UNE ATTITUDE PROFONDE DE REFUS DE L’ETAT.
L’aplomb avec lequel les élus corses, même non « nationalistes », assurent le Gouvernement et l’opinion que l’octroi d’un régime d’autonomie à l’Ile de Beauté y mettra fin aux violences et y établira enfin l’Etat de droit est tout à fait confondant. Il faut n’avoir jamais vécu en Corse pour adhérer à une présentation des choses aussi délibérément à usage externe. La violence dans la société corse n’a pas ses racines dans une simple demande de décentralisation insatisfaite : cette violence est de nature profondément culturelle, elle vient du fond des âges, et participe d’un fonds culturel méditerranéen millénaire qui se manifeste en maints autres lieux et, partout ou presque – on peut songer, notamment, à l’Algérie, ou aux Balkans – s’y oppose avec succès à l’émergence de l’Etat moderne. S’il est légitime que les hommes et les femmes de ces sociétés se refusent à reconnaître le caractère endémique de la violence qui tisse trop souvent leur quotidien, il n’est pas moins légitime, s’agissant de la Corse, que le citoyen-contribuable cherche à s’assurer que les réformes envisagées soient effectivement de nature à rétablir l’ordre public sur cette portion du territoire national. Or tel ne sera certainement pas le cas de la réforme actuellement en préparation.
L’ouvrage fondamental de Nicolas GIUDICI , Le crépuscule des Corses1, permet une indispensable plongée dans l’âme corse, et éclaire la nature profonde des obstacles que rencontre de longue date le projet d’instaurer l’Etat de droit dans l’île. Ces obstacles tiennent à la puissance d’une très ancienne culture de résistance, à la persistance de rapports sociaux incompatibles avec la notion d’Etat, aux traditions de violence machiste théâtralisée, enfin à l’instrumentalisation du thème de la décolonisation comme simple légitimation contemporaine du traditionnel affrontement des clans.
A) UNE CULTURE DE RESISTANCE.
Dans le profond, c’est-à-dire dans les cœurs, la légitimité de la République et de ses lois est bien faible dans l’Ile de Beauté.
En premier lieu parce que leur histoire a doté les Corses d’une culture de résistance : ils ont toujours eu à se préserver de la domination de puissances étrangères venues de la mer, implantées dans les villes de la côte et s’efforçant de pénétrer l’intérieur pour en ponctionner les ressources et y faire régner leur propre ordre.
Sans remonter jusqu’à la conquête par Rome, qui suscita deux siècles de révoltes avant de déboucher sur une cohabitation pacifique et une certaine osmose, il faut savoir qu’ensuite le Saint-Siège, incapable de protéger l’île contre les razzias sarrasines, la confia à l’archevêque de Pise à la fin du XIème siècle, et que les Génois n’eurent alors de cesse de s’en emparer, puis de la conserver, malgré les frondes constantes organisées par les seigneurs corses, malgré les convoitises de plusieurs puissances européennes, malgré les menaces constantes des Barbaresques.
S’enracinant dans cette histoire douloureuse, la vieille culture de résistance se maintient aujourd’hui, au fond des âmes et à l’insu même des Corses, telle une veilleuse que rien n’aurait pu souffler, et persiste à refuser toute confiance à l’Etranger et toute légitimité à ses institutions et à ses règles, au profit d’un repli à la fois rassurant et étouffant sur les connivences et les conflits internes du monde corse. Dès lors, malgré le poids de sa présence physique dans l’île, la République se révèle incapable d’y obtenir le respect de ses lois, les moyens de coercition dont elle dispose s’avérant impuissants à pallier l’illégitimité historique des puissances venues de la mer. Et cette culture de résistance demeure, de surcroît, profondément rétive à l’idée d’Etat.
B) DES RAPPORTS SOCIAUX INCOMPATIBLES AVEC LA NOTION D’ETAT.
La notion d’institution, tout d’abord, issue d’un effort collectif et de longue haleine pour fonder l’organisation de la Cité sur la raison et non pas sur le bon vouloir du plus fort, ne trouve pas sa place dans une société dont les solidarités et les clivages ont de tous temps été fondés sur l’affectivité, regroupant les personnes apparentées – ou s’imaginant telles – dans la sphère intérieure, celle des obligations d’entr’aide, de dons et contre-dons, rejetant les autres dans la sphère extérieure, celle de la méfiance, de la rivalité, de la jalousie. Face à la pauvreté du milieu naturel, face à la fréquence des invasions venues de la mer, les peuples de la Méditerranée ont de longue date développé un système de sécurité centré sur les obligations mutuelles qu’entraînent les liens de la parenté, ressentis comme l’unique fondement possible de la confiance. Repliées sur le clan, la tribu, ces sociétés n’acceptaient – et tendent toujours à n’accepter – une autorité commune, supérieure, que du bout des lèvres, recherchant confusément dans des conflits intercommunautaires constamment renouvelés, réamorcés, le ciment assurant la cohérence des leurs communautés constitutives.
Faute d’être exercé par des institutions anonymes, dépersonnalisées, le pouvoir réside, dans ce type de société, entre les mains de la grande famille, de la famille forte du clan, de manière quasi-héréditaire, le chef du clan entretenant la dépendance envers lui des membres des familles faibles par une redistribution délibérément clientéliste des prestations publiques de toutes natures. Et, au niveau interclanique, l’accès au pouvoir demeure l’enjeu constant de rivalités sans cesse ravivées. Ce type de société, que nulle révolution industrielle n’est venue bouleverser, oppose une résistance passive obstinée à l’Etat, ressenti comme extérieur aux réseaux relationnels, comme trop impersonnel, comme trop transparent pour des communautés tirant leur jouissance des conflits privés occultes qui donnent sens et sel à la vie quotidienne. Allergiques aux institutions publiques venues du Nord, ces cultures s’avèrent en même temps allergiques à la citoyenneté – supposant l’exercice anonyme de droits et d’obligations identiques pour tous – comme à la justice institutionnelle de l’Etat, dépourvue de légitimité car extérieure aux liens personnels de protection et de dépendance qui confèrent à chacun son statut au regard des autres.
Ce refus des institutions s’assortit d’un détournement des mécanismes démocratiques. N’ayant jamais été bouleversée par la révolution industrielle et l’urbanisation massive qu’elle entraîna, la société corse, comme maintes sociétés méditerranéennes, a conservé une structure verticale – les clans familiaux regroupant des personnes de milieux socio-professionnels différents unies par des obligations d’échanges mutuels de services – et n’a jamais basculé vers le schéma horizontal des classes sociales unies par des intérêts socio-économiques partagés. Il n’y aurait rien là de déplorable si les mécanismes de la démocratie libérale n’avaient été, précisément, conçus par et pour des sociétés marquées par l’antagonisme des intérêts et des attentes des différentes classes, ces mécanismes ayant pour but de permettre la libre expression de ces attentes pour en dégager pacifiquement, au moyen du suffrage, un compromis, lequel sera traduit en règles de droit nouvelles.
Ce qui s’affronte en réalité, sur la scène politique corse, ce ne sont pas des visions différentes de l’avenir de la collectivité, mais des clans désireux d’accéder au pouvoir local afin d’en faire bénéficier leurs affidés. La vie « politique » locale se trouve donc à la fois dépolitisée, car l’enjeu n’est pas l’avenir de la Polis, et surconflictuelle, par le constant et délicieux affrontement des clans avides de s’emparer des attributs du pouvoir (« pulitichella »). Les sigles des partis politiques nationaux, judicieusement mis en avant pour accréditer la fiction aux yeux de l’observateur pressé, recouvrent en réalité des clans parfois fort anciens2 ; de même, les étiquettes de droite et gauche n’ont guère de signification, la quasi-absence de bourgeoisie d’affaires d’une part, de classe salariée d’autre part, privant ce clivage de son sens originel. Et le traditionnel double jeu des élus corses a pu jusqu’ici préserver l’illusion : français et républicains à Paris, ils sont corses et seigneurs dans l’île, y flattant les particularismes locaux et y entretenant, au moyen des fonds publics, l’allégeance de leurs affidés.
Ce détournement des mécanismes démocratiques s’assortit, en outre, d’un semblable détournement des mécanismes administratifs. Fondée sur les relations et non pas sur les fonctions, la société corse ne reconnaît aucune légitimité aux règles de portée générale et impersonnelle, issues de la volonté d’un pouvoir anonyme et prétendant s’appliquer indistinctement à des administrés anonymes. Dans un monde où l’identité de chacun lui est conférée par la place qu’il occupe dans un réseau relationnel déterminé, la règle générale et impersonnelle (la loi, le règlement) n’a aucun sens puisqu’elle ne s’insère pas dans l’entrelacs des dons et contre-dons, des services demandés et rendus à l’intérieur d’un système communautaire donné. Dès lors, la demande et l’octroi de passe-droits sont considérés comme le mode de relation normal et légitime avec l’Administration, à plus forte raison s’il s’agit de celle de collectivités décentralisées. En d’autres termes, les réseaux relationnels qui « font » les élections servent ensuite de canal privilégié à la fourniture de leurs prestations par les collectivités publiques.
C) VIOLENCE MACHISTE ET « DERIVE MAFIEUSE ».
L’éducation donnée à leurs fils par les mères méditerranéennes ne contribue pas peu à la violence ambiante. Fondées – malgré des apparences trompeuses – sur le despotisme domestique des vieilles femmes, ces sociétés valorisent désespérément, à l’usage exclusif de ce théâtre qu’est la rue, les qualités viriles des fils, chargés de représenter la famille sur l’agora de la manière la plus avantageuse pour elle. Rodomontades, imprécations, menaces, violence théâtralisée, deviennent dès lors pour beaucoup d’hommes une manière quotidienne d’affirmer à la fois leur virilité et l’honneur de leur famille. Soucieuses de préparer leurs fils à ce rôle, les mères corses leur consentent maints privilèges et indulgences, aux conséquences désastreuses : des milliers d’hommes jeunes, dépourvus de toute formation et de tout sens de l’effort, entretenus et armés dès l’adolescence par des parents et grands-parents soucieux de leur conférer des signes extérieurs de puissance, hantent, désoeuvrés, les cafés de l’île, main- d’œuvre écervelée disponible chaque nuit pour quelque attentat, moyennant rémunération…
Dans de telles conditions, la « dérive mafieuse » déplorée ces dernières années n’apparaît nullement comme une «dérive », une pathologie, mais comme le mode de fonctionnement ordinaire d’une société qui persiste à refuser la loi car elle a toujours trouvé sa cohérence dans les rivalités des clans qui la constituent, et sa jouissance dans les poussées d’adrénaline que suscite un climat de violence – jouissance bien réelle pour ceux qui l’ont vécue.
D) LA « DECOLONISATION », SIMPLE LEGITIMATION CONTEMPORAINE DU TRADITIONNEL AFFRONTEMENT DES CLANS.
Légitimement peu encline à reconnaître les archaïsmes de sa culture, l’opinion corse cherche constamment à minimiser – à ses yeux comme au regard de l’extérieur – la violence dont elle est le théâtre, lui imaginant quotidiennement des causes extérieures à elle-même, sous la forme des agressions multiformes dont elle serait l’objet : négation de ses particularités et volonté d’acculturation de la part de l’Etat jacobin, exploitation de ses potentialités par le capitalisme, octroi de privilèges indus aux agriculteurs rapatriés d’Afrique du Nord, pollution par le tourisme de masse, « génocide par substitution », etc. C’est ainsi que, depuis un quart de siècle, le thème de la décolonisation, directement transposé du langage tiers-mondiste des années soixante, a permis de déculpabiliser, de légitimer les comportements violents traditionnels, tout en permettant leur mise en scène moderne. De plus, la cristallisation des divers clans autour de ce thème a permis l’émergence dans les esprits d’un parti de la Corse, qui n’a aucun mal à culpabiliser le parti de la France, et à obtenir de lui, par un subtil dosage d’intimidation et de séduction, qu’il consente tacitement aux revendications politiques, appuyées par la violence, qu’il formule au nom de l’honneur de la Corse. C’est ainsi que certains élus d’envergure, jusqu’alors ostensiblement loyaux à la République, peuvent d’un coup faire cause commune avec le parti de la Corse, ressenti comme historiquement « porteur », tout en prétendant « servir les nationalistes au Gouvernement sur un plateau. »
Le profond désir de vivre entre soi qu’éprouvent, comme tout peuple insulaire, les Corses de l’île, demeure en outre un arrière-plan toujours présent. La présence de l’Autre au milieu d’une société entièrement fondée sur l’affectivité est ressentie comme une sorte de violation d’intimité, et n’est que tolérée. Et son éventuelle volonté d’intégration le contraint à fournir des gages psychologiquement coûteux : combien d’adolescents non-corses n’ont-ils pas été contraints d’exécuter des attentats pour acheter le droit de ne pas être considérés comme des étrangers hostiles ?
CONCLUSION
Les partisans de la fermeté républicaine en Corse semblent victimes du mythe, traditionnellement entretenu par la classe politique corse comme par l’opinion insulaire elle-même – dans leurs propos à usage externe – selon lequel ce peuple adhèrerait majoritairement aux valeurs de la République, et que seule une minorité réclamerait une évolution vers l’autonomie ou l’indépendance. Tel n’est pas le cas. Dans l’âme de chacun cohabitent, selon des dosages variables et instables, un sentiment d’appartenance à la République ET la conviction d’appartenir à un peuple colonisé et humilié. Vivant en Corse, l’on est parfois médusé de découvrir, chez des personnes qui ne sont pas nécessairement des militants nationalistes jeunes et de sexe masculin, une véritable haine de la France, qui n’hésite pas à se dire…
Ces ambiguïtés, qui sapent à chaque instant la légitimité des institutions et des lois, sont aujourd’hui insupportables. Conférer à la Corse un statut d’autonomie véritable, la plaçant dans la situation d’un Etat fédéré membre d’une fédération et se gérant, pour l’essentiel, lui-même, paraît la seule issue : un tel statut permettrait, si l’on ose dire, d’autochtoniser enfin les institutions et la responsabilité, favorisant ainsi des maturations civiques et politiques que la tutelle de l’Hexagone a peut-être jusqu’ici bloquées.
Cette question n’est pas propre à la Corse. On la retrouve, sous des formes atténuées, dans les Départements d’Outre-mer et notamment les trois départements français d’Amérique. Leurs peuples y portent encore l’inguérissable humiliation engendrée par l’esclavage, et chaque jour ravivée par le sentiment diffus de la malédiction d’être Noirs. Et ils cherchent une compensation dans la conviction de détenir sur la France une inextinguible créance. La départementalisation de 1946 a été, et demeure, le support juridique par lequel la République s’acquitte de cette dette. Mais la conscience de se trouver aujourd’hui dans une situation d’assistance suscite une nouvelle humiliation, qui se combine avec la faible légitimité reconnue à un Etat Blanc, pour susciter non seulement des incivismes quotidiens traduisant un certain rejet de la loi française, mais aussi des rancoeurs croissantes, que capitalisent aisément les mouvements ou les leaders autonomistes ou indépendantistes. Là aussi, l’évolution vers un statut d’autonomie résolue, par exemple sous la forme du T.O.M. – la renonciation aux fonds communautaires étant, sur le plan économique, le prix à payer pour une reconquête du marché intérieur permettant une indispensable remise au travail – serait une pédagogie peut-être douloureuse contraignant ces peuples à rechercher en eux-mêmes les causes des dysfonctionnements qui affectent, dans ces petits territoires, la gestion de la chose publique. Jusqu’à présent en effet, en Corse comme dans les D.O.M., la boucle, le cycle démocratie/administration/démocratie n’est pas fermé, clos, mais ouvert, à sa partie supérieure, sur un pouvoir ressenti comme extérieur, comme étranger à la société relationnelle locale, comme peu légitime, et commodément utilisé comme bouc émissaire des frustrations ressenties localement. Aucune maturation ne se fera, aucune citoyenneté véritable ne se formera sans que cette boucle, ce cycle, soit refermés localement, exposant ainsi clairement ces sociétés aux effets déplorables de leur culture relationnelle sur la gestion de la chose publique et les amenant ainsi – au prix probable de certaines régressions – à une républicanisation des comportements dont la République elle-même, trop peu légitime, s’est avérée incapable.
Généraliser l’autonomie régionale en France apparaît-il pour autant, comme certains l’estiment, le véritable défi que lancerait la crise corse à un pays ossifié dans un jacobinisme d’un autre siècle ? Promptes à chanter les louanges des systèmes très décentralisés qui entourent l’Hexagone, nos élites ignorent pourtant tout de leur mode de fonctionnement réel, des inconvénients qui en contrebalancent les avantages, comme de la discrète admiration que portent maints hauts-fonctionnaires étrangers au système français, dont ils envient parfois l’homogénéité et l’efficacité. Or la réponse à la question posée vient peut-être de plus loin, de plus profond : l’incontestable érosion contemporaine de la légitimité de l’Etat, comme s’il avait accompli son œuvre historique ayant essentiellement – mais implicitement – consisté à rassembler les hommes et à uniformiser leur culture par la contrainte afin de favoriser la circulation de la force de travail comme celle des biens, condition de la formation d’un vaste marché nous contraignant tous à des progrès de productivité sans lesquels la malédiction de la pauvreté n’aurait pu être – enfin ! – levée. La pléthore caractérisant aujourd’hui nos sociétés serait ainsi, peut-on penser, la vraie cause de l’affaiblissement contemporain de la légitimité de l’Etat. Et si cette hypothèse est exacte, la fédéralisation du pays s’avèrera inévitable…
Texte publié dans Pouvoirs locaux, n° 47, décembre 2000, p. 50 à 57
1 Giudici N., Le crépuscule des Corses, Grasset, 1997
2 Les exemples les plus patents de ce détournement de sigle partisan peuvent être trouvés dans le R.P.R. de Corse-du-Sud, recouvrant le « clan » de Rocca-Serra, de Porto-Vecchio, et dans le P.R.G. (ex- M.R.G.) de Haute-Corse, étiquette du « clan » Giacobbi (Venaco) et Zucarelli (Bastia).