issue – la mort, la nuit :

La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit. (p. 430)

Voyage… une exposition de vanitas. Tout comme celles du XVIIe, les vanitas céliniennes prêchent leur moralisme iconographiquement et graphiquement. Elles nous confrontent à l’expérience limite du face à face avec la mort, en nous rappelant constamment notre fragilité, et cela de diverses façons. Elles constituent une iconostase qui met l’Homme non pas face à Dieu mais face à la Mort.
Chaque tableau fait réfléchir le lecteur sur la précaire condition d’être…Entre tous ces épisodes de fuite constante, somme toute assez disparates, un élément d’unité : l’effet de vanitas sur le regard de Bardamu, témoin d’un monde qui se liquéfie.

 

2. Une peinture de parole

Il existe des vanitas dont le message est inséré graphiquement dans la peinture. Ce sont des légendes dans l’œuvre qui prétendent ne laisser aucun doute sur les intentions globales du tableau prémonitoire : la Fin est inéluctable. C’est le cas du tableau Nature Morte – Vanitas, 1524, de Bruyn le Vieux.

C’est une composition très simple qui contient les signes les plus courants de ce genre de peinture : en trompe-l’œil, sont placés dans une niche une bougie dont la flamme s’est éteinte, une mandibule séparée du crâne. Sur celui-ci, à peine perceptible, une mouche, elle aussi un éphémère de la nature. Aucun signe de vie. À droite, une inscription latine clouée sur une planchette de bois, attend le parcours naturel du regard du spectateur occidental (de gauche à droite), comme s’il s’agissait d’une légende explicative : Omnia morte cadunt / morse ultima linia rerum – Tout se dissipe avec la mort/ la mort est l’ultime frontière de toutes les choses – une réflexion du philosophe épicurien Lucrèce (vers 96-55 av. J.-C.).
Cette caractéristique du texte écrit dans le texte iconographique est assez commune dans la vanitas et ne laisse aucun doute : la vanitas est prémonitoire mais aussi moraliste. Elle prêche son moralisme iconographiquement et par écrit.
Ainsi, le mouton sur le flanc, dans le pré, agonise et broute encore. Cette phrase n’est pas de l’Ecclésiaste. Elle figure à la page 53 de Voyage. Cette sentence de Bardamu vient clore et servir d’exergue philosophique, tendance ecclésiaste, au tableau qu’il peint de ses avides camarades qui emportent tout sur leur passage :

et tout ce qui pouvait se mettre sur le dos, ils l’emmenaient avec eux, mes camarades. Des peignes, des petites lampes, des tasses, des petites choses futiles, et même des couronnes de mariée, tout y passait. Comme si on avait encore eu à vivre pour des années. Ils volaient pour se distraire, pour avoir l’air d’en avoir encore pour longtemps. Des envies de toujours. (…) La balle dans le ventre, ils auraient continué à ramasser de vieilles sandales sur la route, qui pouvaient « encore servir ». Ainsi, le mouton sur le flanc, dans le pré, agonise et broute encore. (p. 52)

La structure de Voyage est très souvent celle-ci : à un épisode visuellement très fort suit, dans un coin de la toile, l’aphorisme de Bardamu. Cette structure – image + sentence qui exprime les pensées de l’auteur – c’est exactement celle que nous avons pu observer dans le tableau de Bruyn. Céline, lui aussi, ne présente pas seulement des tableaux qui sont des compositions vanitas – il renforce son message moralisateur avec ces aphorismes dignes de l’Ecclésiaste. Une courte réflexion sur la vanité de posséder à tout prix, d’autant plus dérisoire que ces soldats sont dans une situation de sursis absolu.
Nous sommes en présence d’une vanitas pure. Qu’entendons-nous par là ? Ce tableau célinien représente tout ce qu’une vanitas du XVIIe siècle prétendait : présenter une édifiante sagesse morale et énoncer une réflexion extrême. Une réflexion qui naît du contraste affligeant entre la vulnérabilité des éphémères plaisirs terrestres et la vacuité de l’ostentation vaniteuse de l’être humain. Il s’agit donc, d’un blâme sévère que la Vanitas et Céline veulent infliger à l’inconscience de notre finitude.
La Vanitas sert sans détour les propos communicationnels de l’artiste. D’ailleurs, l’Ecclésiaste est aussi connu comme du Prêcheur. Les tableaux veulent nous prêcher une façon d’être et d’interpréter la vie.

 

3. Le thème du visage du temps

Le tableau Allégorie de la Vanité (1633) de Bernardo Strozzi est terrible : une vieille femme, le visage façonné par le temps, se regarde dans un miroir. Sa pose est délicate. Elle aime le reflet de ses traits.

La robe, les bijoux, et quelques objets d’orfèvrerie sont les signes d’une haute position sociale. Ils dénoncent également la vaine possession des biens terrestres car le miroir reflète un visage de morte en sursis : les fleurs qu’elle tient, une dans chaque main, sont le symbole de la beauté… mais de la beauté éphémère.
Mais il y a aussi la vanité de faire semblant : comme si le temps ne se lisait pas sur son visage, sur ses cheveux, sur son corps. Comme si la splendeur n’était pas d’Autrefois. À ses côtés, deux jeunes filles l’aident dans cette illusion. Leur sourire est-il moqueur ou est-il sincère ? Plutôt un amusement autorisé par leur jeune âge rassurant.
Le spectateur se sent mal à l’aise devant cette composition : il accepte difficilement l’image de cette vieille coquette naïve, la malice des jeunes filles… Mais, surtout, il sait que le temps façonnera aussi son visage, et cela irrémédiablement. Pas la peine de faire semblant. Pas de place pour la vanité, semble nous souffler la composition.
Le thème du temps fugitif trouve, sans aucun doute, une de ses expressions les plus riches dans le motif du visage usé.

Le Voyage du Temps. Le temps du Voyage

Comme ce tableau que nous avons brièvement présenté, Voyage peut être aussi considéré comme un parcours à travers les âges de Bardamu. C’est un parcours chronologique qui débute à la place Clichy et qui se termine tout près, avec la mort de Robinson. Néanmoins, les dates précises, pour situer le lecteur, n’abondent pas dans ce livre, – 14 juillet, 4 mai…. Quelques évènements historiques apparaissent comme toile de fond : la première guerre mondiale, une colonisation qui bredouille en Afrique, l’essor de l’industrie et des loisirs en Amérique … et très peu de références à l’âge de Bardamu ou au temps qui s’écoule :

Je n’avais que vingt d’âge à ce moment-là. (p. 22)
Voilà quinze ans qui viennent de passer… Une paye ! (p. 603)

Du point de vue exclusivement narratif, nous notons très peu d’expressions conventionnelles de temps comme demain, hier, bientôt…. Pas de réel souci de situer le lecteur.
Le temps, dans le Voyage, existe absolument à travers des épanchements qui renvoient toujours au passage du temps, à la mort :

J’étais arrivé (…) à l’âge où on sait bien ce qu’on perd à chaque heure qui passe (…) s’arrêter sur la route du temps (p. 365)
– Être vieux, c’est ne plus trouver de rôle ardent à jouer, c’est tomber dans cette insipide relâche où on n’attend plus que la mort. (p. 408)
On n’est plus qu’un vieux réverbère à souvenirs au coin d’une rue où il ne passe déjà presque plus personne (p. 574)

Ce tableau de nous – le visage du temps dans Voyage : Le visage de Musyne

Le temps existe également dans le Voyage, à travers des indices de picturalité –des toiles à esprit vanitas qui nous font réfléchir sur le passage du temps.
Tout comme la peinture que nous avons présentée auparavant, le passage du temps, dans Voyage, peut également être lu sur les visages :

Peu d’êtres en ont encore un petit peu après les vingt ans passés de cette affection facile, celle des bêtes. Le monde n’est pas ce qu’on croyait ! Voilà tout ! Alors, on a changé de gueule ! (…) notre figure n’est qu’une erreur. (p. 309)

Et, en particulier, sur celui de Musyne :

[…] À l’heure qu’il est, il m’arrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des êtres qu’on a connus très bien. C’est le délai qu’il nous faut, deux années, pour nous rendre compte, d’un seul coup d’œil, intrompable alors, comme l’instinct, des laideurs dont un visage, même en son temps délicieux, s’est chargé.

On demeure comme hésitant un instant devant, et puis on finit par l’accepter tel qu’il est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, à cette soigneuse et lente caricature burinée par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. (p. 103)

Le temps, ce tableau de nous. Le visage des autres est un témoignage qui relate la décrépitude provoquée par le temps.
Le temps sur le visage permet à Bardamu de se situer temporellement. Et aussi de retrouver la lucidité profonde. Cette lucidité profonde lui revient, par le visage des autres et aussi par le reflet du sien, dans un miroir – toujours le miroir :

Je me sentais par hasard si bien ce jour-là que c’était comme un miracle (…) Quand voilà que tout se met à tourner ! Je me cramponne. Tout tourne en bile. Les gens se mettent à avoir des drôles de mines. Ils me semblent devenus râpeux comme des citrons et plus malveillants encore qu’auparavant. D’être grimpé trop haut sans doute, trop imprudemment tout en haut de la santé, j’étais retombé devant la glace, à me regarder vieillir, passionnément.

On ne compte plus ses dégoûts, ses fatigues quand ces jours merdeux arrivent, accumulés entre le nez et les yeux, il y en a rien que pour là, pour des années de plusieurs hommes. Il y en a bien de trop pour un homme. (p. 538)

Les marqueurs de la description picturale sont dans ce cas la référence au genre pictural du portrait – du portrait du temps qui passe.

 

4. Concevoir la mort – les visiteurs de la nuit voient la mort

Dans le tableau Postrimerias – Finis Gloriae Mundi (1671) de Juan de Valdés Leal qui se trouve à l’église de l’Hôpital de la Charité à Séville, nous pouvons observer au premier plan, sur une banderole, l’inscription « finis gloriae mundi » (« ainsi se terminent les gloires du monde »).

Séville / Toulouse : même émoi

Lorsque Bardamu découvre la cave que la mère Henrouille exploite à Toulouse, cette toile est venue immédiatement à nous.
L’œuvre de Valdés nous aide à compléter notre visualisation du tableau célinien : un squelette hors du cercueil, dans un sous-sol sombre. La mort ne se cache pas.
Dans la chapelle où elle se trouve à Séville, la toile de Valdés joue le même rôle que le tableau célinien à Toulouse : à travers la révélation des squelettes, le visiteur-lecteur de la nuit conçoit la mort. Sa finitude lui est présentée.

Dissection des corps par la lumière

… et puisqu’on venait de très loin pour la voir la cave, c’était le moment de m’en occuper (p. 487).

Cette décision de Bardamu est une invitation car c’est avec lui et Madelon que nous visiterons cette cave.

Avec sa petite lanterne, Madelon et moi, on les a fait sortir de l’ombre les cadavres, du mur, un par un. (p. 487)

Nous plaçons notre regard dans la cave, selon l’angle et la tonalité de cette lumière qui se déplace dans le sous-sol. Le lecteur occupe la position de Bardamu – comme lui, il ignore tout de la cave. Nous la découvrons en même temps que lui. Son regard est le nôtre.
Le petit halo de lumière qui se déplace dans l’obscurité fait que la cave soit décrite minutieusement. Les moindres détails des corps de la mort sont présentés :

Une à une leur espèce de tête est venue se taire dans le cercle cru de la lampe. (p. 488)

Les changements de plan de la lampe sont induits par les points de suspension et non par des déictiques – par-ci, par-là – ou les nouvelles réflexions de Bardamu :

Plus tout à fait en peau ni en os, ni en vêtements qu’ils étaient… Un peu de tout cela ensemble seulement… En très crasseux état et avec des trous partout… Le temps quoi était après leur peau depuis des siècles ne les lâchait toujours pas… il leur déchirai encore des bouts de figure par-ici, par-là, le temps… (p. 487)

Dans cette cave nous sommes confrontés à des images excessives. Nous sommes bousculés, importunés…nous réfléchissons… nous doutons. Nous entrons dans une vanitas.

 (…) Ça devait leur donner de quoi réfléchir aux touristes ! (p. 487)

Nous sommes les touristes… nous devinons que nous sommes en sursis.
Un détail attire Bardamu… le regard des morts. C’est le sien. C’est le même qu’il a depuis le bain révélateur de la guerre :

Ce n’est pas tout à fait de la nuit qu’ils ont au fond des orbites, c’est presque encore du regard, mais en plus doux, comme en ont des gens qui savent. (p. 488)

Concevoir la Mort – faire la mort

Les touristes, les lecteurs sont invités à concevoir la mort. Mais le tableau de la cave à Toulouse introduit également un autre sens de concevoir : la mort qui naît avec nous. Nous faisons la mort. Pour Bardamu, aucun besoin de résister. Elle est en nous, même après le trépas :

Leur ventre s’était vidé de tout, mais ça leur faisait à présent comme un petit berceau d’ombre à la place du nombril. (p. 487)

Ainsi, deux conceptions de la Mort – voir de façon réfléchie et crûment l’intérieur de la mort et former la Mort en soi – se retrouvent liées dans Voyage au Bout de la Nuit.

La cave à Toulouse – la fin du parcours de la chair triviale

Tout au long de Voyage, le corps nous est présenté seulement en tant que chair. De la chair décadente. Toujours en état de trivialité. Pendant la guerre, elle est déchiquetée. En Afrique, elle est dévorée par la fièvre et les bestioles…
Le corps n’est qu’un enclos, une prison que nous devons supporter et en même temps, c’est la mort que nous supportons constamment. Ce regard de l’intérieur anticipe consciemment la mort absolue. C’est le regard vanitas : lucide, prémonitoire.
C’est ce dont nous sommes témoins en Amérique, devant l’usine Ford – la lucidité remonte une fois de plus à la surface :

Quand ils vous parlaient, on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort (…) Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. (p. 286)

Ce regard transperçant ne quitte jamais Bardamu. Le premier entretien avec l’abbé Protiste lui inspire une série d’images et de réflexions. Bardamu comprend tout, immédiatement, de ce personnage. Il le discerne dans sa totalité :

C’est ainsi qu’il faut s’habituer à transposer dès le premier abord les hommes qui viennent vous rendre visite, on les comprend bien plus vite après ça, on discerne tout de suite dans n’importe quel personnage sa réalité d’énorme et avide asticot. (p. 426)

Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment. (p. 427)

La vision évidente de l’intérieur du corps humain, est pour lui de plus en plus difficile à supporter. Il y a dégoût du corps. Qui pourrait être dépassé avec un peu de courage :

Ce corps à nous, travesti de molécules agitées et banales, tout le temps se révolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molécules, au plus vite, parmi l’univers, ces mignonnes ! Elles souffrent d’être seulement « nous », cocus d’infini. (p. 427)

On éclaterait si on avait du courage, on faille seulement d’un jour à l’autre. Notre torture chérie est enfermée là, atomique, dans notre peau même, avec notre orgueil. (p. 427)

Aucun espoir pour le corps :

On bourre un vieux porte-monnaie avec les boyaux pourris d’un poulet. Eh bien, un homme, moi je vous le dis, c’est tout comme, en plus gros et mobile, et vorace, et puis dedans, un rêve. (p. 249)

Même l’enfant au plus tendre âge n’est que mort.

L’épouse boudinée dans ses serviettes hygiéniques spéciales, les enfants, sorte pénible d’asticots européens, se dissolvaient de leur côté par la chaleur en diarrhée permanente (…) farci de parasites (…) mouches. (p. 188)

Le message de Voyage tombe : La seule vérité c’est la mort. Aucune chance d’avorter la mort que le corps conçoit.

À partir de la cave, les évènements vont se précipiter. Après… il n’y a plus rien à faire. Cette fois, c’est l’intérieur de la mort que Bardamu a vu.
Le tableau célinien le plus sombre, le plus grotesque annonce la Fin.

 

Alors… Voyage … une Vanitas de 600 et quelques pages ? Un livre avec des vanitas à l’intérieur ? …

Et qu’on n’en parle plus.

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Œuvres

CELINE. Voyage au bout de la nuit, Paris : Folio, (1932-1988).

Magazines, revues, guides, catalogues

GLEIZES, Delphine (2002). Codes Picturaux et signes textuels, Romantisme nº118, pp. 75-91.
LOUVEL, Liliane (novembre 1997). La description picturale, pour une poétique de l’iconotexte, Poétique, nº 112.

Essais, colloques

LAMBLIN, Gérard (1987). Peinture et Temps, deuxième édition revue et augmentée, Paris : Meridiens Klincksieck / Publications de la Sorbonne.
LOUVEL, Liliane (2002). Texte/Image, images à lire, textes à voir, Collection Interférences, Presses Universitaires de Rennes.
SCHNEIDER, Norbert (1999). Naturezas Mortas, a pintura de Naturezas Mortas nos Primórdios da Idade Moderna , trad. Adelaide Cervaens Rodrigues & Teresa Carvalho, Ed. Benedikt Taschen Verlag.