Mondes européens

L’ “Anthropologie structurale” de Claude Lévi-Strauss, entre universalisme et relativisme

Le structuralisme, dès les années soixante du siècle dernier, et pendant quelques décades, a régné presque sans partage dans la culture européenne, et même au-delà. Si cet avatar du scientisme du dix-deuxième siècle a pu faire figure de nouveauté, il faut dresser un bilan, même limité, des acquis durables de la doctrine, concernant l’“anthropologie structurale”; notamment, depuis que le structuralisme a franchi le seuil de la mode et que l’on parle d’une ère post-structuraliste, le moment se prête davantage à une réflexion philosophique et critique. En effet, le panorama philosophique d’aujourd’hui diffère nécessairement de celui de la pensée dominante des dernières décades. On dirait même que le structuralisme a joui d’autant de faveurs que l’existentialisme ou la phénoménologie auparavant. Le langage même s’est développé avec un changement significatif: règles, codes, systèmes, structures, inconscient, relations, etc., semblent effacer du vocabulaire philosophique des termes comme sujet, conscient, histoire, sens, etc.

I. LA QUESTION ANTHROPOLOGIQUE:

A/ Au niveau de la méthode:

Or, Lévi-Strauss a dit, à plusieurs reprises, que c’est en empruntant à la linguistique ses acquis qu’il a développé sa méthode d’analyse; en effet, ce sont les linguistes issus de l’École de Prague qui ont fait les progrès les plus considérables dans le structuralisme et qui y étaient à l’avant-garde: ils ont montré à quel point chaque élément ne peut être saisi que par son rapport aux autres éléments et selon des liens d’opposition; l’idée généralement admise était que la linguistique structurale, par une méthodologie qui fait de la langue une entité autonome se prêtant à l’analyse scientifique, s’est constituée comme une science rigoureuse, sur laquelle les autres disciplines, appartenant au domaine des sciences de l’homme, feraient bien de se modeler.

Lévi-Strauss montre comment l’anthropologie peut reprendre à son compte les percées de la linguistique, particulièrement de la phonologie: si l’on envisage la structure de la langue, alors il s’agit du système comme totalité synchronique; mais si l’on étudie des structures dans la langue, cela désigne des groupes de relations invariantes entre des termes (comme l’a montré la phonologie); lorsqu’une récurrence dans ces relations est prouvée on parle alors d’une loi de structure. D’une certaine façon, l’anthropologie s’émancipe vraiment: en insistant sur le fait qu’elle travaille avec des symboles, l’anthropologie va au-delà de la biologie et de la description empirique des sociétés: un père et son fils sont liés par un lien de sang, il n’est pas question de nier le fait; mais ce n’est pas à ce niveau que l’anthropologue s’intéresse à eux: il veut savoir quelle signification revêt leur relation dans la société où ils vivent, et comment elle s’articule dans le système global des relations de parenté de cette même société.

L’anthropologue ne peut plus se contenter de décrire des sociétés et d’en interpréter les éléments manifestes: il doit chercher des symboles et comprendre en vertu de quelles règles inconscientes ils se combinent. D’abord, les relations de parenté: des éléments – frères et soeurs, pères et fils – et des relations – de consanguinité, d’alliance, de filiation; avec ces matériaux, les sociétés travaillent comme avec les phonèmes: elles fabriquent des systèmes de signification, auxquels elles accordent plus ou moins d’importance, mais sans lesquels elles ne sauraient exister. À cela, une condition: “(…) l’existence universelle de la prohibition de l’inceste (…) équivaut à dire que, dans la société humaine, un homme ne peut obtenir une femme que d’un autre homme, qui la lui cède sous forme de fille ou de sœur”[1]. Et une conséquence: “un système de parenté ne consiste pas dans les liens objectifs de filiation ou de consanguinité donnés entre les individus; il n’existe que dans la conscience des hommes, il est un système arbitraire des représentations”[2]. Alors, une famille n’est pas un fait de nature, et toute explication naturaliste est vouée à manquer son objet. Le modèle dont Lévi-Strauss a toujours rêvé ne se trouvera pas en classant des données, mais en identifiant des symboles.

Lévi-Strauss a vraiment affaire à deux conceptions de la notion de structure: l’une fait déjà autorité dans sa discipline, c’est celle de “structure sociale”, développée par les anthropologues anglo-saxons; l’autre, dont la découverte lui vient de la linguistique (notamment à travers l’enseignement de Jakobson qui le conduit vers la lecture de Saussure et de Troubetskoï); entre les deux conceptions n’existait aucun lien sinon le terme lui-même. L’originalité de la démarche de Lévi-Strauss fut d’établir ce lien ou, plutôt, de poser les problèmes d’une manière qui conduira à repenser complètement le concept anthropologique de “structure” à partir de celui que lui fournit la linguistique.

La référence au concept de “groupe de transformation” permet de nuancer la source logicienne et formaliste, comme Lévi-Strauss du reste le dit on ne peut plus nettement: “La notion de transformation est inhérente à l’analyse structurale. Je dirai même que toutes les erreurs, tous les abus commis sur ou avec la notion de structure proviennent du fait que leurs auteurs n’ont pas compris qu’il est impossible de la concevoir séparée de la notion de transformation. La structure ne se réduit pas au système, ensemble composé d’éléments et de relations qui les unissent. Pour qu’on puisse parler de structure, il faut qu’entre les éléments et les relations de plusieurs ensembles apparaissent des rapports invariants, tels qu’on puisse passer d’un ensemble à l’autre au moyen d’une transformation”[3]. L’analyse structurale, en mettant en évidence la logique interne des relations et en la vérifiant à plusieurs niveaux dans le système et sur plusieurs terrains d’observation dans l’expérience, établit l’intelligibilité actuelle d’un ensemble de données.

Le rapport même de l’individu et de la société revêt une valeur symbolique; mais qui dit symbolique dit système social. “Il est de la nature de la société qu’elle s’exprime symboliquement dans les coutumes et dans ses institutions; au contraire, les conduites individuelles normales, ne sont jamais symboliques par elles-mêmes; elles sont les éléments à partir desquels un système symbolique, qui ne peut être que collectif, se construit”[4]. La relation d’échange émane du symbolique, assurant une fonction sociale; l’échange est, en effet, le système de notre inconscient en fonction.

B/ La pensée symbolique

L’“anthropologie structurale” applique la méthode structurale aux relations de parenté, qui mettent en œuvre trois types de relations familiales toujours données dans la société humaine: la consanguinité, la relation d’alliance et la relation de filiation; comme celles du langage, les structures de la parenté ont une fonction de communication[5]: formant un système d’obligations et d’interdictions (la prohibition de l’inceste), les relations de parenté assurent entre les groupes la circulation et l’échange des femmes.

Ainsi Lévi-Strauss dessine tout un programme de recherche anthropologique: “(…) ce n’est pas la comparaison qui fonde la généralisation, mais le contraire. Si, comme nous le croyons, l’activité inconsciente de l’esprit consiste à imposer des formes à un contenu, et si ces formes sont fondamentalement les mêmes pour tous les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés – comme l’étude de la fonction symbolique, telle qu’elle s’exprime dans le langage, le montre de façon si éclatante – il faut et il suffit d’atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution ou à chaque coutume, pour obtenir un principe d’interprétation valide pour d’autres institutions et d’autres coutumes, à condition, naturellement, de pousser assez loin l’analyse”[6]. L’activité logique n’est pas un privilège de ceux qui se considèrent civilisés; elle est une propriété qui concerne l’humanité toute entière.

De plus, La pensée sauvage ne correspond à aucune catégorie classique; elle ne respecte pas l’ordre “more geometrico” et n’obéit pas à une méthode déductive; un ouvrage comme La pensée sauvage est écrit dans un code qui ne peut pas facilement se transcrire dans le vocabulaire traditionnel; la pensée sauvage, attribut universel de l’esprit humain, est aussi florissant dans tout esprit d’homme, contemporain ou ancien, proche ou lointain: c’est un essai tout à fait original de la typologie de la pensée.

Ainsi en va-t-il dans le champ de la parenté, ou du totémisme; ainsi on pourrait en dire autant des mythes: dans ce cas, les recherches purement historiques, sociologiques, ou philologiques, cherchant l’ordre des versions et se mettant en quête de la vraie ou de l’originale, ne voient pas que les mythes sont en rapport de transformation (par symétrie ou renversement ou redondance) et que toutes les variantes sont, à ce titre, également intéressantes. “Dans la langue courante le soleil est l’astre du jour; mais pris en lui-même et pour lui-même, le mythème “soleil” n’a aucun sens. Selon le mythe qu’on choisit de considérer, il peut recouvrir des contenus idéels les plus divers. En vérité, nul, voyant apparaître le soleil dans un mythe, ne pourra préjuger de son individualité, de sa nature et de ses fonctions. C’est seulement des rapports de corrélation et d’opposition qu’il entretient, au sein du mythe, avec d’autres mythèmes que peut se dégager une signification. Celle-ci n’appartient en propre à aucun mythème; elle résulte de leur combinaison”[7]. L’étude des mythes de l’Amérique tropicale (Mythologiques) montre qu’ils sont structurés comme un langage et que derrière la fantaisie de l’imaginaire règne l’absence de désordre.

Toute chose étant régie par des lois, le mythe devient un objet autonome, mû par sa logique propre, logique qu’il s’agit précisément d’élucider. “Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu. Et peut-être (…) convient-il d’aller encore plus loin, en faisant abstraction de tout sujet pour considérer que, d’une certaine manière, les mythes se pensent entre eux[8]. Ainsi, Le cru et le cuit [premier volume de Mythologiques] se présente, malgré les rigueurs de la méthode structurale, comme un livre baroque; il pourrait commencer n’importe où: Lévi-Strauss répétera sans se lasser que “la terre de la mythologie est ronde”. Il suffit, pour y pénétrer, de choisir un mythe quelconque, puis de parcourir les chemins innombrables qu’indiquent les réseaux de signes et d’indices qui se tissent alentour, en direction d’autres récits mythiques et, de proche en proche, d’autres aires culturelles. Dans un premier temps, il a songé à prendre pour point de départ la mythologie des Pueblos nord-américains, qu’il a étudiée dans le cadre de ses séminaires des années 1951 à 1954; mais celle-ci lui paraît “trop close, trop refermée sur elle-même”, et son choix s’est arrêté en définitive sur le récit bororo du “dénicheur d’oiseau”, qu’il a étudié en 1957-1958, et qui l’introduit immédiatement au cœur de la question. On y apprend comment les hommes ont conclu une alliance avec le jaguar, maître du feu et donc de la cuisson des aliments – figure et indice de la naissance de la culture.

À partir de là, Lévi-Strauss se laisse porter par sa matière; au lieu de vouloir expliquer les mythes, il les reçoit: les récits mythiques se succèdent, se mêlent, se chevauchent. Lévi-Strauss décrira ces imbrications et leur identification comme un système de “levers en rosace”: “Quel que soit le mythe pris pour centre, ses variantes rayonnent autour de lui, formant une rosace qui s’élargit progressivement et se complique. Et quelle que soit la variante placée à la périphérie qu’on choisisse pour nouveau centre, le même phénomène se reproduit, donnant naissance à une deuxième rosace qui recoupe en partie la première et la déborde. Et ainsi de suite, non pas indéfiniment, mais jusqu’à ce que ces constructions incurvées ramènent au point d’où l’on était parti. Avec ce résultat qu’un champ primitivement confus et indistinct laisse apercevoir un réseau de lignes de force et se révèle puissamment organisé”[9]. Comme des phonèmes en linguistiques, les mythèmes s’associent, s’opposent et se transforment: un personnage en appelle un autre, une situation s’inverse d’un récit à l’autre, une carence en un lieu fait supposer l’existence d’un prolongement en un autre lieu.

II. LA QUESTION ANTHROPO-LOGIQUE:

A/ Les différences se ressemblent:

De cette esquisse concise, il faut, pour la réflexion philosophique, considérer l’aspect théorico-critique, qui touche nécessairement à des questions d’ordre anthropo-logique. Le structuralisme vise toujours un principe d’explication universelle à travers les manifestations les plus diverses, en décelant les relations et les structures qui les articulent. Il s’ensuit que la connaissance de l’un et du semblable est substituée par la connaissance relationnelle et différentielle; pour le structuralisme la ressemblance n’existe pas en soi: elle n’est qu’un cas particulier de la différence. L’erreur traditionnelle est d’avoir considéré les termes et non les relations entre les termes.

Ce qui, dans les différentes cultures ou dans les groupes différents d’une même culture intéresse le fonctionnaliste, ce sont les ressemblances car c’est à partir d’elles qu’il peut inférer la permanence ou même l’universalité d’un besoin; l’histoire apparaît alors comme un  facteur de perturbation superficielle. C’est un discours diamétralement opposé que tient le structuraliste; ce qui l’intéresse ce sont les différences: ce sont elles qui sont significatives, parce qu’elles sélectionnent les termes entre lesquels se forment les relations, et les identités elles-mêmes ne sont pensables qu’entre des ensembles de relations, c’est-à-dire précisément des structures: “ce ne sont pas les ressemblances, mais les différences qui se ressemblent”[10], écrit Lévi-Strauss; l’histoire est alors intéressante comme génératrice de différences et les ensembles structuraux sont toujours locaux, singuliers, et en quelque sorte, uniques. Pourtant le structuraliste, non moins que le fonctionnaliste, prétend atteindre une universalité et Lévi-Strauss ne cesse de se référer à un esprit humain dont les lois seraient constantes dans l’espace et dans le temps.

En fait, Lévi-Strauss nous dit surtout quelque chose que la plupart omettent et qui est tout aussi essentielle: c’est le même esprit, avec la même logique, les mêmes catégories, les mêmes exigences d’ordre et de rigueur, bref les mêmes capacités de comprendre qui opèrent aussi bien dans la constitution des réseaux de parenté, dans les classifications totémiques, dans l’organisation des récits mythiques, que dans les formes les plus élaborés de notre science.

B/ L’exigence critique:

L’inconscient que le structuralisme met en évidence se réfère toujours au dévoilement des contenus latents et aux propriétés les plus profondes et objectives. Lévi-Strauss le dit: “l’inconscient est toujours vide; ou, plus exactement, il est aussi étranger aux images que l’estomac aux aliments qui le traversent. Organe d’une fonction spécifique, il se borne à imposer des lois structurales, qui épuisent sa réalité, à des éléments inarticulés qui proviennent d’ailleurs: pulsions, émotions, représentations, souvenirs. On pourrait donc dire que le subconscient est le lexique individuel où chacun de nous accumule le vocabulaire de son histoire personnelle, mais que ce vocabulaire n’acquiert de signification, pour nous-mêmes et pour les autres, que dans la mesure où l’inconscient l’organise suivant ses lois, et en fait ainsi un discours”[11]. Bien que métaphorique, l’affirmation a un sens: l’inconscient, comme le souligne Lévi-Strauss, ne saurait être défini par les contenus; seulement le système des contraintes logiques définit en propre l’inconscient.

L’inconscient en question n’a rien de commun avec l’inconscient freudien; il n’est ni pulsionnel ni constitué par du refoulé; il n’est le réservoir d’aucun contenu, et donc ne saurait être structuré; c’est une instance, non topique, qui est structurante[12]. La position lévi-straussienne se présente aussi différente de celle de Jung; pour celui-ci, l’inconscient se définit par certains contenus, alors que pour Lévi-Strauss il n’y a que des formes qui sont des lois logiques, en ce sens qu’aucun contenu n’appartient en propre à l’inconscient. Or, une des notions clefs de la pensée structuraliste est la catégorie de la différence: “dans la langue, écrit Saussure, il n’y a que des différences”[13].

D’une certaine façon, il s’agit d’une sorte de transposition de la recherche kantienne au domaine ethno-anthropologique[14]. “Nous reconnaissons parfaitement – écrit Lévi-Strauss – cet aspect de notre tentative sous la plume de M. Ricoeur, lorsqu’il la qualifie avec raison de “kantisme sans sujet transcendantal”. Mais loin que la restriction nous semble signaler une lacune, nous y voyons la conséquence inévitable, sur le plan philosophique, du choix que nous avons fait”[15]. L’inconscient, en d’autres termes, est le système des contraintes logiques et, si l’on veut encore, représente la “cause absente” des effets de structure, tels que les systèmes de parenté, les systèmes symboliques, les mythes, etc.

Les apports du structuralisme, par-delà ses ambiguïtés, “profiteront, comme le dit Lévi-Strauss, à une science à la fois très ancienne et très nouvelle, une anthropologie entendue au sens le plus large, c’est-à-dire une connaissance de l’homme associant diverses méthodes et diverses disciplines, et qui nous révélera un jour les secrets ressorts qui meuvent cet hôte, présent sans avoir été convié à nos débats: l’esprit humain[16]. Lévi-Strauss semble donc attribuer une place dominante à l’universel, puisqu’on “nous savons déjà que les différences superficielles entre les hommes recouvrent une profonde unité”[17]; si avant Lévi-Strauss le phénomène social du mariage, les échanges, les mythes, se présentaient comme incohérents et comblés d’irrationalité, à travers ses analyses on voit du rationnel là où il n’y en avait pas.

C/ Le regard éloigné” ou l’universellement humain:

Le but de notre discipline “n’est pas de savoir ce que sont, chacune pour son compte propre, les sociétés que nous étudions, mais de découvrir en quoi elles diffèrent les unes des autres. Comme en linguistique, la recherche des écarts différentiels constitue l’objet de l’anthropologie”[18]. Il faut d’abord définir le code, par lequel on découvre des significations: il s’agit toujours d’une exploration des messages élaborés au niveau de l’inconscient. Or, on ne peut accéder à ce but qu’en subissant un détachement par rapport à sa propre culture: on n’observe que le particulier; mais on ne comprend qu’en faisant un détour par le général.

Enfin, faire de l’anthropologie une véritable science de l’homme, bref d’envisager à travers la diversité des cultures l’existence de formes universelles, tel est le projet structural. Lévi-Strauss semble faire sienne une conception leibnizienne de l’universel: des faits particuliers on déduira les propriétés générales, à partir desquelles on peut édifier un immense répertoire, de sorte que chaque singularité y apparaisse comme une combinaison parmi d’autres possibles. On le voit: à la résonance avec un “kantisme sans sujet transcendantal”, proposé par Ricoeur, la pensée de Lévi-Strauss serait aussi définissable comme un “leibnizianisme sans entendement divin”. Le problème dont il s’agit – la part de l’universel et du relatif – est en lui-même complexe, car l’horizon du dialogue entre cultures, de ce va-et-vient entre les autres et soi, c’est l’entente, dont la limite est, à son tour, l’universalité; une universalité obtenue, non par déduction, mais par comparaison et à l’aide de tâtonnements successifs.

La connaissance des autres n’est pas simplement une voie possible vers la connaissance de soi: c’est la seule: “aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison”[19]; est-il vraiment utile de souligner la portée sur le point théorique: “Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés”[20]. Le regard éloigné – titre déjà cité – illustre bien la position de l’anthropologue: il observe des sociétés éloignées de la sienne, puis en retour voit la sienne d’un point de vue distancié. Lévi-Strauss, l’héritier contemporain de Rousseau, nous offre la possibilité d’élargir et d’approfondir notre connaissance et notre compréhension de l’homme et de nous-mêmes. Il faut donc retenir cette leçon: relativiser l’ethnocentrisme, cette approche par laquelle une culture, une classe ou un groupe, quel qu’il soit, a tendance à identifier à son propre code l’essence humaine en général; dès lors, le but de l’anthropologique est de trouver l’universellement humain, jusque chez les représentants de l’humanité les plus éloignés de nous.

Lévi-Strauss inverse l’injonction de Socrate: non pas “connais-toi toi-même”, mais “oublie le moi que tu crois être”; il s’oppose tout autant à Descartes s’il faut dire non pas “je pense”, mais “il y a de la pensée”. Il est vrai que le “connais-toi toi-même” de Socrate ne vise pas l’introspection, mais un non-savoir-positif: abandonne tes certitudes si tu veux que le vrai puisse t’apparaître. Pour Lévi-Strauss, il faut “apprendre à se connaître, à obtenir d’un soi, qui se révèle comme autre au moi qui l’utilise, une évaluation qui deviendra partie intégrante de l’observation d’autres soi”[21]; il va donc plus loin en exigeant que le moi lui-même soit laissé de côté au profit d’un “esprit humain” conçu comme un inconscient universel, réglé, et dépassant l’opposition culture-nature. S’il a renversé sûrement des catégories acceptées et a démonté des évidences admises, il ne l’a pas fait à la manière d’un Nietzsche – l’anti-Socrate; ayant rencontré l’humanité millénaire, il semble avoir trouvé le registre de la sérénité. C’est ainsi que les mythes, par exemple, constituent une sorte de discours, un discours que l’anthropologue recueille comme un linguiste et dont il essaie de faire la “grammaire”.

En effet, les linguistes “savent que les grammaires des langues du monde ont des propriétés communes, et ils espèrent pouvoir, à plus ou moins long terme, atteindre des universaux du langage. Mais ils ont en même temps conscience que le système logique formé par ces universaux sera plus pauvre que n’importe quelle grammaire particulière, et ne pourra jamais la remplacer”[22]. L’anthropologie structurale, science des ensembles humains à partir des sociétés reculées, nous permet d’être anthropologues chez nous et partout: aux partisans du je, du sujet, Lévi-Strauss oppose les témoins du nous, de l’humanité; ce qu’il propose ce sont des lieux d’émergence de l’humanité.


[1] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 56.

[2] Ib., p. 61. Cf aussi Denis Bertholet, Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon, 2003, pp. 285-286.

[3] C. Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Ed. Odile Jacob, 1988, p. 159. Cf. aussi, Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Belfond, 1991, p. 23 ss.

[4] C. Lévi-Strauss, “Introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss”, in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950, p. XVI.

[5] Lévi-Strauss écrit: “Comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification; comme eux, ils n’acquièrent cette signification qu’à la condition de s’intégrer en systèmes; les “systèmes de parenté” comme les “systèmes phonologiques”, sont élaborés par l’esprit à l’étage de la pensée inconsciente; enfin, la récurrence, en des régions éloignées du monde et dans des sociétés profondément différentes, de formes de parenté, règles de mariage, attitudes pareillement prescrites entre certains types de parents, etc., donne à croire, que, dans un cas comme dans l’autre, les phénomènes observables résultent du jeu de lois générales, mais cachées” (C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., pp. 40-41.

[6] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 28.

[7] C. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 199.

[8] C. Lévi-Strauss, Mythologiques, t. 1, Le cru et le cuit, Paris: Plon, 1964, p. 20.

[9] C. Lévi-Strauss et Didier Eribon, De près et de loin, Paris, Edf. Odile Jacob, 1988, p. 179. Cf. aussi, D. Bertholet, Claude Lévi-Strauss, op. cit., pp. 285-286.

[10] C. Lévi-Strauss, Le totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F., 1969, p. 111. Cf. aussi Marcel Hénaff, Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris, Belfond, 1991, pp. 294-295.

[11] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., pp. 224-225. Cf. Acílio S. E. Rocha, “Le structuralisme et l’exigence critique: su sens de l’intelligibilité à l’intelligibilité du sens“, in E. Chitas et D. Losurdo (HRSG.), Abstrakt und Komkret, Frankfurt am Main, Peter Lang GmbH, 2000, pp. 52-55.

[12] Cf. Alain Delrieu, Lévi-Strauss lecteur de Freud, Paris, Point Hors Ligne, 1993, pp. 18-19.

[13] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1971, p. 43.

[14] Cf. C. Lévi-Strauss, “Réponses à quelques questions”, Esprit, 31 (322), Novembre 1963, pp. 630-631.

[15] C. Lévi-Strauss, Mythologiques, t. 1, Le cru et le cuit, op. cit., p. 19. Cf. aussi Acílio S. E. Rocha, Problemática do estruturalismo: linguagem, estrutura, conhecimento, Lisboa, Instituto Nacional de Investigação Científica, 1988, pp. 297-304

[16] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 91.

[17] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 75.

[18] Ib., p. 81.

[19] Ib., pp. 319-320

[20] J.-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, cap. VIII, cit. in C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, op. cit., p. 47. Cf. aussi D. Bertholet, op. cit., p. 382..

[21] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, op. cit., p. 48.

[22] C. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, op. cit., pp. 146-147.