Le constat, déjà lointain, de Borgès sur l’état du roman, est-il toujours d’actualité ? « Le roman, écrivait-il, est à bout de course. Je pense que les expériences si audacieuses et si intéressantes que l’on a tentées dans le roman (…) nous rapprochent du moment où le roman n’aura plus sa place ». Déjà, avant lui, même constat de Breton et des surréalistes… Difficile, en tout cas, de confirmer ou infirmer le jugement de Borgès, vu que le genre littéraire roman , qui a sa longue histoire, n’a plus aucun contenu ni aucun sens aujourd’hui, tout écrit publié étant catalogué « roman». La parution d’une nouvelle biographie d’Aragon, due à Philippe Forest (cf. l’entretien avec celui-ci dans ce numéro) pourrait néanmoins être l’occasion d’opposer à Borgès que de grands romans voyaient le jour au moment même où lui en doutait. Je veux parler des derniers romans d’Aragon, dont l’ultime, Théâtre-roman. Roman au sens plein du mot, mêlant tous les genres littéraires : écrit d’imagination, autobiographie, mémoires, essai, poésie.
Des « romans », la rentrée littéraire, nous en propose une pléthore. Il est intéressant de noter que ceux que la critique, quasi unanime, a retenus sont des biographies, voire des autobiographies, de pures autobiographies. Trois ont fait la une des journaux, Eva, de Simon Libérati ; le très beau récit, la Cache, de Christophe Boltanski ; Un amour impossible, de Christine Angot (lire, dans nos pages livres, l’article de Vincent Roy). Si je retiens plus particulièrement ce dernier, c’est qu’il pose des problèmes de fond à la littérature.
« Il n’y a pas de vérité hors de la littérature » affirme Christine Angot, à l’un de ses intervieweurs. Une fois de plus, cette scie qui nous vient du 19ème siècle, de la sacralisation romantique de l’écrivain et de la littérature. La littérature seule dirait la vérité. Encore faudrait-il savoir ce qu’on entend par « littérature », ce qui en est et n’en est pas. Qui décide ? L’auteur lui-même ? C’est pour le moins outrecuidant. Et savoir ce qu’on entend par « vérité ». Je ne sache pas que Céline ou Aragon, deux grands écrivains du siècle passé, nous aient livré beaucoup de vérité, l’un sur ce que fut l’antisémitisme, l’autre le stalinisme. Écoutons le sage Jacques Lacan : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible matériellement les mots y manquent ? C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel ». Ne pourrait-on dire que l’écrivain est celui qui prend en compte que des mots manquent, et que le faiseur, lui, pour dire la vérité, là où les mots manquent, il en remet des tonnes. Pour la dire — ou pour la masquer ?
Autre question : la littérature doit-elle être une succursale de la morale ? Pour le chrétien Jose Bergamin et l’athée Kundera, c’est ce qui la corrompt et la tue. « Juger, parmi les hommes, c’est tuer », écrit Bergamin. Le politique, le philosophe, le sociologue, le religieux dévoyé, le magistrat jugent. Pas le romancier. Les dernières pages de Un Amour Impossible sont une manière de procès, un procès qui se tient en l’absence de l’accusé —le père, mort —, lequel ne peut répondre des faits graves qui lui sont reprochés (outre viol et inceste, antisémitisme et préjugés de caste), également en l’absence d’avocats de la défense qui pourraient relever les failles et les contradictions de l’accusation, avec pour pièces les livres précédents de Christine Angot (âge du viol, durée de l’acte incestueux…). Tuer un père, cela se fait. Un père mort, c’est plus rare. S’il fallait un jugement, le seul recevable serait, en l’occurrence, celui du Jugement dernier.
Il n’est pas aisé d’écrire la vérité à la lumière du Saint-Esprit, dixit Saint-Simon. Ou, dit autrement par Philippe Forest, sollicité de juger Aragon, « c’est un privilège qu’il est prudent de réserver à Dieu seul ».
Jacques Henric