Dans son “Hommage à Jean Hyppolite” du 19 janvier 1969, Michel Foucault écrit “il n’y a pas à s’y tromper : tous les problèmes qui sont les nôtres … c’est lui [Hyppolite] qui les a établis pour nous. … C’est lui qui les a formulés dans ce texte, Logique et existence, qui est un des grands livres de notre temps.” (1) Foucault fera l’éloge d’Hyppolite en ces mêmes termes lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 2 décembre 1970. (2) De fait, les problèmes légués à la génération de Foucault (une génération dont faisaient partie, parmi d’autres, Derrida et Deleuze) par Logique et existence sont les mêmes problèmes que nous avons à affronter aujourd’hui, presque quarante ans plus tard. Comme dirait Foucault, “Nous sommes nombreux à lui être infiniment redevables,” ceci parce que Logique et existence annonce une ligne de pensée pour toute pensée à venir, pour toute pensée future. Ce mot d’ordre est la proposition simple selon laquelle “l’immanence est complète.” (3) L’immanence complète est l’expression de tous les anti-platonismes, de tous les anti-cartésianismes, de tous les anti-dualismes.
Aujourd’hui, j’aimerais examiner ce que cette proposition signifie dans Logique et existence. J’aimerais ensuite vous montrer la façon dont cette pensée de l’immanence complète a été déployée par la génération des années 60, et en particulier par Foucault lui-même, suivi de Derrida. Mais bien évidemment, ce n’est ni Foucault ni Derrida qui firent de l’immanence le mot-phare de toute pensée : c’est Deleuze. Quand Deleuze parle d'”immanence,” nous savons que le terme ne signifie plus l’immanence du vécu phénoménologique ; l’immanence n’est plus immanente dans la conscience. Ce serait plutôt le contraire : la conscience et la matière sont contenues dans l’immanence. Cela veut dire que l’immanence est le contenant, voire le contenant pour tout. Bien que l’on ne trouve pas encore ou pas tout à fait, ce concept non-phénoménologique de l’immanence dans Logique et existence, c’est quand même Hyppolite lui-même, ce grand lecteur de la Phénoménologie de l’esprit, qui nous a montré comment échapper à la phénoménologie, ou plus précisément à l’hégélianisme, comment nous pouvions commencer à concevoir le “et” du titre Logique et existence. Nous pouvons citer Foucault, une fois encore, quand il affirme qu’à partir de Logique et existence, “on peut poser la question d’une logique et d’une existence qui ne cessent de nouer et de dénouer leurs liens.” (4) Il est possible de nouer et de dénouer le “et” dans Logique et existence parce qu’Hyppolite nous a montré comment penser l’infini, une pensée qui est en fait et paradoxalement une pensée de la finitude. En effet, Hyppolite, dans Logique et existence, nous montra comment reconcevoir la différence elle-même. Nous commencerons donc par la question de différence. Comme nous le verrons, cette question est en réalité la question de qui nous sommes.
I. La différence essentielle
En effet, nous commençons par ce qu’Hyppolite lui-même appelle “la question hégélienne par excellence.” Voici la question : “Comment … s’opère le passage de la Phénoménologie au Savoir absolu ?” (5) La réponse d’Hyppolite à cette question se fonde sur trois propositions. D’abord, le projet hégélien est celui de transformer la philosophie en logique. (6) Puisque la Logique est censée être, pour Hegel, le discours même de l’être à travers l’homme, et en particulier le philosophe, on doit, selon Hyppolite, expliquer la “philosophie du langage humain éparse dans les textes de Hegel.” (7) Selon Hyppolite, la logique, chez Hegel, est nécessairement immanente dans les langues naturelles et ne peut être réduite au formalisme mathématique. En fait, il faut ajouter ici que Hyppolite croit que la logique est immanente au sens. Et ici, chez Hyppolite, nous voyons le commencement de ce que Deleuze appelle “logique du sens”, mais, pour la logique du sens deleuzienne, c’est le non-sens qui fonde le sens. (8) Pour anticiper, nous pouvons dire, grâce à la logique du sens deleuzienne, que nous sommes privés de sens.
La deuxième proposition qui répond à la question hégélienne par excellence – et cette proposition s’ensuit de la réduction de la métaphysique à la logique, ou plus précisément au sens – est celle où Hegel élimine la notion d’un autre monde qui existerait derrière celui-ci. Ici, Hyppolite établit un lien entre la pensée hégélienne et, rétrospectivement celle de Spinoza, ainsi que prospectivement celle de Nietzsche. Puisqu’il n’y a pas de secret ontologique chez Hegel, il faut examiner, selon Hyppolite, la différence entre le Logos et l’être, entre la vie spéculative absolue et la vie empirique. (9) Ici, Hyppolite souligne la différence entre la réflexion empirique et la réflexion spéculative.
Ensuite, troisièmement – et cette proposition est la conséquence de l’élimination d’un deuxième monde – la pensée de Hegel n’est pas à proprement parler un humanisme. Puisque pour Hegel, la pensée ne fait que passer à travers l’homme, on doit définir, selon Hyppolite, la signification du mot “existence” dans son application à la réalité humaine. (10) L’existence, pour Hyppolite, n’exclut pas l’essence ; quelque chose du concept perdure dans l’existence.
Nous pouvons à présent reformuler la question hégélienne par excellence. La vraie question de Logique et existence est la suivante : quelle sorte de différence est-elle promue par la distinction entre l’essence et l’apparence (ou l’essence et l’existence), entre l’esprit et la matière, entre le monde-en-soi et le monde-pour-nous, quelle sorte de différence ne sépare pas ces pôles, en leur permettant de rester immanents les uns aux autres ?
Nous venons d’utiliser le mot-clé pour concevoir la substance chez Descartes : la séparation. Pour Descartes, les deux substances, étendue et pensante, sont soumises à une distinction qui serait aussi une séparation. L’entendement, chez Descartes, conçoit donc la relation entre essence et apparence comme étant une relation externe. Hegel, par contre, refuse de se soumettre à cette “dualité.” Cette “séparation,” dit Hyppolite, “néglige la relation vivante qui pose chaque terme et le réfléchit dans l’autre. L’Absolu est médiation,” (11) ce qui signifie que pour Hegel, il n’y a pas de base pré-existante à la réflexion. Il n’y a aucun début absolu pour Hegel, aucun substrat qui existerait avant ses prédicats, aucun Dieu transcendant ; il n’y a aucune im-médiation qui ne serait en même temps médiatisée. Bien plutôt, la genèse de la pensée est nécessairement circulaire (12) ; la triade laquelle, chez Hegel, est le minimum rational. (13) Bien que le savoir absolu commence par l’être, l’être est en même temps et implicitement le savoir de l’être. Ainsi, selon Hyppolite, ce qui est absolu, pour Hegel, c’est la totalité. (14)
Pour Hyppolite, l’incapacité de déterminer la priorité chez Hegel explique sa proposition selon laquelle “l’Absolu est sujet.” L’activité du sujet, la pensée ou la réflexion elles-mêmes, est immanente dans l’être. (15) Puisque la réflexion est interne, le moment de l’essence – le monde absolu de l’essence, le monde intelligible – “est une sorte d’illusion inévitable.” (16) L’être même se divise ; l’être apparaît comme étant différent de l’apparence. Chaque apparence renvoie ou reflète un terme à ou dans l’autre, en d’autres termes, l’apparence renvoie à ou se reflète dans l’essence. Cependant, la “différence” entre l’essence et l’apparence, comme le dit Hyppolite, “appartient à l’être qui est sujet” (17) ; l’être est “une identité concrète qui est le soi comme lui-même et le même (autos, dans son double sens, l’ipséité).” (18) Par conséquent, “l’apparence ne s’oppose pas à l’essence, elle est l’essence elle-même. L’essence est aussi bien une apparence que l’apparence est apparence de l’essence.” (19) Cette différence, qui définit la relation de vie (et à la fin je vais revenir à la question de la vie), est donc ce qu’Hegel appelle “la différence essentielle.” (20) Ainsi, “l’être qui apparaît est identique à soi-même dans sa différence, qui est la différence essentielle, c’est-à-dire la différence de soi à soi, il est différent de soi dans son identité, il se contredit.” (21)
Il est ici impossible de suivre dans tous ses détails l’explication d’Hyppolite sur le fonctionnement la différence essentielle chez Hegel, cette explication occupant pratiquement un tiers de Logique et existence. Néanmoins, ce qu’Hyppolite essaye de démontrer, c’est que tout en complétant l’immanence, la logique spéculative d’Hegel maintient tout de même une forme de différence entre l’essence et l’apparence. Plutôt qu’une différence externe – une chose à côté et en dehors d’une autre, une chose juxtaposée avec une autre – cette différence est une différence interne. La différence essentielle (ou interne) est une différence qui produit un double qui ne serait pas un double ontique, qui ne serait pas une autre chose. La différence interne est donc la différence propre à l’être ; l’être se différencie de lui-même (en se tournant sur lui-même, en se pliant sur lui-même, en se reflétant sur lui-même) afin de se penser lui-même. L’être devient son propre autre, il devient à la fois sujet et objet, je le répète, il se contredit.
Nous pouvons apercevoir la manière dont fonctionne la contradiction hégélienne dans ce qui est sans doute la discussion la plus importante de Logique et existence, la discussion du passage du fini à l’infini. Afin de comprendre la contradiction hégélienne, nous ne devons pas retomber dans le cartésianisme. Nous ne devons pas concevoir la différence entre le fini et l’infini comme étant externe. Si nous concevions la différence d’une telle façon, nous ne ferions que mettre le fini d’un côté et l’infini de l’autre, comme deux substances. Le fini et l’infini seraient alors comme deux choses posées l’une à côté de l’autre. Le résultat de cette juxtaposition serait que l’infini lui-même serait limité et ne serait plus infini ; ayant le fini comme limite, l’infini serait en fait fini. Ainsi, pour que l’infini soit réellement infini, il faut que le fini, lui, soit interne ; l’infini doit contenir le fini. Mais semblablement, pour que le fini soit réellement fini, il faut que, dans un sens, il contienne également l’infini. Si le fini ne contenait pas en lui une référence à l’infini, si le fini n’était pas limité par l’infini, le fini serait partout ; il serait infini. Comme le dit Hyppolite, “Il s’agit de ne pas mettre d’un coté l’unité, l’infini, l’universel, de l’autre multiplicité, le fini, le particulier. Mais pour cela, il faut tordre la pensée, la contraindre à regarder en face la contradiction et à en faire un moyen de surmonter les différences auxquelles l’entendement se tient. L’infini n’est pas au-delà du fini, car il serait alors lui-même fini, il aurait le fini en dehors de lui, comme sa borne. De même, le fini se nie lui-même, il devient son autre.” (22) Autrement, l’infini et le fini doivent, tous les deux, se contredire, l’un est obligé de contenir l’autre en lui-même. Nous pouvons voir dans cette logique tout un paradoxe du contenant et du contenu, ce qui m’amène à la deuxième partie de cet exposé.
II. L’encyclopédie chinoise et la khôra
Hyppolite, bien sûr, ne voyait pas de paradoxe dans cette différence, dans l’altérité entre le fini et l’infini, pour la raison que, comme toujours, “la dialectique hégélienne poussera cette altérité jusqu’à la contradiction.” (23) La contradiction permet à Hegel de former un système dans lequel toutes les différences sont déterminées et certaines. La reprise de la pensée d’Hyppolite de la différence essentielle, sur laquelle je me pencherai à présent, commence avec Deleuze. Dans l’un des premiers textes de Deleuze, c’est-à-dire son compte rendu de Logique et existence, paru en 1954, où il pose la question suivante : “Ne peut-on faire une ontologie de la différence qui n’aurait pas à aller jusqu’à la contradiction ? La contradiction, n’est-elle seulement l’aspect phénoménal et anthropologique de la différence ?” (24) En somme, ce que Deleuze avance est l’exact contraire de ce qu’Hyppolite avançait. Il ne faut pas pousser la différence jusqu’à la contradiction ; il faut, au contraire, repousser la contradiction jusqu’à la différence, jusqu’à une différence qui demeure indéterminée et incertaine. Or, c’est précisément l’aspect indéterminé et incertain de la différence dont il s’agit par laquelle Foucault ouvre Les mots et les choses. D’ailleurs, il n’est pas insignifiant que la préface commence par une discussion d’une encyclopédie non-occidentale, puisque Foucault s’intéresse précisément à la possibilité de penser autrement, de penser autrement que dans le système de pensée occidental emprisonné dans la dialectique hégélienne. En effet, Foucault ouvre Les mots et les choses avec une discussion d’une encyclopédie chinoise que Borges a commentée. (25)
Dans la Préface aux Mots et les choses, Foucault parle de l’inspiration qui lui est venue de Borges quand il inventa, dans l’un de ses livres, un article d’encyclopédie chinoise pour le mot “animal.” (26) Consistant en une série d’animaux réels ou fantastiques arrangés de manière arbitraire, chacun étant désigné par une lettre de l’alphabet occidental, taxonomie a, selon Foucault, un aspect monstrueux qui ne provient pas des blancs qui séparent les catégories les unes des autres, ou d’un tout antérieur qui permettrait à la vaste diversité d’expressions d’entrer dans une relation “fraternelle” à l’intérieur d’une “tâche unique”. Cette tâche unique serait le “lieu commun”, en lequel et sur lequel on pourrait dire que cette expression et cette expression et cette expression vont ensemble. (27) Pour Foucault, la monstruosité de l’article de Borges vient d’un paradoxe. L’entrée contient une catégorie qui “ruine”, selon Foucault, ce lieu commun. La catégorie désignée par la lettre “h” est “les animaux inclus dans la classification présente.” (28) L’une des catégories contenues dans cette classification contient elle-même toutes les autres catégories de la classification. On ne pourra donc jamais définir une relation stable de contenant à contenu. Comme le dit Foucault, “L’absurde ruine le ‘et’ de l’énumération en frappant d’impossibilité le ‘en’ où se répartiraient les choses énumérées. Borges se débarrasse du “sol muet où les êtres peuvent se juxtaposer.” (29) En d’autres termes, il n’y a pas de table qui nous permette d’entrelacer les mots et les choses. Ce manque est un “désordre”, ou “la dimension sans loi ni géométrie” dans laquelle les choses sont “couchées, posées ou disposées dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil.” (30) Foucault appelle cet espace peu accueillant un “non-lieu,” (31) “l’hétéroclite” : littéralement, l’autre-pli. (32) Pour Foucault, il n’y a que de l’incompatibilité dans l’hétéroclite. (33) L’article d’encyclopédie de Borges est un espace de dispersion. Cet espace de dispersion, pour Foucault, est un espace purement déplié “où il est enfin à nouveau possible de penser.” (34)
Bien qu’il soit paru vingt ans après Les mots et les choses, l’essai de Derrida sur le Timée de Platon reflète, de façon peut-être distante, l’influence de la pensée d’Hyppolite sur la différence essentielle. Nous retrouvons dans “Khôra” (35) le même paradoxe foucaldien du contenant et du contenu. Comme dans le cas de Foucault et de l’encyclopédie chinoise, Derrida propose que le Timée se déroule dans la différence entre la Grèce et l’Égypte. Encore une fois, avec “Khora,” comme le dit Derrida, laissant tomber l’article défini, nous avons un projet de penser autrement que dans les systèmes de pensée établis dans la Grèce antique. (36) Il est bien connu que dans le Timée, Platon présente une histoire racontant la création du monde. Comme toujours avec Platon, il y a une différence entre les formes intelligibles et invisibles et les choses visibles et sensibles qui ont les formes pour modèles. Bref, il y a deux genres. Mais Platon introduit ensuite un troisième genre, qui est celui de la “khôra” ; la khôra platonique est un lieu à partir duquel toutes les choses poussent. Mais les choses poussent en ce lieu dans la mesure où il reçoit des graines de la part des formes, qui sont en quelque sorte le “père.” Ayant reçu les impressions des formes, la khôra génère les choses sensibles, qui sont, pour ainsi dire, les “enfants.” Platon fait la comparaison aussitôt du réceptacle à une mère ou une nourrice. (37) Mais, et voici qui est encore plus important, Platon dit aussi que “c’est du même nom qu’il la [c’est-à-dire, la khôra] faut appeler ; car, de sa vertu propre point du tout elle ne se désiste ; elle reçoit en effet sans cesse toutes choses et, de forme semblable à aucune de celles qui y entrent, jamais elle ne s’approprie aucune, sous aucun rapport, en aucune manière.” (38) Autrement dit, quoi qu’il en soit, la khôra demeure sans forme, et pourtant elle doit avoir un nom.
Pour Derrida, il découle de la position mystérieuse du réceptacle un discours tout aussi mystérieux le concernant dans la pensée de Platon, ainsi que dans l’histoire des interprétations du Timée. Comme la khôra elle-même, les discours la concernant vont osciller entre le discours exclusionaire de “ni-ni” et le discours participatoire de “et ceci et cela.” (39) L’oscillation des discours s’explique par le fait que la khôra, comme le dit Derrida, est un “anachronisme.” (40) Chaque fois que la khôra est appelée par son nom, le nom ne peut correspondre à ce qu’elle est, puisqu’en tant que troisième genre, elle est toujours antérieure aux formes intelligibles et aux choses sensibles ayant les formes pour modèles. Soit ces noms ne sont pas assez anciens, soit ils ne sont pas assez modernes. La khôra, comme l’insiste Derrida, est à la fois plus ancienne et plus récente que les choses qu’elle produit. Elle est plus ancienne, puisque ces choses sont ses “enfants” ; elle est plus jeune, puisque leurs formes, ne laissant aucune impression, la laissant “vierge.” Cet “anachronisme” signifie que la khôra est le réceptacle de toutes choses, et pourtant elle reçoit sans recevoir ; elle contient toutes les choses mais n’en fait pas partie. Néanmoins, il faut pouvoir l’appeler, il faut lui donner un nom. Les seuls noms que nous ayons sont des noms de choses qui sont soit sensibles, soit intelligibles. En tant que noms de choses intelligibles ou sensibles, tel que “mère” ou “nourrice,” par exemple, ces noms sont contenus dans la khôra. Ainsi, pour nommer la khôra, l’on est contraint à se servir de son contenu. Mais si nous devons nous servir d’un nom trouvé à l’intérieur du réceptacle pour nommer ce même réceptacle, alors l’état de ce nom, comme le dirait Derrida, devient indécidable. Est-il dans la khôra ou en dehors d’elle ? Le nom est-il contenant ou contenu ? Et, comme le précise Derrida, l’usage du nom de “mère,” par exemple, n’est pas une métaphore, puisque le concept de métaphore est fondé sur l’opposition entre le sensible et l’intelligible, l’opposition-même contenue dans la khôra, mais exclue du manque de forme qui la définit. Nous pouvons voir ce paradoxe d’une autre façon. Chaque fois que l’on essaye de clôturer le réceptacle, qui est le tout, il faut que l’on passe la limite du tout pour occuper une position en dehors de lui. Mais chaque fois que l’on occupe une position en dehors du tout, le tout n’est plus le tout, puisqu’il ne contient pas la position qui est en dehors de lui. Pourtant, le tout doit être tout et doit tout contenir. Ainsi, nous devons dire que la position occupée n’est ni intérieure au tout ni extérieure à lui ; ou, nous devons dire qu’elle est à la fois intérieure et extérieure, une partie du tout et non une partie du tout. La différence entre l’intérieur et l’extérieur n’est plus certaine, n’est plus déterminée. Comme le dit Derrida, “[le tout] ne se totalise donc jamais.” (41) Et c’est pourquoi Derrida appelle khôra “le non-lieu,” comme Foucault a appellé l’entrée d’encyclopédie chinoise “un non-lieu.” (42) La khôra, nous pourrions même dire, est “monstrueuse.”
Conclusion : L’héritage de la pensée de Jean Hyppolite
Sans aucun doute, l’héritage de la pensée de Jean Hyppolite consiste dans l’élimination, une fois pour toutes, de la simple lecture humaniste de Hegel qu’avait rendue populaire Kojève avant la Deuxième Guerre Mondiale. Hyppolite nous a montré que la pensée chez Hegel va au-delà de l’humain. Mais pour Hyppolite, aller au-delà de l’humain veut dire que nous nous trouvons “décentrés” vers le système, vers l’être. (43) Mais pour la génération des philosophes des années 60, l’homme est décentré non pas vers l’être mais vers la vie. Et même ici, avec la vie, pouvons-nous peut-être remarquer l’héritage d’Hyppolite.
Dans un de ses tous premiers textes, paru en 1936 et intitulé “Vie et prise de conscience de la vie dans la philosophie hégélienne d’Iena,” (44) Hyppolite expliquait que pour Hegel, “c’est cette non-séparation du tout et des parties, cette immanence vivante qui constitue l’infinité. Le concept de vie et celui de l’infinité sont équivalents.” Dans l’idéalisme allemand, la vie était conçue à partir de la plénitude du possible, de la puissance. Mais à présent, chez Derrida, Deleuze et Foucault, la vie est conçue en termes d’impuissance. La vie, elle, contient la place du mort, la tache aveugle. L’humain se trouve désormais décentré vers ce qui circule ; il est décentré vers ce qui ne fait qu’errer, vers ce qui n’a pas de sens. Ainsi, ce n’est pas un accident que la préface des Mots et les choses commence par une taxonomie d’animaux, une taxonomie qui est précisément monstrueuse. Foucault s’intéresse au monstrueux parce que le monstrueux est la vie anormale, la vie qui est malformée ou peut-être pas formée du tout, quelque chose qui dévie des espèces et des genres. La monstruosité, c’est l’incapacité d’être là où l’animal est censé être, d’être ce que l’animal est censé proprement être. Derrida s’intéresse à la monstruosité pour les mêmes raisons que Foucault. Bien que Derrida n’appelle jamais la khôra par le nom de “monstre,” il reconnaît que tous les paradoxes associés avec ce terme anachronique ressortent du fait que la khôra, est un genre, un “genos” dans tous les sens du terme, les sens “du genre en tous genres, de la différence sexuelle, de la génération des enfants, des genres d’être” (45) À travers ce mot “genre,” nous pouvons aller, comme le fait Derrida, au mot allemand “Geschlecht.” Comme le mot “genre,” ce mot allemand est pratiquement impossible à traduire, ce qui veut dire qu’il est trop traductible. Il peut être traduit en français, comme en anglais, par les mots “genre,” “sexe,” “race,” “famille,” et même par le mot “génération.” A la base, “Geschlecht,” comme “genre,” fait référence à un “nous,” comme le “nous” qui surplombe la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Ainsi, et pour conclure, nous pouvons de nouveau transformer la question hégélienne par excellence. Ce qui est en question n’est plus le passage de la phénoménologie à la logique, n’est plus la différence essentielle ; ce qui est en question, c’est nous. La vraie question est : nous, qui ? Ou qui sommes-nous ? Peut-être pouvons-nous trouver une réponse provisoire à cette question en empruntant un poème de Hölderlin que Heidegger cite dans Qu’appelle-t-on penser ? La traduction française est la suivante : “Nous sommes un Monstre, privé de sens.”